Surtout, ne pas se fier à l’apparente tranquillité ni à l’aspect modeste, voire suranné, des lieux. L’homme assis à son bureau qui vous regarde derrière des lunettes à fines montures avec un air tout à la fois bienveillant et malicieux enchaîne des journées bien remplies. Psychiatre et directeur général d’Oppelia, association parisienne qui regroupe 14 structures du secteur médico-social en addictologie, Alain Morel a choisi très tôt de s’impliquer totalement dans l’accompagnement des personnes vivant avec une addiction.
Peu après avoir intégré un service de psychiatrie générale à l’hôpital d’Annecy à la fin des années 1970, il décide d’ouvrir un lieu d’accueil et de soins pour mettre en pratique ses convictions en matière de réduction des risques. Dix ans plus tard, il se rapproche de la capitale pour devenir le directeur médical du centre de soins Le Trait d’Union, aujourd’hui intégré à l’association Oppelia(1). En 2008, il prend la direction de celle-ci tout en continuant son activité de psychiatre sur le terrain, via les consultations qu’il donne une fois par semaine dans un centre thérapeutique résidentiel. Une double activité qui peut apparaître comme une bizarrerie lorsqu’on est directeur général d’une association qui compte plus de 300 salariés, mais qui est pleinement revendiquée par l’intéressé. « Je ne conçois pas d’abandonner mon activité médicale. Mes consultations au sein de l’espace Kairos me permettent de maintenir un lien avec la réalité du terrain et de suivre in situ un projet qui reflète les choix cliniques, thérapeutiques et organisationnels qui sont les nôtres. »
Sensibilisé très tôt aux questions qui touchent à l’articulation entre l’individu et l’environnement social, celui qui se définit volontiers comme humaniste et engagé n’a cessé de défendre certains principes, à commencer par l’idée d’un usager acteur de sa vie et premier expert de ce qu’il peut faire pour lui. « Nous, professionnels, avons davantage un savoir d’outils qu’un savoir de conception. Nous avons d’ailleurs mis en place un dispositif tout à fait inhabituel au sein du centre Kairos pour permettre aux usagers de consommer à moindre risque. Cet axe de travail sur la réduction des risques est aussi conçu comme un levier de prise de pouvoir des personnes sur elles-mêmes. »
Acteur, mais pas tout seul. La force du collectif et du partage constitue en effet un autre axe central du travail que mène Alain Morel, tant en ce qui concerne les usagers eux-mêmes que l’ensemble des collaborateurs de l’association. Un souci du collectif qui ne doit pas dissimuler d’autres qualités, précise Christophe Michon, praticien hospitalier et vice-président d’Oppelia : « Son mode de gestion très participatif va de pair avec une motivation jamais prise en défaut pour creuser toujours plus les pratiques et les concepts. En outre, c’est quelqu’un qui sait affronter les situations de crise et les difficultés inhérentes au développement d’une association comme la nôtre. »
L’expression qui revient le plus souvent dans la bouche de ce directeur général qui dit vouloir réévaluer les relations de pouvoir et les questions de division du savoir est celle de « chef d’orchestre ». Après avoir dirigé pendant des années des équipes cliniques, le sexagénaire s’efforce désormais de soutenir un collectif de direction en dehors des schémas de gouvernance traditionnels. « On sait très bien que le XXIe siècle sera coopératif, et on se doit d’inventer des nouvelles manières de travailler ensemble. Mon rôle à la tête d’Oppelia n’est pas de tout savoir, de tout concevoir, mais de faire s’exprimer le plaisir des gens à travailler ensemble. » Pour faciliter l’intégration dans le projet collectif d’Oppelia de directeurs de structures ayant leur histoire et leur culture propres, Alain Morel accorde une place importance au collège de direction de l’association et met en place des outils pour aider individuellement chaque membre, qu’il s’agisse de formations complémentaires ou de séances de coaching. Mais rien ne remplace le plaisir, martèle le chef d’orchestre d’Oppelia… Et pour cela, « il n’existe aucune méthode ».