Prairies de fauche et forêt toute proche, collines et faux plats caractéristiques des Vosges du Nord, tissu de villages et bourgs denses, comme partout en Alsace. A l’approche d’Ingwiller, le secteur est assurément rural, quoique la ville, située à une quarantaine de kilomètres au nord de Strasbourg, soit peuplée tout de même de quelque 4 000 habitants. Les principaux locaux de l’APAEIIE (Association participant à l’accompagnement, à l’éducation et à l’intégration des personnes en situation de handicap d’Ingwiller et environs)(1), créée en 1969, sont implantés dans une petite zone d’activités en bordure du bourg. Sur ce site, un ensemble de bâtiments cubiques abrite une grande partie des établissements et services de l’association (voir encadré, page 22).
Au ras des parkings, route d’Uttwiller, sous les bureaux de la direction, on découvre un lieu inattendu : un magasin. La porte est ouverte, et l’un des murs entièrement vitré laisse apercevoir des portants remplis de vêtements disposés sur des cintres. Créé en 2012, ce magasin-école s’inscrit dans une histoire institutionnelle complexe. Sa responsable, Gaby Langowski, est éducatrice technique spécialisée. Avenante, la professionnelle, qui travaille à l’APAEIIE depuis 2003, exerçait auparavant dans un tout autre domaine, celui de la couture et du stylisme, « dans la confection militaire ». Jusqu’en 2012, elle a travaillé à temps plein comme éducatrice à l’IMPro (institut médico-professionnel), où elle assurait notamment l’animation d’ateliers de cuisine professionnelle pour des adolescents souffrant d’un handicap mental léger. Avec la gestion des espaces verts, cette activité est l’une des deux formations dispensées auprès des jeunes de l’APAEIIE. Depuis 2012, Gaby Langowski organise avec Marie-Claire Grussenmeyer, bénévole de l’association, un défilé de mode pour lequel elles reçoivent en dons des « montagnes de vêtements ». Après le deuxième défilé, les deux femmes ont eu l’idée d’organiser des bourses aux vêtements pour se débarrasser du stock. L’objectif étant aussi de réunir des fonds pour offrir aux adolescents de l’IMPro un voyage au Sénégal, où Marie-Claire Grussenmeyer se rend régulièrement. L’opération a obtenu un tel succès que la professionnelle et la bénévole, en plus d’avoir réussi à emmener les jeunes en voyage, se sont mises « à rêver d’ouvrir » leur magasin. La direction les a suivies dans ce projet et a libéré les locaux techniques situés sous les bureaux de l’administration. « On s’est laissé tenter par cette grande aventure, avec l’accord de continuer après le projet Afrique », se félicite l’éducatrice.
Le magasin-école et les défilés s’incrivent dans le cadre des ateliers du vendredi, qui constituent un temps particulier pour tous les usagers de l’APAEIIE, qu’ils soient accueillis à l’ESAT (établissement et service d’aide par le travail), au FAS (foyer d’accueil spécialisé) ou à l’IME (institut médico-éducatif)-IMPro. « Ces activités ont toujours fait partie de l’esprit de l’APAEIIE », explique Lucien Ctorza, directeur général de l’association depuis décembre 2013. Une volonté de la direction d’enrichir l’action éducative de façon ludique, en s’appuyant sur les « compétences cachées » des professionnels, sur la base du volontariat. Jusqu’en septembre dernier, 13 activités étaient proposées aux usagers de tous les établissements, avec de la peinture, du sport, de la sculpture, etc. A l’automne dernier, alors qu’une partie de l’équipe de direction était renouvelée, une enquête de satisfaction a été menée auprès des usagers sur ces activités. « Il en est ressorti que nous avions du mal à les faire perdurer, remarque le directeur. Ce manque de suivi dans le temps nous a conduits à réajuster l’organisation pour pouvoir pallier les absences d’untel ou d’untel, tout en rattachant chaque activité aux besoins réels des usagers, identifiés dans le cadre de leur projet individuel. »
Durant l’hiver dernier, six ateliers seulement ont été lancés, sur des cycles de douze semaines. Autre changement : ces ateliers ne dépendent plus uniquement de la direction transversale AEV (animation, enseignement et vie collective), sous la responsabilité de hmi, mais également de la direction API-SOC (accueil projet individualisé-accompagnement social), sous celle de Manuella Menotti. Arrivées à la rentrée 2015, ces deux directrices sont au cœur de la réorganisation de l’APAEIIE, dans un processus pilote de certification ISO 9001. En effet, l’association, comme toutes ses consœurs de taille conséquente qui s’adressent à un public handicapé, a développé au fil des ans des établissements adaptés en fonction de l’âge de son public. Dépistage et accompagnement médico-social des enfants entre 0 et 6 ans, IME-IMPro pour les jeunes de 6 à 20 ans environ, foyers et ESAT pour les adultes. Rassemblés en pôles dirigés par des directeurs, ces établissements ont longtemps fonctionné de façon autonome. Puis, avec l’avènement du management « décloisonné » et des impératifs d’optimisation budgétaire, des mutualisations d’ateliers, d’accueil, de processus d’hygiène, etc. ont pu être envisagées. Aux hiérarchies verticales se sont ainsi ajoutées des hiérarchies horizontales.
Naoual Yahmi est arrivée à l’APAEIIE avec une feuille de route complexe : elle est à la fois directrice de plusieurs établissements (le FAS, le foyer d’hébergement et l’IME-IMPro) et directrice du « processus AEV », qui s’applique à tous les établissements de l’association. Reconvertie dans le médico-social après avoir été médecin pendant dix ans, elle est titulaire du Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale). Pendant deux ans, elle a enchaîné les stages « pour connaître l’ensemble des publics » : en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), en foyer d’accueil médicalisé, puis en tant que chargée de mission « qualité et gestion des risques » au foyer de l’enfance à Strasbourg. A l’APAEIIE depuis six mois, elle se dit particulièrement motivée par la transversalité et l’originalité des projets qu’elle a à mener, dont le magasin-école.
« Au départ, ce sont des opérationnels [travailleurs sociaux en contact direct avec les publics] qui ont porté le projet, raconte la directrice. Puis la boutique est devenue un support pédagogique pour l’IMPro », où les jeunes passent un peu de temps à tour de rôle. Rapidement, les usagers de l’ESAT et du FAS sont venus y acheter des bricoles, une veste, une chemise, des chaussures ou des livres pour enfants, un bijou pour une petite amie… Pour Kevin, 21 ans, l’avantage du magasin est multiple : « Les habits ne sont pas chers et la qualité est correcte. Et Gaby m’a conseillé sur la taille du pantalon, c’est intéressant pour moi. » Luis, 36 ans, est d’accord avec lui. Travailleur à l’ESAT et résident au foyer d’hébergement, il est passé au magasin avant la Saint-Valentin : « Gaby m’a aidé à trouver un cadeau pour ma copine ! »
Entre le choix de vêtements et l’estime de soi, entre l’achat de produits et la gestion du budget, il n’y avait qu’un pas, que la direction a décidé récemment de franchir. Ainsi, de simple animation du vendredi (processus AEV), le magasin est devenu une « boîte à outils » pour les ateliers du jeudi (processus API-SOC). La mise en place de ces derniers se fait progressivement, sous l’égide de Manuella Menotti, directrice du Samsah-SAVS (service d’accompagnement médico-social pour adulte handicapé-service d’accompagnement à la vie sociale), du Sessad (service d’éducation spéciale et de soins à domicile) et responsable du processus API-SOC. La partie opérationnelle étant pilotée par Claudia Henninger, CESF (conseillère en économie sociale et familiale), coordinatrice des projets individualisés à l’APAEIIE. Avec quatre autres professionnels, aux profils variés, relevant du Samsah-SAVS, mais aussi du foyer d’hébergement, du FAS et de l’IME-IMPro, Claudia Henninger a proposé de développer l’accompagnement social en direction des adultes de l’ESAT et des personnes suivies à domicile. « La plupart sont sous tutelle, précise Manuella Menotti. Mais ils ont de l’argent de poche et ont besoin d’être aidés dans la gestion quotidienne de leur budget. » Avec l’aide de stagiaires CESF, Claudia Henninger expérimente actuellement plusieurs outils de gestion du budget, avant d’emmener ses usagers au magasin. Ce dernier « est un super outil, qui place la personne dans la réalité de la vente, face à une caissière, avec de l’argent qu’il faut compter. On met en pratique ce que l’on voit ensemble, mais dans un cadre plus protégé, en termes d’accueil et de prise en compte du handicap, que dans une grande surface ou une boutique en ville ». Les ateliers « estime de soi » et « habileté sociale » sont également en cours de lancement : « Ils portent sur plusieurs axes, note Claudia Henninger, comme la santé au travail, l’hygiène, l’habillement, l’image corporelle ou la féminité. » La CESF navigue entre l’ESAT, sous la direction technique de Daniel Metrich, et le Samsah-SAVS, sous celle de Manuella Menotti, qui pilote également le « processus API-SOC » dont dépendent les ateliers du jeudi de Claudia…
Si la compréhension du fonctionnement actuel de l’APAEIIE nécessite une certaine gymnastique cérébrale, les fruits de cette réorganisation mûrissent positivement. Gaby Langowski est désormais employée à mi-temps comme éducatrice technique à l’atelier cuisine et chargée d’insertion de l’IMPro (recherche de stages, intégration des jeunes dans les entreprises, etc.) et, à mi-temps, comme responsable du magasin. Elle y assure une permanence le vendredi aux heures ouvrables, toujours avec l’aide de Claire Grussenmeyer, mais aussi avec celle de Thibaut, 17 ans, en CAP vente dans une classe ULIS (unité localisée pour l’inclusion scolaire). Outre cette journée de présence, Gaby s’affaire à la boutique « un après-midi par-ci par-là, pour ranger, faire du tri ». A ses côtés, Thibaut « progresse sur la tenue du magasin, mais a plus de difficultés en sociabilité et en accueil clientèle », confie Gaby. Un embarras face à la clientèle dont souffre également Monique, 62 ans, travailleuse à l’ESAT, qui a son appartement et tient parfois la caisse le vendredi après-midi. « J’aime bien ça, mais je préfère ranger derrière les clients, faire un peu de couture, repasser les habits », explique-t-elle.
Selon Gaby Langowski, le décloisonnement de cette activité lui réussit très bien : « Pour moi, la vente, c’était complètement nouveau ! Mais grâce au magasin, nous montons plein de partenariats, avec un collège à Saverne ou avec des associations qui font du recyclage de vêtements. La structure va encore évoluer, c’est sûr. Et maintenant, à l’APAEIIE, je connais tout le monde. Au magasin, mon rapport aux usagers est différent de celui que j’ai avec eux dans mon travail habituel. Ici, il y a un contact humain plus fort. Je donne des conseils : une jeune fille qui vient acheter une robe, je fais en sorte qu’elle ressorte avec quelque chose de bien, qui lui aille vraiment. » Il n’est pas rare que des professionnels de l’association passent voir les nouveautés, pour y trouver une petite veste, un sac, un objet ramené d’Afrique par Marie-Claire. Le tout dans une ambiance conviviale et détendue.
Aux jeunes de l’IMPro, et particulièrement aux garçons – « pas très intéressés par le magasin », reconnaît Gaby –, l’éducatrice trouve des petits travaux à faire. « Par exemple, j’ai mis Mike en homme d’entretien, avec toujours quelque chose à serrer, à peindre, à refaire. Il adore ça, il passe souvent demander s’il peut m’aider ! » Souffrant de déficience légère, avec parfois des troubles autistiques ou du comportement associés, les jeunes peuvent tous trouver une place autour de cette activité, assure l’éducatrice, qui affirme : « Monique ou Thibaut peuvent même tenir la boutique seuls pendant un moment. » L’outil pédagogique « magasin » n’est cependant pas adapté pour certains adolescents, peu nombreux – telle cette jeune fille apparemment trop instable, qui ne tient pas plus de quelques minutes dans une activité. Bientôt, l’APAEIIE accueillera de jeunes autistes, dans le cadre d’un appel à projets porté par l’agence régionale de santé Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine. Ces nouveaux venus devraient eux aussi pouvoir profiter des attraits du lieu, espère l’équipe.
Quant aux adultes du foyer ou de l’ESAT, ils viennent parfois au magasin pour se confier, « passer un moment ». Gaby Langowski en plaisante, mais en est très fière : « Quand ça ne va pas, tout le monde vient ici, c’est un vrai espace de décompression. » Peut-être le futur « espace détente » auquel réfléchit sa responsable, Naoual Yahmi, dans le cadre des recommandations de l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux). Autre bon point : dans ce petit local, se croisent les jeunes de l’IMPro, les adultes de l’ESAT et, de temps en temps, des personnes de l’extérieur. « Parfois, des gens arrivent, jettent un œil méfiant à l’intérieur, s’amuse l’éducatrice. Puis ils achètent, reviennent, font marcher le bouche-à-oreille. » Cette ouverture vers le monde du dehors sera bientôt amplifiée. C’est, en tout cas, le souhait de Naoual Yahmi, qui s’active pour organiser aux beaux jours des animations autour du magasin, afin que visiteurs et promeneurs découvrent le projet le temps d’un week-end. Elle travaille actuellement à la mise en valeur d’un sentier nature qui serpente en bordure de champs, à proximité des bâtiments de l’APAEIIE, et qui mène à l’entrée même de la petite boutique. Le long du sentier, le visiteur peut apprécier les œuvres produites par les usagers dans le cadre des animations du vendredi : sculptures en grès représentant les cinq sens, totem en bois érigé au milieu d’une agora champêtre, œuvres plantées dans un parterre de blé… Auxquels s’ajoutent de petits arbres fruitiers, une mare, un observatoire de la faune et des démonstrations de techniques de jardinage naturel.
Fonctionnant sur fonds propres (grâce à d’importants dons de vêtements, de livres, de DVD, de bijoux, de chaussures, etc.), le magasin-école coûte à l’APAEIIE 30 % d’un équivalent temps plein (ETP). Pas question, pour le moment, d’ouvrir la boutique tous les jours ou de dégager un bénéfice avec cet outil pédagogique. Le produit de la vente des articles, à des prix très modiques (aux alentours de 0,50 ou 1 €), est entièrement destiné à couvrir les frais de transfert des usagers lors de sorties ou de voyages organisés par l’association.
Financée par l’agence régionale de santé et le conseil départemental, l’APAEIIE regroupe à Ingwiller un ESAT (établissement et service d’aide par le travail) spécialisé dans la transformation du bois en palettes, bacs à compost ou mobilier d’extérieur, où travaillent 109 adultes ; un foyer d’hébergement, dont les 35 places sont occupées par des salariés de l’ESAT ; un foyer d’accueil spécialisé (FAS), qui assure l’accueil de jour de 11 adultes ; un IMPro (institut médico-professionnel), où se forment les 16–20 ans de l’IME (institut médico-éducatif) (43 enfants et jeunes adultes) ; et les locaux administratifs, où sont installés la direction générale et les ressources humaines. L’IME, le Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés)–SAVS (service d’accompagnement à la vie sociale) et le CAMSP (centre d’action médico-sociale précoce) sont, quant à eux, disséminés sur d’autres sites, à Ingwiller et à Saverne, à 20 kilomètres de là.
(1) APAEIIE : route d’Uttwiller – 67340 Ingwiller – Tél. 03 88 89 51 82 –