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Julien Talpin : « Le système politique français a du mal à laisser se créer des espaces d’expression populaire »

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La participation des habitants est l’une des lignes de force de la politique de la ville. Mais entre les intentions affichées et les réalités du terrain, l’écart est parfois important. C’est ce que décrit Julien Talpin, chercheur en science politique, qui a enquêté sur la situation de la « table de quartier » du Pile, à Roubaix. Il plaide pour la création d’espaces autonomes de participation.
A partir de 2011, vous avez mené une enquête à Roubaix. Dans quel objectif ?

Cette enquête concernait le rapport des classes populaires à la politique et à l’engagement. Roubaix a une histoire très riche en termes de démocratie participative, notamment depuis la mobilisation du quartier de l’Alma dans les années 1970. Elle est par ailleurs la ville la plus pauvre de France, avec une forte implantation de populations venues d’Afrique du Nord. Tous ces facteurs rendent ce territoire passionnant pour un chercheur. J’ai étudié les dispositifs de démocratie participative tels que les conseils ou les comités de quartier… Je me suis également intéressé à la vie associative et aux initiatives politiques pour mobiliser les classes populaires. Mais depuis un an, je me suis surtout concentré sur l’expérience de la « table de quartier » du Pile, l’un des secteurs les plus pauvres et vétustes de la ville.

Que sont les « tables de quartier » ?

Elles sont nées à la suite du rapport « Bacqué-Mechmache » sur la participation des habitants dans les quartiers de la politique de la ville, paru en 2013(1). Certaines propositions de ce rapport, dont celles qui prônent la création des « tables de quartier », n’avaient pas été reprises par la nouvelle loi sur la politique de la ville de 2014(2). La Fédération des centres sociaux et la Coordination nationale « Pas sans nous » ont donc décidé de les expérimenter de façon autonome. Faisant partie du conseil scientifique et technique de cette coordination, j’ai été amené à suivre l’expérimentation de la « table » de Roubaix.

Comment fonctionne ce dispositif ?

Le principal problème de la participation des habitants dans les quartiers populaires vient de la fragmentation des acteurs. L’idée consiste donc à rassembler le maximum d’organisations : associations de jeunes et de prévention, centre social, associations de commerçants, etc., afin d’aborder des questions concernant la vie du quartier. Dans le quartier du Pile, c’est l’association Nouveau regard sur la jeunesse qui est porteuse du projet, avec le soutien technique de l’Université populaire et citoyenne. Au départ, la « table » était surtout constituée de représentants associatifs, mais, au début 2015, elle s’est ouverte aux habitants lorsqu’elle s’est impliquée dans le projet de rénovation urbaine en cours dans le quartier.

Pour quelle raison la « table » s’est-elle saisie de ce projet de requalification urbaine ?

La « table » s’inscrit dans une logique de renforcement du pouvoir d’agir des gens. Il est donc logique de partir de leurs demandes. Or la question du logement s’est très vite imposée, en raison des inquiétudes des habitants face aux conséquences du projet de requalification urbaine en cours. Leur maison allait-elle être rachetée ? Allaient-ils être obligés de déménager ? Pour aller où ? La municipalité a décidé d’organiser des réunions publiques de concertation, mais les habitants, extrêmement remontés, ont exprimé leur colère face au manque d’information. Le conflit a été d’autant plus fort que la municipalité ne voulait consulter initialement que sur la création d’un parc. Les gens ont vécu cela comme une forme de mépris. Ce qui les intéressait, ce n’était pas le parc mais de savoir s’ils allaient pouvoir continuer à vivre dans leur quartier. La « table » est donc devenue progressivement le relais de ces inquiétudes.

Mais elle s’est heurtée aux élus locaux…

Dès le début, il y a eu du flou entre les animateurs de la « table » et la municipalité. Les conseils citoyens, institués par la réforme de la politique de la ville, étaient en train de se mettre en place sur Roubaix. Les deux systèmes pouvaient-il cohabiter, sachant que la « table de quartier » est une initiative autonome qui a reçu le soutien du ministère de la Ville ? La mairie n’a pas vu cela d’un très bon œil.

Vous évoquez une stratégie d’« étouffement » de la mobilisation. De quelle façon ?

Par exemple, la « table de quartier » se réunissait initialement dans la « maison du projet », un local dédié à l’animation du quartier et à la concertation avec les habitants. Or, assez vite, la mairie lui a interdit de l’utiliser. Un point de chute a été trouvé à la paroisse du quartier, mais c’est un espace moins inclusif. On a aussi observé une stratégie de division des associations rassemblées autour de la « table ». Lorsque certaines d’entre elles ont vu monter la tension avec la mairie, elles se sont retirées du jeu, estimant ne pas pouvoir se permettre d’entrer en conflit avec les responsables locaux. Evidemment, tout cela s’est fait de façon très feutrée. Un autre moyen utilisé a été de laisser entendre que certains acteurs de la « table » étaient affiliés à un parti politique et que leur véritable objectif était de déstabiliser politiquement le maire. On politise le conflit pour le disqualifier en réduisant la politique à sa plus simple expression partisane. Ce qui est dramatique dans une ville comme Roubaix, où les taux d’abstention sont déjà extrêmement élevés.

Où en est-on aujourd’hui ?

La municipalité et l’aménageur, qui avaient pour objectif de diversifier socialement le quartier du Pile, ont été obligés de céder sur une quinzaine de cas d’habitants très mobilisés, mais les grandes lignes du projet n’ont pas fondamentalement changé. Ce traitement individuel des cas a un peu démobilisé le collectif. Tout l’enjeu, aujourd’hui, pour la « table de quartier », consiste à se réinvestir sur d’autres thématiques. Mais autant il est relativement facile de mobiliser les gens sur des sujets chauds où leurs intérêts très directs sont en jeu, autant les intéresser à des problématiques à plus long terme comme la propreté, l’éducation ou l’emploi est plus difficile.

Cette situation, dites-vous, est loin d’être un cas isolé…

J’ai reçu des messages provenant de gens qui m’expliquaient qu’ils vivaient exactement la même chose dans leur quartier, que ce soit à Grenoble, à Angers ou encore en banlieue parisienne. Je pense au quartier du Petit Bard, à Montpellier, qui a connu une situation similaire à celle de Roubaix. La tendance des élus à contrôler, voire à étouffer, la parole des habitants n’est pas liée à une appartenance de droite ou de gauche. Elle renvoie plus largement au fonctionnement du système politique en France, qui a beaucoup de mal à laisser se créer des espaces d’expression populaire. D’une façon générale, nous avons du mal avec les contre-pouvoirs, les élus étant arc-boutés sur la conviction de détenir le monopole de l’intérêt général. Mais cette position n’est plus tenable face à des taux d’abstention record, notamment dans les quartiers populaires.

Comment améliorer les choses ?

L’une des propositions de la Coordination nationale « Pas sans nous » vise à créer un fonds d’initiative citoyenne. Cette idée faisait d’ailleurs partie du rapport « Bacqué-Mechmache ». L’une des conditions pour permettre une participation autonome et ascendante des populations et pour développer leur pouvoir d’agir consiste à en améliorer et sécuriser les conditions financières. Les associations ont en effet trop souvent au-dessus de la tête l’épée de Damoclès de la suppression de leurs subventions. Il faudrait donc créer une sorte d’autorité administrative indépendante nationale qui pourrait soutenir des projets et des initiatives peinant actuellement à se développer dans les quartiers, populaires ou pas.

Vous faites le lien dans votre article avec les émeutes de 2005. Pour quelle raison ?

Je crois que les émeutes de 2005 ont été une façon d’exprimer la colère et la marginalisation sociale des habitants des quartiers populaires. Et cette colère me semble encore plus forte aujourd’hui. Il y a un besoin urgent d’un canal d’expression politique pour faire quelque chose de cette colère. Tout le monde aurait intérêt à ce que des espaces autonomes de participation et d’expression existent car, autrement, les conséquences pourraient être très négatives. Je pense à des phénomènes de repli sur soi ou de communautarisme. Les centres sociaux, qui sont au contact direct des habitants dans les quartiers, pourraient d’ailleurs être des vecteurs très efficaces pour développer cette participation et le pouvoir d’agir des habitants.

Repères

Julien Talpin est chercheur en science politique au laboratoire CNRS-Ceraps de l’université de Lille, et corédacteur en chef de la revue Participations. Sur le site Métropolitiques, il a publié « Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires ». Il est également l’auteur de Community Organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis (Ed. Raisons d’agir, 2016).

Notes

(1) Voir ASH n° 2818 du 12-07-13, p. 14.

(2) Voir ASH n° 2848 du 21-02-14, p. 30.

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