Recevoir la newsletter

Prévention spécialisée : les mots pour la dire

Article réservé aux abonnés

Alors que la prévention spécialisée a su faire évoluer ses pratiques, elle est l’objet d’un désamour des pouvoirs publics. Si elle ne veut pas disparaître, elle doit renouveler son discours encore trop centré sur les valeurs, défend le consultant Gilbert Berlioz.

« La prévention spécialisée ne fait plus recette. L’année dernière de nombreux postes, des équipes entières, voire des associations ont purement et simplement été rayés de la carte. Alors que l’Etat, qui ne s’engage pas financièrement, lui trouve beaucoup de vertus, les départements, qui peuvent en exercer la compétence, se désengagent massivement en regardant du côté des communes et des intercommunalités, qui ne se précipitent pas pour prendre le relais [voir néanmoins les promesses de Patrick Kanner, dans ce numéro, page 6].

Et le mouvement risque encore de se poursuivre en 2016 et les années suivantes. On peut se demander jusqu’où ? Jusqu’à la disparition complète de la prévention spécialisée ? Jusqu’à sa recomposition dans d’autres formes d’intervention comme la médiation, l’investigation sociale ou la politique de la ville ?

Les contraintes budgétaires, que plus personne ne nie, ne sauraient à elles seules expliquer le désamour dont les éducateurs de rue sont l’objet. D’ailleurs certains départements n’ont pas profité de la rigueur budgétaire et maintiennent leur engagement sans confondre le caractère obligatoire d’une dépense et son utilité. Bref, aujourd’hui, le recul de la prévention spécialisée est assez fréquent dans des territoires hétérogènes aussi bien politiquement qu’économiquement pour qu’on cherche d’autres explications que les seules raisons financières. Pourquoi les éducateurs de rue ne parviennent-ils plus à obtenir l’adhésion de leurs commanditaires dans une période où, au contraire, on pourrait largement avoir besoin d’eux pour maintenir le contact avec une jeunesse en plein désarroi ?

Les raisons de cette défection reposent sur plusieurs facteurs assez indépendants les uns des autres. On peut identifier les principaux si on veut comprendre ce qui se passe sans céder à la dépression ni s’enfermer dans une position défensive où la résistance apparaît comme la seule forme de réponse possible.

De manière générale, dans une société où les problèmes apparaissent comme de plus en plus “durs”, “radicaux”, “urgents”, les approches préventives apparaissent molles, trop compréhensives, trop longues. Portés par le mouvement général de performance, les pouvoirs publics veulent de l’immédiat, du retour sur investissement, de sorte que le temps long de l’éducation devient un cadre risqué et peu rentable. Pour chercher à gagner en efficacité, les approches préventives sont devenues de plus en plus ciblées. Là où la prévention spécialisée (de ce fait si mal nommée) s’occupait d’un jeune dans sa globalité en l’approchant dans son milieu, avec une perspective systémique où une avancée dans un registre n’est pas indépendante de ce qui se passe dans les autres dimensions de sa vie (sa famille, son école, son groupe de copains, son quartier), on fait aujourd’hui de la prévention du décrochage scolaire, de la délinquance, des conduites addictives, de la radicalisation. Face à la complexité, pour essayer de rationaliser les approches et les coûts, les politiques publiques isolent les problèmes, mutilant probablement la réalité en cherchant à la simplifier.

Patate chaude

Dans le paysage politico-administratif de segmentation des compétences et des budgets que tout le monde connaît, chaque niveau de responsabilité peut alors facilement renvoyer sur les autres la responsabilité de l’action : l’Etat sur les départements, les départements sur les communes, les communes sur la politique de la ville, tous sur l’école ou les familles avec comme résultat la mise en miettes de la “question jeune” et le blocage de toute avancée transversale.

Il faut ensuite constater que les difficultés d’articulation de la prévention spécialisée avec les politiques de prévention de la délinquance ont laissé des cicatrices. Les précautions méthodologiques et éthiques des éducateurs de rue ont été perçues par la plupart des élus locaux, de droite comme de gauche, comme un manque d’engagement pour une cause qui leur apparaissait comme centrale. Le malentendu s’est souvent creusé du fait qu’aux interrogations sur leurs actions les éducateurs répondaient en brandissant des principes érigés en valeurs. Mais il faut quand même noter que sur ce sujet sensible, comme sur bien d’autres(1), les pratiques sur le terrain ont évolué beaucoup plus vite que les discours. Cela se vérifie par exemple avec le nombre d’actions conduites par la prévention spécialisée et financées dans le cadre du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. Plus empiriquement, il est évident que la majorité de la centaine de services que je dois connaître sur la France entière a fini par trouver sa place dans ces dispositifs. Place plus ou moins confortable selon les territoires, il faut le reconnaître. Mais, phénomène plus grave, on voit que les argumentaires autour des principes de la libre adhésion et du respect de l’anonymat, qui constituent les forces motrices de la prévention spécialisée, ne permettent plus de faire comprendre ses positions ni de convaincre, en premier lieu les élus, en second lieu les partenaires, surtout quand ils sont hostiles ou simplement concurrents.

On voit ainsi que si la relation est toujours au cœur de la pratique de la prévention spécialisée, c’est dans une double dimension de relation avec les autres et de relation par le discours. Comment la prévention spécialisée relate-t-elle ce qu’elle produit sans se disperser dans son imaginaire ? Autrement dit, comment parvient-elle à rendre compte de la variation de ses pratiques sans utiliser un vocabulaire et une rhétorique hérités d’un certain moment historique qui la fixe dans une position qu’elle a dépassée ?

On remarquera aussi que, dans la période difficile qu’elle traverse, l’appui qu’elle reçoit des autres travailleurs sociaux est faible. Les manifestations de soutien, quand elles ont eu lieu, ont mobilisé essentiellement les éducateurs concernés et leurs cercles très rapprochés (missions locales, enseignants, habitants). Les autres services socio-éducatifs, notamment dans les associations multiservices de plusieurs centaines de salariés, ne se sont pas mobilisés comme on aurait pu s’y attendre. Probablement du fait de l’égoïsme ambiant, mais aussi à cause du manque de proximité avec cette forme d’action tentée par le hors-piste institutionnel, qui a toujours apprécié de se distinguer pour se définir et qui en paie maintenant les conséquences.

Des efforts peu payants

Pourtant, la prévention spécialisée a fait des efforts de clarification avec la commande publique. Acceptant la norme avec la loi de 2002-2 pour éviter une potentielle marginalisation en restant en dehors de son périmètre, elle a su s’engager franchement dans les démarches d’explicitation des projets de services, d’évaluation interne, puis d’évaluation externe souvent en allant plus loin que la lettre de la loi, pour en promouvoir l’esprit notamment dans la participation des usagers. Il faut bien constater que ces efforts de lisibilité n’ont pas été payés en retour. Et les évaluations internes comme externes, malgré les efforts et les coûts qu’elles ont entraînés, n’ont pas servi de point d’appui dans un débat où l’effectivité et la qualité du service aux usagers aurait du être centrales dans les décisions. Et bien qu’elles soient dorénavant disponibles après que leur inexistence a été déplorée pendant des années, elles n’ont pas contribué à organiser et structurer les choix.

Enfin, il faut constater le mauvais coup porté aux associations. Souvent, les annonces de non-reconventionnement ou de réduction budgétaire entraînant la fermeture de postes et des plans sociaux sont passées par le canal technique, la plupart du temps par un courrier administratif annonçant froidement la nouvelle, sans que les présidents ne soient consultés ni informés en amont. Cette domestication ouverte des associations marque une étape supplémentaire dans la verticalisation du pouvoir politique sur le secteur social, par éviction de la société civile et des corps intermédiaires réduits à la position de prestataires de service sur un marché construit par le haut.

Avoir un projet

Pour terminer, il faut voir que la dureté avec laquelle les éducateurs de rue sont traités va de pair avec la condition des jeunes des quartiers populaires avec lesquels ils ont partie liée depuis toujours. Leur situation ne fait plus recette non plus. Ils sont perçus comme une menace pour l’équilibre social. La tentation de les juguler est plus forte que l’espoir de les éduquer et de les intégrer. Dès lors, le centre de gravité des politiques publiques se déplace inexorablement vers des politiques de contrôle et de contention. Et les politiques de prévention passent d’une logique prophylactique, où il s’agissait d’“éviter de”, à une logique immunologique, où il s’agit de “se protéger de”. Dans ce mouvement, les acteurs de la prévention spécialisée, dont les savoir-faire sont dépréciés, se trouvent mécaniquement marginalisés au profit d’acteurs à la fois nouveaux et plus compatibles avec ces conceptions de fond et l’exercice du pouvoir politique de proximité.

Le changement qui attendait la prévention spécialisée n’est pas le changement qu’elle attendait. Pour autant, son histoire n’est pas terminée. Alors que son rôle historique se modifie, elle peut continuer son chemin non plus comme une “marque” mais comme un projet. L’héritage qu’elle a bien défendu, il lui faut probablement le mettre au second plan dans ses relations extérieures au moins, au risque d’avoir un “retard d’avenir”. Personne n’y gagnerait, surtout pas les jeunes. Car c’est bien à leur sujet qu’il existe un état d’urgence dans ce pays. »

Notes

(1) Voir Louis Dubouchet, « Demain la prévention spécialisée : entre social et éducatif ? » – CNLAPS/FFSU, 2016.

Vos idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur