Il s’agit de croiser des données sociologiques, relevant du social, du culturel, du genre…, avec d’autres relevant de l’anthropologique, c’est-à-dire de la condition humaine. L’objectif est d’essayer de déconstruire nos évidences par le prisme d’autres périodes de l’histoire ou d’autres sociétés humaines. Nous recherchons ainsi l’extrême singularité tout en resituant ces données dans notre condition humaine commune. Plusieurs de mes anciens doctorants ont participé à cet ouvrage, ainsi que des chercheurs, dont Denis Jeffrey et Jocelyn Lachance. Et ce qui structure leurs contributions c’est ce regard sur une période d’entrée dans la vie adulte marquée par la difficulté de prendre son envol en tant que sujet dans une société d’individus.
Dans l’ensemble du monde occidental, elle a énormément évolué depuis les années 1980-1990. C’est d’ailleurs le moment où sont apparues de nouvelles notions comme « pré-ado », « post-ado », « adulescence »… L’idée d’adolescence a volé en éclat, en amont et en aval. Des enfants de plus en plus jeunes présentent des conduites à risques tandis que d’autres, la trentaine passée, continuent à se comporter comme des gamins et ne veulent pas assumer les responsabilités inhérentes à la vie adulte. Ce qui a motivé ce changement, c’est essentiellement l’évolution de la famille. Ce que le sociologue François Dubet a appelé la « désinstitutionnalisation ». La famille, qui était une institution durable, s’est fragilisée avec des séparations de plus en plus nombreuses. Parallèlement, les fratries se sont réduites en taille. Et la société dans son ensemble a évolué vers plus d’individualisation. Chacun est désormais sommé de donner un sens à sa propre existence. Nous sommes de moins en moins portés par un discours collectif et un sentiment d’appartenance. Il n’y a plus de valeurs communes qui puissent soutenir le passage de l’adolescence vers l’âge adulte. Dans l’entre-deux, l’adolescent doit s’inventer dans cette société qui lui apporte peu de réponses. Il a une infinie liberté avec, en contrepartie, l’absence d’une boussole symbolique qui lui permettrait de s’orienter.
Il faut d’abord souligner que l’immense majorité des jeunes s’intègre sans grande difficulté. Mais il reste environ 15 % d’adolescents en grande détresse qui se mettent en danger par des conduites à risques ou diverses formes de délinquance. Ce sont ces jeunes vulnérables qui nous inquiètent car nous avons perdu les conditions d’une transmission envers eux. Cette question était déjà pointée par l’anthropologue américaine Margaret Mead, aux Etats-Unis, dans les années 1970. Elle s’interrogeait sur ce que nous pouvions transmettre à nos enfants en termes de bien et de mal. En effet, énormément de parents ne savent plus que transmettre à leurs enfants. Des centaines de milliers d’adolescents à travers le monde sont davantage éduqués par les réseaux sociaux et par leurs pairs que par leurs parents, qui sont souvent dans une attitude de retrait.
Ils permettent de ne pas être seuls et de faire en sorte que la vie soit finalement intéressante. Pour la majorité des adolescents, le fait d’être ensemble, de partager les mêmes valeurs, les mêmes goûts musicaux, les mêmes manières de s’habiller, permet d’avoir des repères. On n’est cependant pas dans un système tribal car cela impliquerait des frontières relativement rigides et une pérennité du groupe dans le temps. L’expérience montre au contraire que le groupe de pairs est assez fluctuant. On est plutôt dans une communauté informelle d’amis qui permet de vivre l’immédiat. Il est rarement question d’une culture qui se projette dans le temps. Les jeunes vivent dans le présent.
Dans les années 1970-1980, la première communion, la Bar Mitsvah, le service militaire, le premier diplôme ou encore la première relation sexuelle avaient cette valeur de rite de passage. Même si ce n’était pas aussi fort que dans les sociétés traditionnelles, où l’ensemble de la jeunesse vit les mêmes épreuves pour devenir adulte. Aujourd’hui, ce sont les conduites à risques qui font office de rites de passage, mais des rites individuels, intimes. Le jeune, qui se sent perdu, s’invente en quelque sorte des épreuves personnelles à travers ces conduites à risques. Il va affronter symboliquement la mort et se donner ainsi le sentiment d’une légitimité. Il y a quelques chose de l’ordre de l’ordalie : ça passe ou ça casse. Surmonter l’épreuve, c’est se donner une légitimité à exister. Donner du sens à sa vie est sans doute le principal invariant socio-anthropologique de l’adolescence. Il s’agit d’échapper à l’incertitude et au chaos intérieur pour se forger des repères durables.
Avec le numérique, nous sommes passés d’une culture transmise par les parents et l’environnement proche à une culture virtuelle et anonyme, et qui n’est plus portée par des personnes. Je pense que cela a contribué à déréaliser un certain nombre de questions, notamment en ce qui concerne la mort. Celle-ci a été de plus en plus virtualisée, beaucoup de jeunes passant du temps à regarder des films gores ou des vidéos violentes sur Internet. On pourrait en conclure qu’ils ont apprivoisé la mort. En réalité, leurs représentations sont totalement détachées du réel et lorsqu’un de leur ami décède ou se blesse, par exemple dans un accident de voiture, ils ont besoin d’un réel soutien psychologique. En matière de sexualité, on est dans la même logique. Il ne s’agit plus de découvrir la sexualité dans les imaginaires de quelques revues ou livres pornographiques, comment dans les années 1970, mais à travers des vidéos pornographiques sur Internet. De ce fait, bien des jeunes ont une image de la sexualité assez machiste et basée sur la performance. La majorité d’entre eux démarrent encore leur sexualité comme il y a vingt ou trente ans, avec des tâtonnements, des échecs, des émerveillements…, mais un certain nombre vont se retrouver en difficulté. Quant aux filles, certaines vont être dégoûtées par ces images et vont aborder la sexualité avec crainte et le sentiment que ce n’est pas très propre.
De jeunes chercheuses font aujourd’hui un travail formidable sur cette question, car c’est tout à fait différent d’être un garçon ou une fille à l’adolescence. C’est très net en ce qui concerne les conduites à risques qui sont extrêmement genrées. Les garçons sont davantage du côté de la violence, de la démonstration de soi. Ils ont moins peur d’entraîner les autres dans leurs comportements – alcoolisation, vitesse sur les routes, violence, toxicomanie… –, alors que les filles ont plutôt tendance à se détruire seules, sans faire de mal aux autres. Dans les conduites à risques, elles sont plutôt du côté des troubles alimentaires, des scarifications et des plaintes somatiques. Il est donc très important que la sociologie et l’anthropologie contemporaine réfléchissent sur ces manières différentes d’être garçon ou fille.
Je suis convaincu que les sciences humaines et sociales sont là aussi pour donner des repères et des outils. Nos recherches peuvent aider de ce point de vue non seulement les travailleurs sociaux, mais aussi les parents. Il m’est arrivé bien souvent d’entendre des parents ou des éducateurs me dire qu’ils avaient trouvé dans mes travaux une meilleure compréhension des jeunes et de nouvelles modalités d’action. Il est important de comprendre pour agir. Lorsque l’on n’a pas de clés de compréhension, on a évidemment beaucoup plus de mal à mettre en œuvre des politiques de prévention et d’accompagnement des jeunes.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
David Le Breton est anthropologue et sociologue. Il est professeur à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France. Il a dirigé, avec les sociologues Denis Jeffrey et Jocelyn Lachance, Penser l’adolescence (Ed. PUF, 2016).