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Pascal Le Rest : « Les arts martiaux permettent une certaine domestication des pulsions violentes »

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Comment aborder la question de la violence avec des jeunes en difficulté ? Pour l’ethnologue, éducateur et karatéka Pascal Le Rest, la pratique des arts martiaux est l’une des réponses possibles. Il a lui-même enseigné durant de longues années le karaté dans un quartier sensible de Chartres. Il a dirigé un dossier sur les arts martiaux et les sports de combat.
Qu’est-ce qu’un art martial ?

Les arts martiaux sont des disciplines dans lesquelles le combat n’est pas le seul vecteur d’approche. Par exemple, dans le karaté, les kata (enchaînements techniques) constituent une sorte de chorégraphie guerrière proche de la danse. Cette gestuelle est composée de l’ensemble des techniques de pied, de poing, de coude… Dans le style que je pratique, il existe environ 70 kata et près de 10 000 techniques différentes. Tout cela se transmet essentiellement par la tradition orale et gestuelle. L’objectif des arts martiaux étant aussi de permettre au pratiquant de s’épanouir en harmonie avec lui-même et avec son environnement.

Quel est le lien entre l’univers des arts martiaux et votre travail dans la prévention spécialisée ?

Le sport est une technique éducative intéressante pour accrocher les jeunes. En effet, à l’adolescence, la parole n’est pas centrale. Ce qui compte, c’est avant tout la question du corps, pris dans les pulsions liées à sa transformation. Les jeunes voient dans les arts martiaux quelque chose qui, pensent-ils, va leur permettre de devenir plus forts, plus puissants. L’instructeur se sert de cette vision un peu mythifiée pour les amener à domestiquer leurs pulsions. L’objectif étant de lier entre elles les pulsions violentes et sexuelles pour faire en sorte qu’ils aillent vers un épanouissement personnel. Je renvoie sur ce point aux travaux de Winnicott et de Mélanie Klein.

L’imaginaire qui entoure les arts martiaux joue un rôle attractif…

Dans le karaté, la compétition existe mais moins, par exemple, que dans le judo. En revanche, sa dimension traditionnelle, celle des budô(1), reste forte. Ce qui explique pourquoi le cinéma mais aussi les mangas et les jeux vidéo s’en sont largement inspirés, notamment avec la tradition des samouraïs. En tant qu’enseignant de karaté, j’utilise cette imagerie traditionnelle pour amener des jeunes en difficulté à être réguliers dans leurs pratiques, car plus un jeune pratique, plus il travaille sur lui-même. Le karaté pousse à la réflexivité sur soi-même. On travaille seul, même intégré dans un groupe. Cela incite aussi à réduire les consommations d’alcool, de tabac ou de produits stupéfiants, car elles ne sont pas compatibles avec une pratique à bon niveau. Je me sers de l’aspect mythique du karaté pour amener ces jeunes à travailler leur lien social, leur sociabilité, leur capacité à trouver une place dans le monde… Un cadre symbolique est posé par l’instructeur afin de réguler les interactions entre les individus qui pratiquent. En revêtant le karategi, on passe d’un espace à un autre. Dans le dojo, on peut faire valoir d’autres types de régulation symbolique qu’à l’école, à la maison ou dans la rue. On peut imposer des règles de savoir-vivre et des modalités relationnelles d’une autre nature que celles qui prévalent dans la société.

D’une certaine façon, c’est apprivoiser la violence par la violence…

On a tendance aujourd’hui à déprécier les arts martiaux et les sports de combat parce qu’ils sont fondés sur la violence. Mais on ne peut pas partir d’autre chose que ce que les jeunes expriment. S’ils ne peuvent produire que de la violence, il faut leur apprendre à l’intégrer et à en faire quelque chose de positif. Si je suis quatrième dan de karaté et que je continue à pratiquer le combat à 54 ans, c’est sans doute parce que j’avais moi-même à faire quelque chose de ma propre violence. Ce sont d’ailleurs les jeunes qui ont les pulsions les plus violentes qui accrochent le mieux. Ils vont être plus engagés dans leur entraînement, s’immerger en eux-mêmes et découvrir leur géographie intérieure au fil des entraînements et des compétitions. La symbolique du passage des grades joue également un rôle important, car elle permet une renarcissisation chez les jeunes en difficulté. C’est un moyen pour eux de comprendre qu’ils peuvent progresser et s’en sortir. En même temps, cela les pousse à faire le deuil de leur sentiment de toute-puissance car il y aura toujours des karatékas plus gradés qu’eux.

Vous avez utilisé le karaté dans un quartier sensible près de Chartres. De quelle façon ?

J’étais alors professeur de mathématiques et je me suis trouvé confronté à des jeunes en grande difficulté dans un contexte de fortes violences scolaires. J’ai donc proposé la création d’un dojo dans l’établissement afin de confronter les agressés et les agresseurs, moi-même jouant le rôle d’arbitre. J’ai ensuite étendu cette expérience à un quartier de Chartres. Cela a été le début de mes expérimentations sur la question du karaté éducatif. Le combat dans le karaté est d’une autre nature que le combat de rue, car s’il comporte une véritable dimension martiale, elle est toujours régulée. On travaille par étapes avec des contraintes, par exemple en n’utilisant qu’une seule main pour se protéger. L’adolescent peut ainsi acquérir progressivement un contrôle de ses gestes. Il est moins tendu et moins agressif, plus souple dans son combat. On entre dans le domaine du jeu, qui permet à chacun de vivre l’autre non plus comme un objet mais comme un sujet et un partenaire. Le karaté peut ainsi être éducatif, car il permet de travailler sur les transactions entre les individus.

Les filles sont-elles également concernées ?

Bien sûr, même si elles sont moins nombreuses que les garçons, chez qui la question pulsionnelle à l’adolescence engage très souvent à travailler sur la gestion de la violence. Les arts martiaux permettent une certaine domestication de ces pulsions violentes. Mais certaines filles rencontrent aussi ces problématiques de violence et viennent dans les dojos. Je me souviens d’une fille d’une dizaine d’années dont les parents étaient venus me voir car elle avait tenté d’étrangler son petit frère. Ils m’ont demandé de l’accueillir dans mon cours. J’ai travaillé avec elle sur ce problème de violence et, huit ans plus tard, elle a remporté une coupe de France de karaté. Elle est devenue depuis conseillère principale d’éducation. En cours de route, les parents et le petit frère ont, eux aussi, intégré le dojo.

En elle-même, la pratique d’un art martial ne suffit cependant pas à socialiser un jeune…

Le karaté n’est évidemment pas une panacée. Ça ne marche pas nécessairement avec tous. Il faut relativiser et rester très modeste. Cette discipline ne peut pas résoudre tous les problèmes de paupérisation, de précarisation et de discrimination dont souffrent certaines populations. Je suis bien conscient que mon action en tant qu’enseignant de karaté reste dérisoire face à ces problématiques sociétales désastreuses. Par ailleurs, la pratique elle-même ne suffit pas. Le rôle de l’enseignant est déterminant. Tout dépend de la manière dont il construit un cadre symbolique dans son dojo. S’il n’a pas lui-même résolu un certain nombre de questions sur la violence, il peut se produire des dérives. Mais dans l’ensemble, les instructeurs de karaté possèdent une éthique et une déontologie fortes et intéressantes pour ceux qu’ils encadrent.

Quels conseils donneriez-vous à des travailleurs sociaux souhaitant intégrer la pratique d’un art martial dans leur action éducative ?

Pour ceux qui n’ont aucune connaissance des arts martiaux et des sports de combat, il est tout à fait possible de faire appel à un instructeur fédéral pour confronter un groupe de jeunes avec une pratique ou une autre. Les résultats seront sans doute intéressants. Pour les professionnels qui ont des compétences dans un art martial ou un sport de combat, j’ai souvent constaté qu’on ne leur permettait pas de les faire valoir dans les espaces éducatifs. C’est dommage, car trop souvent, dans le monde de l’éducation spécialisée, on se contente de la parole. Mais parler avec un jeune qui a une quinzaine d’années, ce n’est pas suffisant. En revanche, lorsqu’il voit un adulte faire des mouvements que lui-même ne sait pas faire, il a envie de l’imiter en mobilisant son corps. Dans un univers où les écrans et les produits sont omniprésents, le jeune prend plaisir à être dans une pratique physique. Certains finissent par s’affiner, par arrêter de boire et de fumer. Dans ma vie d’éducateur, les meilleurs souvenirs que j’ai avec des jeunes en grande difficulté ont le dojo pour cadre. Quand je rencontre certains d’entre eux vingt ans plus tard et qu’ils travaillent, qu’ils ont fondé une famille et qu’ils sont bien dans leur peau et avec les autres, c’est un très grand bonheur.

Repères

Pascal Le Rest est ethnologue, conseiller technique à l’ADSEA 77 et instructeur fédéral en karaté. Il a coordonné le dossier « Arts martiaux et sports de combat. Quels rapports avec la violence dans nos sociétés ? » (Cultures & Sociétés n° 38, avril 2016, éd. Téraèdre). Il est également l’auteur de Prévenir la violence (éd. L’Harmattan, 2001).

Notes

(1) Les budô, littéralement « arts de la guerre », sont les arts martiaux japonais.

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