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Evaluer l’utilité sociale, un enjeu pour les associations

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Les restrictions budgétaires incitent les associations du secteur social et médico-social à faire valoir leur apport en matière de bénéfices sociaux afin de justifier le maintien des financements publics. Dans ce contexte, la démarche qui consiste à évaluer leur utilité sociale a l’intérêt de proposer une approche ouverte en adéquation avec les valeurs du secteur associatif.

Dans un monde où la valeur se mesure avant tout à l’aune de critères économiques, les associations sociales et médico-sociales peinent à mettre en évidence le fait qu’elles produisent des richesses (renforcement du lien social, réduction de l’exclusion, mise en œuvre des droits fondamentaux…) échappant au radar des indicateurs classiques. Comment mesurer leur contribution à l’intérêt général ? Existe-t-il des outils permettant de mieux rendre compte des bénéfices collectifs produits par les associations ? La démarche d’évaluation de l’utilité sociale, que défend notamment l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) dans son projet stratégique 2014-2020, pourrait être de ceux-la.

Tombé quelque peu en désuétude à la fin des années 2000, le concept d’utilité sociale fait, en effet, un retour en force. Les raisons sont nombreuses. Tout d’abord, dans le contexte actuel de rigueur budgétaire, démontrer leurs bienfaits sociaux est une façon, pour les associations, de faire valoir la légitimité des financements alloués. « L’utilité sociale sert d’argument en direction de la puissance publique pour montrer que la disparition de certaines interventions sociales peut avoir des effets négatifs qui l’emportent sur les économies réalisées », pointe Henri Noguès, économiste et président de la commission « modèles socio-économiques associatifs » de l’Uniopss. « C’est un moyen pour les associations de justifier la poursuite des financements, en particulier pour les structures de prévention. Si elles arrivent à montrer qu’un euro alloué permet d’économiser deux euros, cela peut inciter les financeurs publics à maintenir ou à réorienter leurs subsides vers du préventif plutôt que vers de la réparation », poursuit Benoît Mounier, chargé de mission « entrepreneuriat social » à l’AVISE, un centre de ressources pour le secteur de l’économie sociale et solidaire. Pour Augustin Gille, doctorant en sciences de gestion à l’Institut catholique de Paris (ICP) et à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Paris, « prouver son utilité sociale devient un passage obligé pour diversifier ses sources de financement. C’est d’ailleurs très souvent le premier souhait des associations qui se lancent dans la démarche. »

Une approche globale

L’utilité sociale, qui s’est forgée en référence au secteur associatif, est aussi une façon de lutter contre la généralisation depuis la fin des années 2000 de la notion d’« impact social ». D’origine anglo-saxonne, celle-ci est davantage prisée par les entrepreneurs sociaux. L’évaluation de l’impact social serait souvent axée sur la mesure de la performance d’un programme d’activité particulier. Elle aurait un objectif plus limité et surtout moins adapté au modèle associatif. D’où l’inquiétude de nombreux acteurs après l’appel à projets lancé par Martine Pinville, secrétaire d’Etat à l’économie sociale et solidaire, visant à importer dans le secteur associatif le système de financement des Social Impact Bonds (SIB) – ou « contrats à impact social » (voir ce numéro, page 9). La diffusion d’un mécanisme qui autorise le financement de projets sociaux préventifs par des investisseurs privés ne risque-t-elle pas de faire prévaloir une conception utilitariste du secteur social et médico-social ? « Il y a urgence à penser des outils d’évaluation qui ne réduisent pas les associations à des prestataires de services, mais qui prennent aussi en compte leur fonction politique de transformation sociale. Contrairement au concept d’impact social, la notion d’utilité sociale répond à cet enjeu majeur. Elle est donc centrale pour valoriser, légitimer et développer le secteur non lucratif de solidarité », martèle Richard Pierre, qui préside le nouveau groupe de travail « utilité sociale » de l’Uniopss.

« Contrairement à l’évaluation de l’impact social qui vise surtout à démontrer aux partenaires financiers que l’association atteint ses objectifs sociaux, l’évaluation de l’utilité sociale s’inscrit dans une approche plus globale qui part des finalités d’une structure. Par exemple, on ne se limitera pas à mesurer le taux de retour à l’emploi des bénéficiaires d’une association d’insertion mais on s’intéressera aussi à ce qu’elle propose d’original dans la manière de concevoir la vie en société », explique Augustin Gille. « Développer l’évaluation de l’utilité sociale a le mérite de ne pas réduire les associations à leur rôle d’acteur économique », défend Henri Noguès. Dans cette perspective, réinvestir la notion d’utilité sociale revient à défendre un modèle de développement alternatif privilégiant un système de valeurs axé sur la solidarité et permettant de sortir par le haut des tensions actuelles (concurrence accrue, pression à la rentabilité, injonction à démontrer son efficacité…).

Une vocation interne et externe

Pour une association, s’engager dans l’évaluation de son utilité sociale répond à un double objectif : montrer la pertinence du modèle associatif tout en réaffirmant son identité. « Ce n’est d’ailleurs pas anodin si la démarche est souvent initiée à un moment important de la vie d’une structure : réflexion identitaire, changement de direction, difficultés économiques… Il s’agit à chaque fois de renforcer la légitimité de la structure dans la société en faisant ressortir ce en quoi elle est singulière », relève Augustin Gille. La démarche se situe à deux niveaux, précise l’économiste Jean Gadrey(1) : le premier, à vocation externe, se construit par rapport aux partenaires (financeurs, élus…) qui ont parfois une « vision très partielle de la “production sociale” des associations », oubliant de prendre en compte certains bénéfices collectifs comme l’amélioration des conditions d’existence, de la santé, de l’image de soi des usagers… L’autre, à vocation interne, s’appuie sur la réflexion collective qui s’amorce autour de l’utilité sociale pour débattre du projet associatif, mettre en évidence les spécificités de la structure, questionner les priorités et les moyens engagés, assurer un meilleur suivi des activités, améliorer le fonctionnement interne, dégager des axes de progrès…

Selon les cas, en fonction des enjeux associatifs et du contexte territorial, la démarche prendra des formes très variées. Cet ancrage dans les préoccupations de chaque association, en favorisant l’adaptation des structures à leur environnement, tend aussi à faire de l’évaluation de l’utilité sociale un levier d’innovation sociale(2). C’est du reste une des hypothèses de départ de la recherche-action initiée en mars 2015 (pour trois ans) au sein de l’Union nationale des centres sportifs de plein air (UCPA), qui a engagé, à l’occasion de son cinquantième anniversaire, une réflexion sur son utilité sociale. Si la première étape consiste à rendre visible la plus-value sociale de l’UCPA auprès du public et de ses partenaires, il s’agit aussi d’accompagner les évolutions de l’association : « Cette réflexion sur l’identité sociale de l’UCPA menée à partir des spécificités repérées avec les différentes parties prenantes renforce les dynamiques d’innovation en apportant un regard original à la fois sur les activités et les opérations de l’association et sur son rôle dans la société », explique Augustin Gille. Il est l’un des deux doctorants recrutés par l’UCPA(3) pour mener à bien cette étude soutenue par trois universités (l’ICP, l’IAE de Paris et l’université Rennes-1), l’Uniopss, la Fondation Crédit coopératif, la Caisse des dépôts et Chorum.

La convention qu’a passée l’Uniopss avec l’UCPA prévoit en outre l’accueil en stage d’étudiants en master 2 au sein des structures de son réseau afin de les accompagner dans l’évaluation de leur utilité sociale. « Il s’agit de démultiplier les initiatives pour sortir du déclaratif et faire en sorte que l’approche infuse peu à peu afin de développer des connaissances scientifiques fiables et de montrer la pertinence de la démarche », observe Richard Pierre. Pour l’heure, regrette-t-il, « les acteurs du secteur s’en sont très peu emparés malgré les nombreux travaux sur la question. Certains disent qu’ils ont déjà donné avec l’évaluation externe… ». « Dans le contexte actuel, estime aussi Henri Noguès, les associations sont en position défensive et ont souvent d’autres priorités, ce qui explique qu’elles n’ont pas suffisamment investi ce type d’évaluation. Il faut faire évoluer les choses. »

Un outil de valorisation

Le Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS) est sur la même longueur d’onde. Il a d’ailleurs consacré ses VIIes journées nationales, organisées les 27 et 28 avril dernier à Créteil, au thème de l’utilité sociale. Un thème repris par Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, présent à la manifestation, qui a annoncé l’élaboration d’une convention nationale de partenariat visant notamment à « mettre en lumière l’utilité sociale de la prévention spécialisée »(4). « On nous connaît surtout pour notre action d’accompagnement des jeunes mais on oublie trop souvent que nous intervenons aussi dans une logique de développement social local, autour de la citoyenneté par exemple. L’utilité sociale est un outil fondamental pour mettre en lumière nos atouts et les spécificités de notre intervention », avance Anne-Marie Fauvet, présidente du CNLAPS. « Les associations de prévention spécialisée ont tout intérêt à valoriser par ce biais leurs actions, leurs postures [comme la libre adhésion] et les compétences de leurs éducateurs, en particulier dans un contexte de difficultés financières », ajoute Patricia Zucca, directrice du Collège coopératif Provence-Alpes-Méditerranée. Egalement conseillère technique au sein de l’Association départementale pour le développement des actions de prévention des Bouches-du-Rhône (ADDAP 13), elle y coordonne une démarche d’évaluation de l’utilité sociale. « La commande initiale, qui consistait à accompagner l’ADDAP 13 dans la rédaction de son nouveau projet de service, a été le point de départ pour investir cette approche qualitative plus large », souligne-t-elle. Avec un double objectif : d’une part, mettre en évidence l’ensemble des activités de l’association (en matière d’accompagnement des jeunes mais aussi en ce qui concerne l’insertion par l’activité économique, la médiation sociale et l’organisation d’activités sportives dans les collèges) et, d’autre part, réfléchir aux coûts évités (par exemple en termes de dégradations urbaines).

D’autres structures s’appuient sur l’impulsion donnée par l’Uniopss pour s’engager plus activement dans l’aventure. Ainsi l’Association des cités du Secours catholique (ACSC) réfléchit depuis plusieurs années déjà à l’évaluation de l’utilité sociale des mesures d’accès et de maintien dans le logement qui constituent une grande part de son activité. « Il nous semblait intéressant de dépasser l’évaluation externe, qui s’est surtout concentrée sur les moyens mis en place, pour aller vers une évaluation des effets de nos actions », explique Alice Muller, responsable « qualité » de l’ACSC. « En ouvrant la porte aux réflexions sur les besoins peu ou mal couverts, la démarche entrait aussi en résonance avec le fonds de soutien aux projets innovants lancé par l’association à la fin 2012 », complète Caroline Klein, coordinatrice de la plateforme « projets » de l’ACSC. L’approche répondait également à une ambition plus politique : mesurer qualitativement la plus-value sociale des mesures d’accompagnement dans le logement mises en place à la demande des pouvoirs publics dans le cadre de la stratégie du « logement d’abord ». Après quelques tentatives limitées à l’impact social d’activités collectives, l’arrivée en mars dernier d’un stagiaire, Romain Bordeyne (dans le cadre de la recherche-action menée en partenariat avec l’Uniopss), a permis de s’engager davantage sur le sujet. D’ici à la fin juillet, cet étudiant en master 2 à l’ICP est chargé de mener à bien une démarche complète : détermination partagée des enjeux et du périmètre de l’évaluation, identification de l’utilité sociale avec les parties prenantes, puis construction d’un référentiel d’évaluation. « L’idée n’est pas d’avoir des ambitions démesurées mais de rester dans une approche raisonnable qu’il sera possible de faire perdurer, éventuellement en l’étendant », soulignent Alice Muller et Caroline Klein.

Effets positifs

La question d’inscrire la démarche d’évaluation sociale dans la durée concerne aussi l’association des Apprentis d’Auteuil. Depuis 2012, celle-ci a expérimenté diverses méthodes d’évaluation des effets sociaux de son action. Le bilan définitif n’a pas encore été entièrement établi, mais plusieurs effets positifs ont d’ores et déjà été repérés. En premier lieu, les responsables des services évalués sont désormais plus à même de décrire la spécificité de leurs actions et d’en analyser les points forts et les points faibles – par exemple, la catégorisation des jeunes accompagnés dans un service a permis de distinguer que l’accompagnement avait une plus-value importante pour certains profils de jeunes et plus faible pour d’autres. Quant aux éducateurs, « ils ont acquis une distance par rapport à leurs pratiques, ce qui leur permet de mettre en perspective leur activité et de donner du sens à leur action », analyse Julien Kleszczowski, responsable du projet au sein de l’association, qui rédige une thèse sur l’évaluation de l’utilité sociale. A l’égard des financeurs, les attentes étaient fortes, en particulier pour démontrer l’intérêt d’actions que l’association projette de pérenniser ou d’essaimer. « De manière presque contre-intuitive, il s’est avéré que les financeurs ne souhaitaient pas tant connaître l’efficacité des actions que mieux les comprendre, ce qui conforte l’approche qualitative de l’évaluation de l’utilité sociale et désamorce la crainte d’une évaluation de contrôle axée sur le quantitatif », observe Julien Kleszczowski.

Pas question en tout cas pour les associations qui s’engagent dans ce type de démarche, généralement de leur propre initiative, de faire de l’évaluation de l’utilité sociale un nouvel instrument de contrôle. Conçue comme un processus ouvert et démocratique, elle « doit appartenir aux acteurs locaux dans une démarche ascendante – sinon on est dans une logique pernicieuse de mesure de l’impact social et de retour sur investissement », insiste Richard Pierre.

Une évaluation sur mesure

Pas question d’appliquer un « kit méthodologique ». « La démarche doit s’adapter à chaque structure. Il n’y a pas de méthode unique mais une pluralité de cheminements possibles qui vont conduire à ce que chacune des associations forge les indicateurs dont elle a besoin. Au-delà des indicateurs, cette approche peut non seulement aider à répondre à des questions très concrètes – sur le modèle économique, l’organisation des ressources humaines ou l’amélioration du parcours des bénéficiaires… –, mais aussi à comprendre ce que la structure a de spécifique et donc sa raison d’être », explique Augustin Gille, doctorant qui travaille sur la question de l’utilité sociale à l’UCPA (Union nationale des centres sportifs de plein air). Ce dernier distingue deux grandes étapes : la première phase, pluraliste, consiste à croiser les regards des parties prenantes de l’association (bénéficiaires, salariés, financeurs, collectivités, partenaires…) pour identifier les champs de l’utilité sociale sur lesquels va porter l’évaluation (lien social, emploi, mixité sociale…), puis à créer les indicateurs à même d’évaluer l’utilité sociale dans ces différents champs. La deuxième étape vise à collecter les données. En amont, il est toutefois nécessaire de bien clarifier les enjeux et les objectifs de l’évaluation de l’utilité sociale : s’agit-il plutôt d’évaluer le projet associatif et d’améliorer le fonctionnement interne ? De rendre des comptes à des financeurs ? De communiquer différemment sur son identité ? Selon les réponses apportées, l’approche sera bien entendu différente d’une association à l’autre. « Il est important de garder à l’esprit que l’évaluation de l’utilité sociale est par nature partielle et imparfaite : elle donne une tendance. S’il est tentant d’élaborer des indicateurs universels, le dialogue entre les parties prenantes pour définir “ce qui a de la valeur” doit rester primordial », estime Benoît Mounier, chargé de mission à l’AVISE.

Reconsidérer son identité

Quand L’Arche commence à réfléchir à son utilité sociale en 2013, l’objectif est clair : il ne s’agit pas tant de rendre des comptes à ses financeurs que de mieux cerner les contours de son identité. « L’Arche est connue pour ses communautés à forte dimension spirituelle qui accueillent des personnes avec un handicap mental mais elle a une image de repli sur elle-même qui ne correspond pas à la réalité. L’évaluation de l’utilité sociale a donc eu pour vocation de mettre en évidence ce qui en constitue le socle pour pouvoir communiquer vers l’extérieur et modifier cette représentation erronée », explique Elena Lasida, enseignante-chercheuse à l’Institut catholique de Paris qui accompagne la démarche. Une première phase de réflexion avec des responsables nationaux de L’Arche a permis de repérer plusieurs piliers « anthropologiques » fondamentaux, dont la reconnaissance de la fragilité (des personnes handicapées mais aussi de tous les membres des communautés). « Dans notre société, être fragile est considéré comme une faiblesse. Pour L’Arche, la dévoiler permet au contraire d’enrichir les relations humaines », indique Elena Lasida. De façon à mieux comprendre leur impact en termes de vivre-ensemble, ces piliers ont été déclinés en trois axes : le modèle de gouvernance (avec une approche qui met l’accent sur le processus de discernement permettant la participation des personnes handicapées), la gratuité du travail (qui correspond en particulier au rôle central joué par les volontaires dans les communautés) et la place de la spiritualité. Pour élargir les échanges, les communautés de L’Arche sont aujourd’hui invitées à participer à un jeu de société créé pour l’occasion et adapté aux personnes handicapées. Les données collectées lors des séances serviront à enrichir et préciser l’utilité sociale de l’association.

Notes

(1) Cité dans « Evaluer l’utilité sociale de son activité – Conduire une démarche d’auto-évaluation » – Les cahiers de l’AVISE n° 5, 2007 – Disponible sur www.avise.org.

(2) Le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire vient d’ailleurs d’engager une réflexion sur l’utilité sociale au sein de sa commission « innovation sociale ».

(3) Par le biais du dispositif CIFRE qui subventionne les organismes embauchant un doctorant dans le cadre d’une collaboration de recherche avec un laboratoire public.

(4) Voir ASH n° 2959 du 6-05-16, p. 6.

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