« La joie des familles lors de la remise des clés reste un moment très fort », confie avec enthousiasme Sophie Darré, assistante sociale pour un organisme spécialisé dans le relogement des personnes en situation d’exclusion(1). Et pour cause : les dix logements sociaux dédiés aux gens du voyage de Montlouis-sur-Loire (Indre-et-Loire), inaugurés en juillet dernier, auront mis près de dix ans à sortir de terre. Mis à l’étude en 2007, puis relancé en 2011, ce projet d’habitat adapté a permis à dix familles, installées depuis plus de vingt ans dans ce secteur, d’accéder à une adresse et à un logement pérenne. Sans pour autant renoncer à leur mode de vie : chaque maison, qui comprend une à deux chambres, peut accueillir une ou deux caravanes à l’extérieur. « Aujourd’hui, elles sont pleinement satisfaites de leur installation. Nous espérons que de plus en plus d’élus vont s’emparer de ces projets. »
L’habitat adapté aux gens du voyage, qui consiste le plus souvent en des logements sociaux prévoyant la présence d’une ou de plusieurs caravanes, se développe depuis quelques années. « Les élus prennent conscience que les aires d’accueil ne sont pas la panacée », souligne Pascal Denost, chargé d’études à l’association Tsigane habitat, spécialisée dans les solutions d’habitat pour les gens du voyage. Quelques expériences de ce type avaient germé dès les années 1980, mais ce modèle répond surtout à des besoins récents (voir page 29). « Si les personnes itinérantes ont toujours eu un lieu d’ancrage, elles sont aujourd’hui davantage inscrites dans la vie locale », explique Stéphanie Chauchet, responsable du pôle « habitat » de la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (Fnasat).
« On sent bien que les nouvelles générations de voyageurs ont, encore plus que les précédentes, envie de sortir des ghettos et réclament une plus grande mixité sociale », constate Christophe Sauvé, vice-président de l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC) et secrétaire de son antenne départementale en Loire-Atlantique. « Dans les aires d’accueil, la promiscuité entre les familles peut créer des tensions. Par ailleurs, les jeunes qui cherchent un emploi ne veulent pas mettre cet habitat en avant, car, dans notre société, se dire membre de la communauté des gens du voyage, même si on est fier de ses traditions, est source de discrimination. »
Dans la pratique, les opérations d’habitat adapté sont davantage motivées par la nécessité de résoudre une situation locale compliquée que par la volonté d’anticiper les besoins de sédentarisation. Comme l’observe Pascal Denost, « les communes ou intercommunalités lancent généralement ces projets pour régler une situation d’insalubrité sur un terrain public ou privé où des familles sont installées depuis des années ». Pour monter une telle opération, les collectivités locales font le plus souvent appel à un bailleur social public. « Mais, comme les opérateurs HLM connaissent mal cette population, ils font appel à des associations comme la nôtre pour faire le lien avec les familles pendant les études et le chantier, poursuit-il. Une fois les personnes installées, une autre association peut prendre le relais pour assurer la gestion locative de ces logements. »
Ces opérations coûteraient à peine plus cher que la réalisation d’une aire d’accueil, un stationnement revenant à 75 000 € en moyenne contre 100 000 € pour un logement adapté. « Les aires d’accueil coûtent au final beaucoup plus cher aux collectivités qui les financent sur leurs fonds propres, ajoute Pascal Denost. Même si la collectivité participe au financement de l’habitat adapté, celui-ci est porté par les bailleurs sociaux avec les prêts du logement social. » Les fonds de l’appel à projets « habitat adapté », lancé par le ministère du Logement pour les populations défavorisées ou les publics spécifiques, peuvent également aider à finaliser le budget. « Le montage financier est subtil, mais faisable. »
Reste que la mise en œuvre de tels projets dépend étroitement des volontés politiques locales. « Electoralement, c’est un projet difficile à défendre pour un maire et son équipe », constate à regret Pascal Denost, et un changement de municipalité peut considérablement le ralentir, voire le remettre en cause. Outre les élus, il faut aussi convaincre les bailleurs, les financeurs et les familles de voyageurs elles-mêmes. « Le plus compliqué reste tout de même de sensibiliser les élus, car, si les aires d’accueil sont obligatoires dans les communes de plus de 5 000 habitants, l’habitat adapté n’a aucun caractère contraignant. »
Le temps de gestation de ces logements peut avoir un impact sur la composition des familles accueillies, prévient Stéphanie Chauchet : « Les enfants qui ont dix ans au début du projet seront devenus adultes à la remise des clés et il faut anticiper leur décohabitation avec les parents. Cet aspect démographique doit être pris en compte dès le départ… »
Outre un fort portage politique, la réussite d’un projet d’habitat adapté tient aussi à la manière dont les voyageurs sont associés à son élaboration. « Les ménages concernés par ces opérations de relogement vivaient souvent dans des conditions très précaires, de manière recluse, entretenant des liens distendus avec le tissu local, poursuit Stéphanie Chauchet. Ils n’ont pas eu l’occasion d’exprimer leurs besoins et leurs désirs pendant de nombreuses années, et il faut les aider à les faire émerger. » Cette période de diagnostic, souvent confiée à une association connaissant bien la population des gens du voyage, s’opère généralement dans le cadre d’une maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (MOUS).
Ces opérations nécessitent enfin de remettre à plat une situation parfois très complexe : les familles concernées sont souvent propriétaires de terrains sur lesquels elles n’avaient pas le droit de s’installer et elles doivent accepter de revendre leurs parcelles pour devenir locataires dans des dispositifs de droit commun. Ce fut le cas pour une partie des familles de Montlouis-sur-Loire. En lien avec une association locale de gens du voyage et les services sociaux, une trentaine de foyers ont été rencontrés et se sont vus expliquer le projet. « Certains étaient très intéressés, d’autres pas du tout, poursuit l’assistante sociale. Puis, une commission a attribué les logements à dix familles, dont huit vivaient sur le site à temps plein et deux de manière intermittente. »
Ces trente-deux personnes aux âges et statuts familiaux variés (femmes seules à la retraite, couples avec enfants, familles monoparentales…) se connaissaient toutes de longue date. « Elles avaient déjà l’habitude de vivre ensemble, et ont même des liens de parenté. Ce qui n’est pas étonnant dans notre département, où les familles de voyageurs sont implantées ici depuis des siècles. » Pour Stéphanie Chauchet, une fine connaissance des familles s’avère indispensable : « Il est important de comprendre si ces personnes vivaient ensemble par défaut ou non et si il existe des conflits internes. » La réalité de la composition familiale doit également être prise en compte. « Il peut arriver qu’une grande sœur soit prise en charge par un couple et que ces derniers ne souhaitent pas être séparés dans leur futur logement. »
Pour Christophe Sauvé, l’échec de certains projets serait directement lié au manque d’écoute vis-à-vis des familles. « Je pense à une initiative qui n’a pas assez tenu compte des demandes des voyageurs. Les maisons, situées face à une déchetterie, ont été construites les unes sur les autres et cette promiscuité crée de vives tensions. Je n’y vois pas un outil d’épanouissement, mais plutôt un nouveau ghetto. »
Les rapports à l’espace et aux différentes pièces de la maison doivent faire l’objet de discussions avec les architectes. « L’idéal est de réaliser des maquettes avec les familles pour qu’elles comprennent physiquement comment se construit le projet », précise Stéphanie Chauchet. A Montlouis-sur-Loire, certains souhaits des familles ont été entendus. Très attachées à leur intimité, celles-ci disposent de toilettes à double ouverture, accessibles de l’intérieur comme de l’extérieur du logement, afin de pouvoir s’y rendre discrètement. Un point d’eau et d’électricité a également été prévu pour les caravanes situées à l’extérieur. Tandis que la largeur des barrières des maisons permet de faire rentrer une voiture attelée à une caravane.
Le sur-mesure n’est toutefois ni possible, ni souhaitable. « Je me souviens d’une dame qui refusait le chauffage au sol car elle avait des soucis de circulation, raconte Sophie Darré, à Montlouis-sur-Loire. Le bailleur n’a pas pu suivre cette demande individuelle. » D’autant que les logements sociaux doivent pouvoir être attribués ultérieurement à une autre famille. « Il faut rester dans une logique de droit commun avec quelques composantes culturelles, prévient Pascal Denost. Ces lotissements ressemblent au final à n’importe quel autre, hormis la présence des caravanes, et c’est ce que les familles nous demandent. »
Après la remise des clés, un accompagnement temporaire des familles peut s’avérer nécessaire pour les aider à s’approprier leur nouvel habitat. D’où la décision de certains bailleurs de confier la gestion locative à des associations spécialisées. « Cela permet d’être très réactif en cas de problème, explique Pascal Denost. Cette présence plus accrue que dans un projet classique coûte certes un peu plus cher, mais cela n’a pas forcément vocation à durer. » Sur les dix familles de Montlouis-sur-Loire, six bénéficient d’une mesure d’accompagnement social liée au logement (ASLL). « Les familles entretiennent leur logement avec beaucoup de soin et s’investissent dans des projets de décoration, précise Sophie Darré. Il n’y a rien à travailler sur cet aspect-là. » Son suivi concerne davantage les charges liées à la vie dans un logement fixe : coût mensuel de l’eau, de l’électricité, etc. « Les premières taxes d’habitation vont arriver cette année et il faut que les familles le prévoient dans leur budget. »
Si ces expériences sont encore trop récentes pour en dresser un bilan exhaustif, l’entrée dans un habitat adapté semble favoriser l’insertion sociale. « Tous les enfants des familles relogées sont scolarisés, de la maternelle jusqu’au collège, salue Sophie Darré. Ce confort de vie facilite aussi l’accès aux soins et au suivi médical des plus âgés. » L’entrée dans un logement oblige également à se raccrocher au droit commun. « La plupart des familles n’avaient pas l’habitude de déclarer leurs revenus, poursuit l’assistante sociale. Or c’est un préalable indispensable pour prétendre au logement social. » Quand la mesure ASLL prendra fin, ces familles seront dirigées vers les services sociaux classiques. « La greffe a bien pris et les locataires se plaisent beaucoup, s’enthousiasme-t-elle. Le projet a été long, mais il a porté ses fruits. »
Mais ce modèle n’est pas forcément adapté à tous les gens du voyage. Pas question, donc, de le reproduire systématiquement. « C’est très difficile à faire comprendre aux élus, souligne Stéphanie Chauchet. Mais ce sont simplement des habitants avec des besoins variés auxquels il faut répondre. » A ses yeux, il ne faudrait pas que le développement de l’habitat adapté s’opère au détriment des aires d’accueil, qui correspondent encore aux besoins des familles itinérantes. « En diminuant ces aires, on aura davantage de stationnements irréguliers, avec des caravanes qui se déplacent en nombre pour se prémunir des expulsions », prévient-elle. D’où une nécessaire complémentarité des réponses.
La mise en place de terrains familiaux publics, à l’initiative des collectivités, fait partie des alternatives. Il s’agit de parcelles accueillant des caravanes ainsi qu’un bâti léger (sanitaires privés, petits chalets….), réservées à une ou plusieurs familles qui paient un loyer à un opérateur public. Mais nombre de voyageurs sont aujourd’hui tentés par l’achat de leurs propres terrains, en vue de les aménager comme bon leur semble. « Le problème, c’est qu’elles achètent trop souvent des terres agricoles dont elles ne peuvent rien faire »,constate Christophe Sauvé.
« De trop nombreux plans locaux d’urbanisme en France ne proposent rien d’autre que les aires d’accueil pour les gens du voyage, poursuit ce responsable associatif. Or, il faudrait organiser autrement le foncier sur notre territoire pour prévoir des logements sociaux intégrant de l’habitat mobile ou des parcelles permettant l’installation de terrains familiaux. » Dans le Puy-de-Dôme, premier département à avoir adopté un schéma départemental d’accueil des gens du voyage en 2002, cette question a été prise à bras-le-corps. Cette même année, une association avait été créée par l’Etat et le département pour accompagner les collectivités dans la mise en œuvre de ce schéma. « Dès le départ, nous nous sommes intéressés aux besoins des gens du voyage à l’échelle du département et pas seulement aux communes de plus de 5 000 habitants soumises à la création d’aires d’accueil », précise Patrice Pons, directeur de l’association de gestion du schéma des gens du voyage du Puy-de-Dôme (AGSGV 63), unique en France.
Aux côtés des aires d’accueil, ce territoire a vu se développer toutes sortes de projets d’habitats complémentaires. « Les bailleurs sociaux ont joué le jeu dès le départ », salue Patrice Pons, qui regrette cependant que la période soit plus compliquée aujourd’hui. « Les collectivités ont de moins en moins de ressources et les gens du voyage souffrent de l’ambiance actuelle de repli identitaire. C’est donc encore plus difficile à porter électoralement… » Autre difficulté, trouver des ressources foncières suffisantes, car ces projets sont souvent consommateurs d’espace. « Même en milieu rural, c’est difficile, car il faut préserver les espaces naturels et agricoles. » Dans les nombreux projets déjà sortis de terre, les résultats sont jugés satisfaisants. « Ces logements sont très bien tenus et cette population ne pose pas plus de problèmes qu’une autre. D’ailleurs certains projets jouent sur la mixité entre logements sociaux classiques et logements adaptés aux gens du voyage. Et cela fonctionne. »
Le département compte déjà une centaine de logements très sociaux portés par des bailleurs et seize terrains familiaux publics. Il a par ailleurs identifié cent quatre-vingts familles propriétaires de terrains privés dont l’installation pose problème. « On va regarder au cas par cas si on peut régulariser leur situation au regard des documents d’urbanisme. » Il s’agirait de réviser ces documents pour y amener les réseaux (eau, électricité…), les rendre constructibles ou procéder à des échanges de parcelles si aucune solution n’est possible. « Cela permet de résoudre des problématiques qui peuvent être très anciennes. » Autre piste évoquée par Patrice Pons : plancher sur des aides à l’achat de terrains privés. « L’accès au crédit immobilier est compliqué pour les gens du voyage. Or, si on les aidait à financer l’achat d’un terrain, ils seraient ensuite capables de se débrouiller par eux-mêmes en faisant de l’autoconstruction. »
Pour l’heure, la présence d’un habitat adapté aux gens du voyage varie fortement d’un département à l’autre, en fonction des volontés locales. La Fnasat a recensé près de 1 900 places dans ces logements en France, mais évalue à 200 000 le nombre de personnes demandeuses. « Il faut rappeler aux collectivités que conduire de tels projets et prendre en compte les besoins de cette population dans leurs documents d’urbanisme relève de l’intérêt général », défend Stéphanie Chauchet. La proposition de loi relative au statut, à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, présentée par le député (PS) de Loire-Atlantique Dominique Raimbourg (voir encadré, page 28), suffira-t-elle à insuffler un élan ?
Il y a deux ans, ils ont fêté Noël sous un toit « en dur ». Les dix-huit familles de la résidence des Alizés, à Caen, ont emménagé le 22 décembre 2013 dans quatorze logements adaptés, construits en lieu et place d’un très vieux terrain d’accueil des gens du voyage. Ils comprennent une pièce de vie, une cuisine et des sanitaires, tandis que les chambres sont installées à l’extérieur, dans les caravanes (deux à quatre selon les parcelles). Le projet, initié par la communauté d’agglomération Caen-la-Mer, a été confié au bailleur Caen habitat, qui en assure la gestion locative(2).
« Le bilan est globalement positif car les familles se sont très vite approprié les lieux », constate Dominique Basset, responsable d’agence à Caen Habitat. Les consommations d’eau et d’électricité, surveillées de près, sont plutôt bien maîtrisées et les impayés de loyer, très rares. Les logements sont entretenus avec grand soin et les familles s’inscrivent davantage dans leur quartier.
Restent quelques bémols. « En amont du projet, les familles n’ont pas osé exprimer certaines demandes par peur qu’il ne se fasse pas. Or elles auraient préféré des toilettes à l’extérieur et des chambres “en dur” plutôt que dans la caravane. » Les familles préfèrent aussi cuisiner dehors plutôt qu’à l’intérieur, sous un auvent qui n’avait pas été conçu pour cet usage. « Nous sommes encore en phase d’adaptation, mais ces familles ne partiraient d’ici pour rien au monde ! »
Après son adoption en première lecture à l’Assemblée nationale en juin dernier, la proposition de loi relative au statut, à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage attend son examen par les sénateurs(3). Celle-ci prévoit trois grandes mesures : une disposition très attendue supprimant le titre de circulation, une hausse des pouvoirs du préfet pour inciter les communes à organiser l’accueil des gens du voyage et enfin une lutte plus efficace contre les stationnements illégaux. L’esprit de ce texte, présenté par le député (PS) de Loire-Atlantique Dominique Raimbourg ? Prévoir « des droits et des devoirs pour tous ». Celui qui est aussi président de la commission nationale consultative des gens du voyage plaide pour le développement de projets d’habitat adapté conduits par les bailleurs sociaux, de terrains familiaux financés par les collectivités locales, mais aussi de terrains familiaux privés, « à condition que ceux-ci soient autorisés par le plan local d’habitat et respectent les règles d’urbanisme ». Constatant que 70 % des aires d’accueil ont été réalisées depuis 2000 (et seulement 50 % des aires de grands passages), le député prévient que ces nouvelles formes d’habitat devront se développer « sans renoncer aux aires d’accueil ».
(1) Cette salariée de la Filiale immobilière commune des organismes sociaux d’Indre-et-Loire (Ficosil) est mise à disposition par la fédération Soliah (Solidaires par l’habitat) –
(2) Il a aussi été financé par l’Etat, la ville de Caen, la CAF et des fonds européens.
(3) Disponible sur