« Bonjour ! Ça va, ce matin ? » Il est à peine 9 heures et, à la question d’Anne Bridel, chargée du suivi des malades à la Ligue contre le cancer d’Ille-et-Vilaine et coordinatrice de l’Escale(1), la quinzaine de femmes qui partagent un thé ou un café répondent un tout petit « oui ». Toutes sont venues pour un cours d’activité physique adaptée. « Pas facile de se lever, je serais bien restée au lit, soupire une participante. Mais après le cours, on se sent plus ferme sur ses jambes. Ça renforce les muscles ! »
L’Escale ne renforce pas que les muscles. Créé en 2012 par le comité départemental de la Ligue, ce lieu est un tremplin pour les malades et leurs proches. Entre la phase de sidération liée à la maladie ainsi qu’au lourd traitement et la reprise d’une vie « normale », les patients trouvent ici des bénévoles à leur écoute et un choix d’ateliers gratuits, collectifs ou individuels, animés par des professionnels : des entretiens psychologiques, des soins esthétiques, des groupes de parole, du yoga ou de la relaxation, de la cuisine, de l’art-thérapie, etc.
Une dizaine de lieux de ce type existent en France. A l’origine du projet, à Rennes, le comité d’Ille-et-Vilaine, qui compte 180 bénévoles, 9 salariés et 8 vacataires. L’idée de l’Escale est née d’un constat : les hospitalisations sont de plus en plus courtes. « Les hôpitaux concentrent leurs moyens financiers sur les traitements et le fonctionnement. Les patients sont donc vite de retour chez eux. Après avoir été très entourés et avoir vécu un quotidien rythmé par les chimiothérapies et radiothérapies, ils peuvent se sentir très seuls et abandonnés, une fois l’hospitalisation terminée », explique Hélène Christien, directrice du comité départemental. De plus, la ville accueille un centre régional de lutte contre le cancer, d’où une concentration accrue de patients. Il fallait donc un lieu pour continuer à les accompagner dans la durée. Le comité s’est appuyé sur les besoins exprimés par les patients : rompre l’isolement, échanger avec d’autres (mais pas forcément des professionnels), se remettre en selle, reprendre confiance. « Ils parlaient du rejet de leur corps et de leur image, du dégoût alimentaire, du besoin de se détendre », se souvient Hélène Christien, qui imagine alors des ateliers autour du sport et du bien-être. Il lui a fallu convaincre le conseil d’administration (CA) du comité, composé de nombreux médecins, certes ouverts, mais pas encore acquis à la culture actuelle des soins de support. « Au départ, les médecins jugeaient ces ateliers inutiles, se rappelle Mary-France Geslin, bénévole et membre du CA. Pourtant, ils encourageaient les malades à être acteurs de leur traitement… » Néanmoins, les administrateurs comprennent vite l’intérêt des ateliers, même si ceux-ci ont un coût. L’Escale et la commission d’attribution d’aides financières fonctionnent actuellement avec un budget annuel de 270 000 €. Le bien-être des patients reste, quant à lui, difficile à chiffrer…
L’Escale, c’est une grande cuisine colorée, une salle d’activités, un espace bien-être avec une cabine d’esthétique et des salons accueillants pour échanger. Les locaux et la palette des ateliers se sont progressivement élargis. En 2013, Anne Bridel a été embauchée pour coordonner la structure, d’abord à mi-temps. Assistante sociale de formation, elle avait travaillé auparavant à l’hôpital, en ERI (espaces de rencontres et d’information) dédiés aux malades du cancer. « Les patients souhaitaient qu’un non-soignant, sans blouse blanche, puisse leur expliquer la maladie dans un français courant, raconte-t-elle. Ainsi sont nés les ERI. Une bonne idée, car un malade qui comprend son traitement et ses effets secondaires les vit beaucoup mieux. » Mais l’Escale présente en outre l’intérêt d’être située hors des murs hospitaliers. « A l’hôpital, le service social intervient pour les problématiques qui se posent pendant la maladie. Nous proposons aussi des soins de support, détaille Anne-Soizic Bouënard, assistante de service social au centre hospitalier Saint-Grégoire. Mais l’Escale est un relais intéressant après l’hospitalisation et pour les patients qui souhaitent trouver du réconfort hors du lieu de soins, pour s’exprimer dans un autre cadre. »
En 2015, l’Escale a reçu 2 800 visites. Parmi celles-ci, 85 % de femmes, dont 70 % sont traitées pour un cancer du sein. La plupart sont en arrêt maladie pour une durée moyenne de un an et demi et arrivent à l’Escale en fin de traitement. « J’y oriente les assurés qui me font part de leur solitude ou de leur difficulté à faire face au cancer, décrit Carole Simon, assistante sociale à la Carsat Bretagne. Ceux qui ont besoin de rencontres avec des pairs ou d’activités plutôt ludiques. »
En effet, l’atelier de cuisine du jour, où un groupe en tablier mitonne des calamars sautés, est l’occasion d’éclats de rire et de beaux brins de causette. Au milieu des effluves de basilic thaï, cela va même plus loin. « J’ai participé à l’atelier cuisine comme un défi, raconte Sophie B.-T. Avec le traitement, je ne supportais plus les odeurs. Ça peut paraître anodin, mais je ne pouvais plus manger en famille, ni accepter de dîner avec mes amis. Je commençais à déprimer car manger, pour moi, c’est la convivialité. L’atelier m’a permis de me réconcilier avec les saveurs. » Ouverts sur inscription, les ateliers ont, de fait, été conçus pour répondre aux attentes des patientes, mais aussi pour leur effet sur la maladie. « Les traitements déroutent les papilles ou rendent nauséeux : grâce à l’atelier cuisine, on stimule le goût. On sait aussi que pratiquer de la gymnastique limite le risque de récidive, favorise la reprise de confiance dans un corps qui a trahi et améliore l’image de soi. La relaxation permet de se recentrer et de consommer moins d’anxiolytiques. Et l’art-thérapie soulage ceux qui ont du mal à verbaliser ce qu’ils vivent », décrit Anne Bridel.
Pour sa part, Anne-Soizic Bouënard constate que les patientes qu’elle oriente à l’Escale « s’autorisent à écouter leur corps » et qu’« une mise en situation concrète est plus efficace qu’un discours sur les bienfaits du sport ». Le plus difficile est de franchir le pas. Au départ, Magali F. ne voulait pas venir dans ce lieu dont on lui avait parlé à l’hôpital : « J’avais peur que ce soit glauque, plein de malades qui se plaignent. Mais j’avais besoin d’un cours de gym où je serais sûre de ne pas me blesser. Et finalement, c’est une énorme bouffée d’oxygène ! C’est là que j’ai vraiment pris conscience que mon corps avait été meurtri. Puis j’ai travaillé, j’ai vu que je récupérais peu à peu, que j’y arrivais. » Elle qui ne mangeait plus que des soupes et des compotes a vu sa digestion améliorée grâce à l’atelier de réflexologie plantaire.
Entre les activités proposées, Anne Bridel ou l’un des six bénévoles de l’Escale reçoivent les patients qui passent pour parler ou s’informer. « La maladie a fait éclater leur quotidien. Ils ont besoin de décodage sur la machine médicale et administrative », souligne l’assistante sociale. Une explication sur un traitement ou une reconstruction mammaire, un éclaircissement sur leurs droits. Certains ne savent pas qu’il existe des travailleurs sociaux à l’hôpital, qu’ils n’ont pas à avancer les frais pour les traitements ou qu’ils ont parfois droit à un complément de salaire ou à un remboursement de leur prothèse. « La maladie touche toutes les catégories sociales : des gens très précaires, qui ne savent plus par où commencer, ou d’autres, plus aisés, qui n’ont pas l’habitude des services sociaux, ajoute la coordinatrice. A l’Escale, les patientes sont détendues et s’expriment assez facilement. Je peux ensuite les diriger vers les bons interlocuteurs. »
L’Escale accueille aussi les familles des malades. Le conjoint qui soutient et porte l’organisation familiale, mais n’est pas au centre de l’attention. « Quand je reçois les proches à l’hôpital, ils recherchent plus des solutions pragmatiques que de l’écoute, observe Anne-Soizic Bouënard. Pris dans le “faire”, ils ne comprennent même pas ma question : “Et vous, comment ça va ?” » A l’Escale, on leur propose des discussions avec les bénévoles, des entretiens psychologiques, de la relaxation et des groupes de parole. « Ils ont besoin d’exprimer leurs inquiétudes, de parler de leur angoisse de la mort, d’entendre qu’ils ont le droit de pleurer ou, au contraire, de se faire plaisir même si l’autre est malade. » Mais faire vivre les groupes de parole n’est pas simple. « Ils annulent souvent au dernier moment, parce qu’ils ont d’autres priorités, justifie la coordinatrice. Ce n’est pas dans leur temporalité. Et pourtant, ils ont besoin d’aide. »
Détendue, Sophie B.-T. sort d’un atelier yoga. Elle ouvre un Tupperware qu’elle a apporté pour déjeuner dans la cuisine et papote avec d’autres : « Les activités d’ici me redonnent de l’énergie. A l’heure où d’autres vont au boulot, ça me donne des buts, chaque semaine, et évite que je ne m’isole. J’ai passé beaucoup de temps seule, en traitement ou à marcher, car j’avais besoin d’accueillir individuellement ce qui m’arrivait. Mais échanger avec d’autres femmes de tous âges qui vivent le même combat et qui s’en sont sorties est énormément porteur. Le fait de voir qu’elles sont vivantes et qu’elles s’accrochent, c’est concret ! » Une dynamique collective soutenante qui restaure le lien social. « Entre nous, on n’a pas besoin d’expliquer ce que l’on vit, on se comprend, et quand on échange sur la maladie, ce n’est pas anxiogène, apprécie Magali F. Alors qu’en parler avec nos familles, c’est compliqué. Soit on veut les protéger, soit on est face à des autruches. Ils pensent qu’en n’entendant pas notre souffrance, celle-ci disparaîtra. »
Dans un bureau attenant, Régine Perron, bénévole à l’Escale et membre du CA du comité, écoute une patiente. « On leur dit : “Ici, vous ne ferez que penser à vous-même, car c’est ce dont vous avez besoin actuellement. Vous aurez tout le temps de vous occuper des autres après” », sourit-elle. Juste à côté, une femme écrit sur un livre d’or. Par-dessus son épaule, on lit des mots comme « confiance », « renaissance », « dérivatif », « valorisant ». Elle vient de passer une heure avec Laëtitia Tang, conseillère en image : « Je ne propose pas du relooking, précise la professionnelle. J’écoute chaque femme sur le ressenti de sa maladie et de son image, et je lui apporte des outils pour se sentir mieux. » Elles discutent ainsi couleur ou style de vêtements, coupe de cheveux, morphologie… Laëtitia Tang conseille sur les prothèses capillaires ou le dessin des sourcils perdus. « Les femmes ont besoin d’être rassurées et de trouver les techniques qui les révéleront, sans qu’on décide à leur place », ajoute-t-elle.
Pour l’équipe, il est essentiel de laisser le choix aux malades, de respecter leur rythme. « Ils ont déjà un parcours médical si difficile et si minuté qu’ici, ils doivent trouver la porte ouverte le jour où ils cherchent une réponse », estime Anne Bridel. L’Escale assure une permanence physique et téléphonique sans pause déjeuner, même pour des malades qui ont fini leur traitement depuis longtemps. Le cancer a la particularité de nécessiter des allers-retours. « D’où l’importance de laisser le patient cheminer, insiste Anne-Soizic Bouënard. On ne pourrait pas établir un protocole disant qu’il doit rencontrer l’assistante sociale à telle étape de son parcours. Si ça ne fait pas sens, ça ne marche pas. La personne doit construire sa propre solution en ayant la liberté d’interpeller telle ou telle structure à un moment ou à un autre. Le partenariat entre celles-ci prend alors tout son sens. » Parfois, les soignants voudraient qu’un malade très précaire déménage immédiatement d’un logement inadapté pour faciliter les soins. Ou bien ils « prescrivent » un entretien psychologique dès qu’un patient pleure. Pour l’assistante sociale, mieux vaut un lieu qui respecte le rythme de la personne plutôt que de rechercher à tout prix une solution immédiate. Remettre la patiente dans une position de liberté et de choix est d’autant plus important que le cancer secoue non seulement le corps, mais aussi les fondements de la personne. « La maladie force à sortir de la course du quotidien, décrypte Hélène Christien. D’habitude, la femme vit sa vie. Là, elle la regarde et s’interroge : si demain tout s’arrête, qu’est-ce qui est important pour moi ? Après cette maladie, qui suis-je désormais ? » L’équipe de l’Escale est amenée à accompagner les nombreuses femmes qui, remises en question par la maladie, choisissent de divorcer, de changer de travail ou de quotidien. « L’Escale est un cocon, résume Sophie B.-T. Quand on est en traitement, on est sur une autre planète. Ici, on prend le temps de renouer avec la vie “normale” et la nouvelle personne qu’on est. »
A l’étage de l’Escale, dans la salle de réunion des bureaux de la Ligue, une dizaine de bénévoles du CA sont réunis pour la commission bimensuelle d’attribution d’aides financières. A Rennes, celle-ci distribue de 30 000 à 50 000 €, selon les années, en réponse à une centaine de demandes adressées par des assistantes sociales. Il s’agit d’aider les personnes que la maladie précarise, en répondant à des besoins financiers non couverts par les dispositifs de droit commun ou à caractère d’urgence, le temps que l’aide légale se mette en place. « A cause de la maladie, les patients ne touchent plus leur salaire complet et font face à des dépenses supplémentaires, décrit Mary-France Geslin, l’une des bénévoles. Des coûts médicaux annexes qui avoisinent rapidement les 150 € par mois. On ne refuse jamais une demande de prothèse capillaire ou mammaire. On verse les aides sous forme de chèques-services pour l’hygiène, l’alimentation, l’énergie ou l’hébergement. » La commission examine aujourd’hui la demande d’une malade de 68 ans dont le mari est hospitalisé et les enfants vivent en Algérie. Elle souhaite une aide financière pour aller les voir, mais présente aussi des impayés d’électricité et de téléphone. « Plutôt que financer le voyage, on va l’aider à solder ses dettes, c’est plus dans notre logique d’aide des malades au quotidien. » Certains comités départementaux ont choisi de missionner une assistante sociale pour participer à ces commissions, afin d’éviter d’être pris par le côté dramatique d’une situation et pour décider d’attribuer une aide selon un déséquilibre entre ressources et dépenses. « Cette année, toutes les aides budgétisées n’ont pas été allouées, remarque néanmoins Hélène Christien. Les assistantes sociales ne pensent pas assez à nous solliciter. »
S’attaquer à la précarité engendrée par la maladie, c’est aussi remettre les patients sur le chemin de l’emploi. La Ligue a ainsi monté un partenariat avec la Carsat sur le thème de la prévention de la désinsertion professionnelle. Des ateliers « reprise d’emploi » sont proposés à l’Escale. « La maladie, évolutive, crée un risque de licenciement pour inaptitude, à cause de séquelles physiques ou fonctionnelles, explique Carole Simon. Dans les ateliers, on décortique les termes violents d’“invalidité” ou de “travailleur handicapé”. » La travailleuse sociale prépare doucement les participantes à l’éventualité d’une réadaptation de poste, d’une baisse du temps de travail ou, parfois, d’une réorientation professionnelle. Elle tente aussi de répondre aux angoisses des malades : suis-je encore performante ? Que vais-je dire à mes collègues ?
Pour se rapprocher des malades et être le plus accessible possible, l’équipe met peu à peu en place des antennes dans quatre villes du département. Elle a aussi d’autres idées en tête en vue de développer l’Escale : « Proposer des ateliers d’olfactothérapie ou des consultations avec un sexologue. Et trouver un moyen de recevoir plus de patients hommes : touchés dans leur image de la virilité par la maladie, peu éduqués à verbaliser et à partager leurs inquiétudes, ils n’osent malheureusement pas venir. »
(1) L’Escale : immeuble « Le Solstis » – 28, rue de la Donelière – 35000 Rennes – Tél. 02 99 63 67 67.