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Questions de principe

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Le fait religieux bouscule les pratiques du travail social. Tout manager peut un jour se voir confronté à une situation de « crispation » suscitant au sein de ses équipes des points de vue divergents. La difficulté à définir le principe de laïcité et à fixer la limite entre espaces public et privé a mené une poignée d’entre eux à s’emparer de cette problématique.

Pour certains directeurs d’établissements et d’associations, les actions à mettre en place sont très claires, quand d’autres tergiversent encore. Les uns ont rencontré des problèmes avec les personnes accueillies, d’autres avec les professionnels. En tout cas, pour nombre de managers, le sujet est sensible, et peu d’entre eux ont souhaité répondre aux sollicitations des ASH. Bref, si la place de la laïcité et la gestion du fait religieux représentent des enjeux pour le secteur social et médico-social, pour l’heure, chaque établissement semble élaborer ses propres réponses. Norbert Dejean, directeur d’Aide et protection des familles, service toulousain d’action éducative en milieu ouvert, s’intéresse au sujet depuis une trentaine d’années – « pas uniquement en tant que professionnel du travail social, mais en tant que citoyen, car la laïcité est le fondement de notre république ». « Il y a dix ans, quand je parlais de laïcité au sein de mon association, l’ANRAS [Association nationale de recherche et d’action solidaire], ça faisait un petit peu sourire, fait-il remarquer. Puis, au fil du temps, j’ai vu une évolution et une prise en considération générale. Il faut dire que les équipes qui travaillent en milieu ouvert constataient la montée de la radicalisation et des démarches sectaires. » A partir de 2012, l’ANRAS se saisit de la question et met en place une commission associative sur la laïcité co-animée par Norbert Dejean. En 2014, celui-ci organise un « mardi citoyen » (conférence-débat ouverte aux professionnels) sur le thème : « La laïcité confrontée au travail éducatif ». « Depuis les événements de 2015, les choses se sont accélérées et tout le monde se sent concerné », pointe le directeur.

Une remise en question après les attentats

« Comme tout le pays, les professionnels du champ du social et du médico-social ont été bousculés par les attentats, confirme Maxime Zennou, directeur général du secteur jeunesse du Groupe SOS (130 établissements et près de 2 500 salariés). Après ces drames, nous avons décidé de revisiter nos fondamentaux, d’abord en recensant les situations les plus tendues. Sur la dizaine de milliers d’enfants que nous suivons chaque année, nous en avons repéré une grosse dizaine qui avaient un discours, une tenue, une pratique, une revendication très engagés, et même des jeunes prêts à partir pour la Syrie. Nous ne pouvions pas rester sans réponse face à ces situations de mise en danger… »

Dans un autre registre, Pascal Cordier, directeur général de l’association L’Essor (1 200 salariés répartis sur 50 ESMS), a été interpellé par ses autorités de contrôle lorsqu’une éducatrice spécialisée s’est présentée à une audience en portant un foulard. De son côté, Lætitia Cros, chef de service dans une MECS (maison d’enfants à caractère social) à Villefranche-sur-Saône (Rhône), a constaté que certains groupes de jeunes ne mangeaient plus que de la viande halal – « non pas que tous les enfants accueillis le demandent, mais pour des questions pratiques ». Avant de pointer : « Si nous nous devons de respecter les demandes, c’est un non-respect de la liberté de conscience de chacun que de l’imposer à tous… » Celle qui, dans le cadre d’un diplôme d’Etat d’ingénierie sociale (DEIS), poursuit une recherche sur la question de la laïcité dans les ESMS ajoute : « Voilà encore cinq ans, les jeunes n’avaient que peu de revendications d’ordre religieux. Si religion il y avait, elle était pratiquée dans l’espace privatif, voire lors des retours en famille. »

Fixer le cadre de la pratique religieuse

Pour faire face à ce type de difficultés, les managers peuvent notamment s’appuyer sur la loi 2002-2 rénovant l’action sociale, dont les textes réglementaires d’application traitent de la question de la pratique religieuse. Ou encore sur la Charte des droits et libertés de la personne accueillie (2003), qui précise dans son article X les conditions de cette pratique : « Elle s’exerce dans le respect de la liberté d’autrui et sous réserve que son exercice ne trouble pas le fonctionnement normal des établissements et services. » Pour leur part, les bonnes pratiques de l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) recommandent « d’accepter tous les signes religieux dans les espaces privatifs, de respecter les rites et pratiques effectués dans ces espaces ainsi que les régimes alimentaires en fonction des éléments discutés et acceptés lors de l’élaboration du projet personnalisé ». Mais les textes ne suffisent pas…

Il y a dix ans, les formations sur la laïcité qu’animait Faïza Guelamine accueillaient essentiellement des travailleurs sociaux de terrain, envoyés par leur association. « Ce n’est que récemment que les directeurs et cadres ont compris que cela les concernait aussi, remarque la sociologue, responsable formation à l’Andesi (Association nationale des cadres du social). Des cadres de structures associatives – surtout du secteur de la protection de l’enfance, mais aussi de celui de l’insertion – et de conseils départementaux viennent y réfléchir à des solutions à mettre en œuvre au sein de leurs équipes. Ils nous font part de situations qui reviennent régulièrement : des usagers qui sollicitent des régimes alimentaires particuliers et des débats qui s’ensuivent parmi les éducateurs ; des résidents qui demandent à pouvoir se rendre dans un lieu de culte ; des travailleurs sociaux décontenancés parce qu’ils sont interpellés sur leur propre confession ; des salariés qui demandent systématiquement à prendre des congés le vendredi pour préparer shabbat ou se rendre à la mosquée… »

Prendre du recul pour élaborer des réponses

Faïza Guelamine se fait accompagner de juristes, d’anthropologues et de philosophes qui suscitent échanges et débats à partir d’analyses de situations concrètes ou de vignettes éducatives fictives. « C’est un cadre que je propose aux stagiaires, pas une recette. A eux ensuite de réfléchir de façon distanciée et d’adapter des initiatives en fonction de ce qui est déjà mis en œuvre dans l’association. »

Chercher des solutions adaptées, c’est ce que fait MSA Services Limousin. En réaction aux attentats de 2015, Sophie Queriaud, directrice générale, et ses équipes se sont concertées : « On ne pouvait plus rester les bras croisés face à ces problématiques. Nous avons donc décidé de nous poser et de prendre la distance nécessaire pour réfléchir à des réponses à apporter qui ne soient pas dans l’immédiateté et l’émotion. » Lesprofessionnels de terrain de cette association régionale qui gère une dizaine d’établissements et de services ont fait part à leur direction de nouvelles inquiétudes et de questions aussi diverses que : « Que faire si un jeune me demande d’avoir accès à la Bible ou au Coran ? », ou : « Je suis de confession musulmane, risque-t-on de me reprocher de faire du prosélytisme ? » Aussi Sophie Queriaud a-t-elle décidé d’associer MSA Services Limousin à un groupe de travail spécifique sur la laïcité, copiloté par la direction interrégionale de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) Sud-Ouest et la CNAPE (Convention nationale des associations de protection de l’enfant), afin de mettre en place, à partir de 2017, des formations qui reviendront sur les fondamentaux, et notamment sur ce qu’est précisément la laïcité. « On entend des interprétations tellement variées ! s’étonne la directrice générale. On se rend compte que, comme cette notion juridique n’est pas inscrite dans les formations initiales, les professionnels ne sont pas outillés. Alors que c’est le fondement même de notre démocratie. »

Quant à Pascal Cordier, de L’Essor, il a organisé en décembre dernier une journée d’étude sur la laïcité. « C’est une thématique qui véhicule beaucoup de lieux communs, et il nous paraissait important de commencer à éclairer cette question, en la dissociant des phénomènes de radicalisation – auxquels nous sommes néanmoins confrontés. » Il admet avoir jusque-là laissé ces questions sans traitement singulier, pensant que les réponses à apporter étaient acquises pour les professionnels : « A l’issue de cette journée d’étude, l’association s’est mise au travail pour modifier ses statuts et intégrer une certaine forme de neutralité dans les règlements intérieurs des établissements et services. Pour qu’il n’y ait pas méprise sur le sens que l’on veut donner à cette pose de jalons, tout s’est fait de manière concertée et une étude juridique a été menée. »

La réflexion autour du fait religieux

Au Groupe SOS, Maxime Zennou a d’abord choisi de susciter des échanges avec les représentants du personnel, les salariés et les enfants concernés par ces sujets, avant de faire intervenir une anthropologue du fait religieux auprès des cadres et directeurs. « Elle a travaillé avec eux sur ce qu’est le fait religieux et comment il est rendu compatible avec les pratiques éducatives. Dans la foulée, nous avons souhaité former nos professionnels de terrain. Une autre anthropologue, accompagnée d’un sociologue, a pris le soin d’entendre leurs problématiques. Ils leur ont fait faire un pas de côté, en entamant une réflexion autour de l’interculturalité, le vivre-ensemble, le travailler ensemble, le faire-ensemble. » Le directeur général s’est également rapproché de la PJJ, dont relèvent certains de ses établissements, afin d’y faire intervenir les référents laïcité (voir encadré ci-dessous).

Enfin, à l’instar des Nids, qui œuvrent dans le champ de la protection de l’enfance (850 salariés pour 13 établissements en Normandie), certaines associations ont instauré des comités ou commissions d’éthique. « Nous avions un comité programmé en février 2015, se souvient Jean-Luc Viaux, président de l’organisation. Nous ne pouvions pas ne pas y discuter de la laïcité. On s’est alors rendu compte que cette notion, pourtant plutôt bien intégrée dans nos structures, n’apparaissait pas clairement dans notre projet associatif ! Sans hésitation – tout en associant les salariés volontaires –, nous avons intégré cet élément lors de la réécriture de ce document, en fin d’année dernière. »

Selon Faïza Guelamine, si les directions tâtonnent encore, l’ensemble de ces dispositions va dans le bon sens : « Cela signifie que les associations prennent le sujet à bras-le-corps. Elles ont de moins en moins de réticences à le traiter à fond. Je constate qu’elles l’abordent même souvent avec une certaine sérénité tout en considérant que, dans un certain nombre de situations, les questions de laïcité et de faits religieux sont importantes à aborder. Je n’aurais pas dit cela il y a un an ou deux… »

Une instance pour clarifier le débat

En juin 2015, le collège de réflexion éthique de l’Adapei-ARIA de Vendée (plus de 1 600 salariés sur 90 dispositifs d’accompagnement pour personnes en situation de handicap) rendait un avis sur le thème : « Faciliter le droit à la pratique religieuse des personnes accompagnées ». « Nous sommes dans une région où la religion catholique est très présente, et de nombreuses familles demandaient à ce que leur enfant puisse pratiquer le culte, notamment en assistant à des offices religieux au sein de l’établissement, explique Jean-Marie Vergneaux, moniteur-éducateur au foyer d’accueil médicalisé La Clairière, à Pouzauges, et membre dudit collège. Mais nous sommes un établissement laïque, et les salariés se posaient beaucoup de questions. Des professionnels considéraient qu’il était normal d’accompagner nos résidents dépendants dans toutes les circonstances, mais se sentaient jugés par quelques-uns de leurs collègues. D’autres n’étaient pas à l’aise avec cet accompagnement spécifique, mais ressentaient de la culpabilité à l’égard de leurs pairs s’ils refusaient. » Le collège de réflexion éthique (qui compte des représentants des salariés, du conseil d’administration et des familles) a permis de clarifier les choses : d’une part, la liberté de religion doit être respectée à l’intérieur du foyer si cela ne gêne pas le fonctionnement de l’établissement ; d’autre part, il ne peut être demandé à un salarié d’assister à un office religieux s’il n’est pas volontaire.

PJJ : qui sont les référents « laïcité » ?

Il y a un an, 69 professionnels ont été recrutés en tant que référents « laïcité » et répartis dans les directions territoriales, interrégionales et à l’administration centrale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Leur mission se déclinent dans trois champs : un éclairage à l’attention des travailleurs sociaux et des cadres sur le principe de laïcité ; l’orientation de ces professionnels vers des formations adéquates ; la réalisation d’actions auprès des jeunes accueillis pour lutter contre la radicalisation. Référente « laïcité » à la direction interrégionale PJJ Grand-Est, Eva Lajarige précise : « Ces référents ne sont pas les garants du respect de la laïcité dans la structure, les directeurs le sont. Notre rôle de conseil a plutôt pour objectif de prévenir les conflits qui peuvent apparaître au sein d’un service quand on y constate des revendications des usagers. Nous amorçons des réflexions sur les postures professionnelles à adopter et tentons d’impulser une réflexion de groupe afin d’aboutir à un cadre commun. »

Manager dans le social

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