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Parier sur la créativité pour renouveler le travail social

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« Le doute pointe toujours lorsqu’il est question d’innovation. Quelle preuve à l’appui de la prétention à l’innovation ? Il peut y avoir loin de l’affichage à la réalité. Mais le doute porte surtout sur le sens même du mot et sur ce qu’il recouvre : affirmation d’une capacité effective de création ou simple effet de communication ? Et si la créativité est le ressort premier, l’innovation n’est-elle pas, en réalité, un levier des nouvelles politiques publiques plus que l’illustration d’une conquête de l’autonomie des acteurs, à commencer par les travailleurs sociaux ?

L’appel à l’innovation est devenu à la fois une injonction des politiques publiques et quasiment un exercice imposé à qui veut situer le travail social dans une dynamique tournée vers l’avenir. C’est sans doute mieux que de déprimer et de déprimer les autres en faisant le sempiternel procès du “social installé”. Le contexte s’y prête. Les réalités sociales caractérisées par la massification de la pauvreté et de la précarité sont de plus en plus inacceptables. Elles appellent de nouvelles réponses. En soi, cette affirmation n’a rien d’original. Elle était déjà portée par la thématique de la “nouvelle pauvreté” mise en avant par le rapport de Joseph Wresinski en 1987. Un élément supplémentaire est intervenu ces dernières années : l’irruption sur la scène publique des “usagers”, parfois agacés par la commisération qui leur est encore servie, y compris dans la façon de les appeler(1). Dans ce même mouvement, les pressions exercées par les personnes directement concernées par les politiques publiques ont incité la plupart des professionnels à amplifier ou à souhaiter amplifier la créativité, qui est au fondement historique du travail social ; du moins à affirmer qu’en dépit des contraintes économiques il est indispensable d’impulser de nouvelles actions, dans de nouveaux dispositifs, mais aussi dans les établissements et services existants, jugés à tort obsolètes.

Pour beaucoup de travailleurs sociaux, la question de l’innovation fait débat et se présente sous des formes multiples : tantôt l’innovation est considérée comme faisant partie intégrante d’un travail social qui ne cesse d’anticiper les évolutions institutionnelles, et ne peut donc pas être un sujet en soi, tantôt elle est perçue comme une opportunité pour promouvoir des alternatives aux politiques publiques.

L’innovation, dans le domaine de l’action sociale, s’est souvent définie par la mise en œuvre d’alternatives à des dispositifs délégitimés. Il s’agit pour l’essentiel de s’opposer à une logique de préservation institutionnelle, sécurisée et pérennisée par la répétition. Cependant, il importe de ne pas réalimenter le clivage qui s’est installé à la fin des années 1980, entre ce que quelques sociologues bien-pensants ont appelé le “social installé” ou le “travail social canonique” et la voie supposée de l’avenir : l’intervention sociale “sur le front”, réactive, innovante, bref plus noble. En arrière-plan, un autre clivage très débattu entre “qualification” et “compétence” a créé quelques inquiétudes quant à l’avenir des formations sociales, réactivées aujourd’hui mais sous des formes un peu différentes. La référence prioritaire et défensive à la qualification renvoyait à la reconnaissance juridique d’un savoir formel et d’un statut, avec tout ce qu’il peut comporter de figé, mais avec la garantie de pouvoir s’appuyer sur des identités structurées et fortes. Au contraire, l’accent mis sur la compétence permettait d’insister sur les missions, sur les savoir-faire, ainsi que sur les savoirs d’action et les savoirs d’expérience reconnus aux bénévoles et aux “usagers”, avec une implication plus proche de la demande sociale.

Or parler d’innovation ou de créativité ne signifie plus seulement parler d’alternative, de rupture. L’innovation ne se définit pas seulement “contre” ou “à côté” : elle peut tout aussi bien être présente “dans” des dispositifs institués, structurés et structurants. L’innovation valorise l’émergence de pratiques nouvelles et la créativité des acteurs qui la portent ; mais elle n’implique pas automatiquement un clivage entre l’instituant et l’institué, entre un processus dynamique et la stabilisation de pratiques répondant aux besoins et attentes des personnes censées en bénéficier. Pour le dire autrement, l’innovation est un aspect central de la transformation à l’œuvre dans le secteur social et médico-social, y compris dans sa partie supposée la plus “installée”.

Cela dit, il existe un préalable : l’acceptation même de l’idée d’innovation. Pour Michel Autès, par exemple, l’innovation est l’exemple du non-problème, car elle définit non une rupture avec le passé, mais l’essence du travail social : elle est la caractéristique même des origines et du développement du travail social. Il écrit très clairement : “Le thème de l’innovation est consubstantiel au social et fait partie de sa vulgate[2]”. A l’appui de cette argumentation, les origines du travail social montrent le rôle central de deux idées : d’une part, l’idée d’anticipation, de projection sur le futur, avec des formes émergentes de réponses jusque-là impensées ; d’autre part, l’idée de créativité face à des situations nouvelles, comme cela a été le cas aux origines du travail social. Cela nous renvoie à des conceptions et à des pratiques fondées sur une relation critique avec l’existant, avec cette particularité de favoriser l’accompagnement de personnes placées elles-mêmes dans des situations de rupture.

Innovation ou rénovation ?

En même temps, s’intéresser à autrui, faire évoluer les pratiques, avoir le souci permanent du renouvellement ne suffit pas à qualifier l’innovation. Il convient en effet d’éviter les abus de langage : tout ce qui intègre la singularité de chaque personne y compris quand elle est en grande difficulté ou tout ce qui est nouveau dans les réponses apportées n’est pas automatiquement innovant. Il est certes tentant de considérer la singularité de “son” projet d’établissement ou de service avec la certitude d’avoir créé une innovation. Mais la nouveauté est une (ré)actualisation sur fond de continuité. Par exemple, l’impact d’une production législative continue ou bien des pratiques marquées par la tradition mais avec de nouvelles formes (par exemple l’intervention sociale d’intérêt collectif par rapport au travail social avec les groupes) est de l’ordre de la “rénovation”, au sens de la loi du 2 janvier 2002 “rénovant l’action sociale et médico-sociale”, non en soi de l’innovation proprement dite.

A l’inverse, on peut qualifier de “dynamique innovante” telle action menée dans un établissement éducatif témoignant de “pratiques inaccoutumées” engendrées par une organisation ou dans des dispositifs capables de repenser les acquis, d’anticiper, d’impulser des coopérations originales, de renforcer le pouvoir d’agir des “usagers” et des professionnels.

Pour éviter les distinctions schématiques, il convient d’identifier trois figures de l’innovation qui, selon les époques, ont dominé les cultures professionnelles dans le secteur social et médico-social tel qu’il s’est structuré historiquement et institutionnalisé. Pour autant, ces figures, qui mélangent parfois le fait de la nouveauté et le caractère innovant, continuent de se juxtaposer.

1. L’innovation alternative d’inspiration libertaire. Il s’agit de la forme la plus commune de définition de l’innovation, mais très marquée historiquement et avec des formes qui relèvent d’un éventail assez large de supports idéologiques : de l’approche alternative libertaire dans les années 1970 aux politiques de rénovation qui, renonçant à attaquer le cœur du travail social, ont opéré de multiples tentatives de contournement au nom de “nouvelles politiques publiques”, qu’elles soient d’orientation démocratique ou libérale du type new public management.

Dans le secteur social, l’esprit de rupture s’est traduit par une radicalité que nous avons pu connaître dans les années 1960-1970 avec des lieux alternatifs alimentés par un souffle libertaire. Selon les cas, le mouvement relevait de logiques multiples, avec des clivages et des nuances que l’on a un peu oubliés : logiques parallèles avec l’antipsychiatrie anglaise, dans les marges de l’Etat et des institutions, ou logiques de l’affrontement avec la psychiatrie démocratique italienne, visant à contribuer à la transformation sociale.

Les deux logiques se sont souvent croisées, notamment à l’occasion du développement des “lieux de vie”. On a beaucoup parlé alors de lieux d’utopie, de “territoires du désir”, de micro-sociétés du type “espace du possible”, avec la suppression des clivages vie privée-vie professionnelle, enfants-adultes. Appuyée sur la valorisation du quotidien, de la liberté, de l’affectif, des expériences existentielles, “l’instituant permanent”…, la mouvance des lieux de vie héritière de Fernand Deligny a élargi son audience. Les lieux de vie se situaient dans une dynamique de rupture avec les institutions traditionnelles. Ils n’avaient pas de statut juridique spécifique ; seule une circulaire du 27 janvier 1983 était venue réglementer les structures dites “non traditionnelles”, qui échappaient à tout contrôle, en excluant “un cadre juridique unique et normatif établi à leur seule intention”.

Aujourd’hui, les lieux de vie et d’accueil continuent d’exister. Leur radicalité s’est réduite, en raison de la retombée de la vague antipsychiatrique et des idées libertaires, mais aussi parce que les institutions dites classiques ont beaucoup évolué. Eux-mêmes ont acquis, à leur demande, un statut consolidé par l’article 15 de la loi du 2 janvier 2002. Du coup, ils ne sont plus considérés véritablement comme des alternatives, mais comme des dispositifs faiblement formalisés, inscrits dans un processus continu de diversification des institutions sociales et médico-sociales.

2. L’innovation alternative contrôlée par le statut de l’expérimentation. A partir de la fin des années 1970, l’innovation est devenue une dérogation autorisée à la règle, un pari au sens où la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales mentionnait déjà dans son article 4 des “réalisations de type expérimental”. Mais il s’agissait encore d’institutions devant répondre de leur projet selon la procédure habituelle d’autorisation prévue par la loi. En consolidant ce statut des expérimentations, la loi du 2 janvier 2002 a permis de concevoir des structures innovantes, du point de vue des publics accueillis ou des modalités de fonctionnement… La loi a prévu ainsi de tester de nouvelles formules par des expérimentations, qui ne sont pas d’emblée des innovations dans la mesure où, derrière les affichages, l’administration de la preuve par une évaluation a posteriori permet, seule, de savoir si ce label a un sens.

Dans certains cas, le statut d’expérimentation a permis d’abandonner ou de remettre en question des formules traditionnelles. Dans d’autres, les formules dites expérimentales ont consisté en une consolidation de dispositifs existants : les foyers expérimentaux pour personnes handicapées vieillissantes créés en 1986 par circulaire ont donné naissance à une diversification de l’offre, avec des foyers qualifiés maladroitement d’“occupationnels”, maintenant “de vie” ou d’accueil médicalisé. L’innovation est alors caractérisée par la fabrication de prototypes qui perdent assez vite leur audace initiale.

3. L’innovation comme levier de nouvelles politiques publiques. La rupture avec les anciens modes d’organisation oblige à s’appuyer sur une volonté de changement et sur des projets qui échappent à la reproduction d’un ordre atemporel. Il existe aujourd’hui de nombreux exemples : la politique du housing first et l’expérimentation du “Chez soi d’abord”, dont l’objectif est de trouver de nouvelles réponses, par le logement, à l’exclusion sociale, la “méthode d’action pour l’intégration des services d’aide et de soins dans le champ de l’autonomie”, à la place, depuis la loi du 28 décembre 2015, des maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades d’Alzheimer, les dispositifs organisés autour d’un groupement national de coopération dans le domaine des handicaps rares, l’appui aux pratiques citoyennes (groupes d’entraide mutuelle, pair émulation, baluchonnage…), etc.

Ces différentes impulsions favorisent des mutations dont les répercussions ne devraient pas tarder à se faire sentir dans la façon de concevoir les formations sociales et les pratiques professionnelles. Elles obligent enfin à repenser les liens entre expertise, recherche en travail social et thématique de l’innovation.

L’approche de l’innovation sociale est amenée à s’inscrire dans la prise en compte d’une recomposition qui désenclave le “social installé”, contribue à sa réorganisation et généralise des formes hybrides. Cela suppose de s’interroger sur les conséquences d’un paradoxe : comment parler d’innovation dans un système stable ?

Dans tous les cas, il convient de distinguer deux formes :

• l’innovation affichée, fortement valorisée ; on donnera en exemple les travaux de recherche concernant l’innovation dans les dispositifs de la protection de l’enfance(3) ou dans le champ du handicap(4) ;

• l’innovation à bas bruit, qui implique d’intégrer un ensemble d’acteurs, car les producteurs de l’innovation sont à la fois chez les décideurs politiques, dans les technostructures, dans les associations qui exercent une pression croissante au nom de la mise en avant de la notion de participation sociale, sans oublier les “inventeurs du quotidien” que sont les “usagers” et les aidants.

Il ne s’agit pas de banaliser l’innovation, ni de revenir à l’innovation consubstantielle, mais de dire que les lieux de l’innovation ne sont pas seulement dans les marges. De même, l’innovation n’est pas l’apanage des dispositifs. Elle résulte, pour l’essentiel, de pratiques, mais aussi de changements dans les positionnements professionnels, voire, et c’est plus dur, dans les cultures professionnelles. Cependant, si le travail social a un avenir, ce pour quoi les inquiétudes sont tout à fait justifiées, il passe aussi par l’accentuation de sa créativité. »

Notes

(1) Voir le rapport du Conseil supérieur du travail social Refonder le rapport aux personnes : « Merci de ne plus nous appeler usagers » – Février 2015 – Voir ASH n° 2898 du 20-02-15, p. 26.

(2) Michel Autès, Les paradoxes du travail social – Ed. Dunod, rééd. 2013.

(3) Pascale Breugnot, Les innovations socio-éducatives. Dispositifs et pratiques innovants dans le champ de la protection de l’enfance – Presses de l’EHESP, 2011 – Voir ASH n° 2733 du 18-11-11, p. 30

(4) Eve Gardien, Des innovations sociales pour et par les personnes en situation de handicap – Ed. érès, 2012.

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