Dans les rapports d’évaluation externe, quel que soit le secteur, la préconisation est récurrente : « Un travail de sensibilisation est à conduire sur l’intérêt, pour les professionnels, de travailler à partir des recommandations de bonnes pratiques. » Huit ans après la première publication sur l’évaluation interne, en avril 2008, l’appropriation des RBPP (recommandations de bonnes pratiques professionnelles) de l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux)(1) apparaît encore très superficielle. Méconnaissance des conditions d’élaboration, méthodologie de lecture imparfaite, contenus insuffisamment connus… « Le recours aux recommandations est rarement spontané », reconnaît Thibault Marmont, directeur du CREAI (centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) de Champagne-Ardenne. Mais les pratiques évoluent, souligne Aline Métais, responsable de projet évaluation interne à l’ANESM : « Les évaluations ont suscité une relecture, et les RBPP deviennent peu à peu des documents de référence. » A charge, pour les managers, de parvenir à mobiliser autour d’une démarche qui vise avant tout la qualité du service rendu aux usagers.
Premier frein évoqué : le manque de temps. Pris dans leurs multiples tâches quotidiennes, les cadres et directeurs assurent souvent le service minimal : au mieux, les recommandations susceptibles d’intéresser les équipes sont imprimées et mises à disposition des professionnels… Qui les laissent bien souvent prendre la poussière sur une étagère. Mais l’absence d’entrain peut également procéder d’une opposition de principe : « Pour certains, les RBPP constituent une forme d’ingérence, comme si on tentait de leur imposer une réflexion sur la pratique venue de l’extérieur », constate Jean-Rémi Rousseaux, directeur adjoint du centre départemental de l’enfance des Landes, à Mont-de-Marsan. Pour le dire plus crûment : les RBPP apparaissent comme des documents technocratiques, normatifs et inaccessibles, produits par des experts parisiens. « Pour avoir participé à l’élaboration de deux recommandations, je peux pourtant témoigner du contraire, poursuit Jean-Rémi Rousseaux. A côté des recherches bibliographiques, le document se nourrit du terrain : les recommandations reflètent un état de l’art qui fait consensus à un moment donné, et non une vision déconnectée de la réalité. » A tel point que certains de ces textes peuvent être amendés avant la validation définitive, car jugés irréalistes : « Au terme de la procédure, il peut en effet arriver de supprimer certains paragraphes, si les pratiques décrites apparaissent trop exigeantes », explique Aline Métais.
Mais la prolifération et la densité des recommandations alimentent les a priori. En huit ans, l’ANESM a produit pas moins de 45 RBPP. Et si le rythme de publication n’a cessé de s’accélérer, le format s’est également étoffé : 16 pages pour le premier livret, contre 144 pages pour le plus volumineux (adaptation de l’intervention auprès des personnes handicapées vieillissantes, mars 2015). « Le résultat peut apparaître aux équipes comme une liste de tâches un peu vertigineuse », résume Thibault Marmont. Sauf que cet embonpoint découle précisément des efforts de l’ANESM pour rendre ses documents plus lisibles, souligne Aline Métais : « Depuis 2012, chaque livret comporte une synthèse et des éléments d’appropriation, ajoutés en annexe. Et le découpage a changé, avec des outils plus pratiques, des études de cas. L’objectif étant de proposer plusieurs niveaux de lecture, du directeur d’établissement au professionnel de terrain. »
Les nouvelles recommandations se veulent donc plus opérationnelles. Sans, pour autant, constituer un catalogue de mesures à appliquer : « Une pratique n’est pas bonne dans l’absolu, insiste Aline Métais. Elle est à adapter selon l’organisation de l’établissement ou du service, les spécificités des publics accueillis, les moyens et ressources du territoire, etc. » Libre à chaque structure de s’y conformer ou non, l’essentiel étant d’avoir travaillé sur les écarts et de pouvoir les expliquer. « Alors que j’évoquais en formation le rôle du référent éducatif, souligné par l’ANESM dans la recommandation sur le projet personnalisé, le chef de service d’une MECS [maison d’enfants à caractère social] m’a demandé si, ayant testé cette organisation et l’ayant évaluée non satisfaisante, il était tenu de la remettre en place, raconte ainsi Thibault Marmont. La réponse est non, à condition qu’il soit en mesure d’argumenter son choix. »
Mal connues, les RBPP suscitent donc encore une certaine méfiance. Pour les appréhender, « un passeur est souvent utile, sinon nécessaire », plaide Thibault Marmont. Révision du projet d’établissement ou de service, évaluation interne, formation sur la bientraitance ou le secret professionnel, etc., toutes les occasions sont bonnes pour introduire les RBPP et « injecter leur contenu par petites touches ». Au centre départemental de l’enfance des Landes, un marché public vient d’être lancé. « Il s’agit de mettre en place des référents qualité dans les 11 établissements et services, chargés d’animer les plans d’amélioration continue de la qualité », explique Jean-Rémi Rousseaux. Parmi les prérequis dans le cahier des charges : connaître les recommandations et prévoir la formation des personnels. L’institution s’est donné trois ans pour accompagner les équipes dans l’appropriation de bonnes pratiques aussi « incontournables » que « l’évaluation de la satisfaction des usagers, la connaissance des politiques publiques ou de la recherche ou l’analyse des pratiques ».
La formulation est très claire, et figure dans plusieurs livrets : les recommandations ont vocation à « faciliter une réflexion enrichie sur les prestations et l’accompagnement proposé aux usagers, et non à décliner une série de normes opposables ». Leur intégration au cahier des charges de l’évaluation externe (décret du 15 mai 2007) les a, certes, rendues incontournables pour toute structure du secteur, mais sans leur conférer de caractère normatif. L’annulation partielle de la recommandation conjointe Haute Autorité de santé-ANESM sur l’autisme, prononcée le 23 décembre 2014 par le Conseil d’Etat(1), a cependant introduit une certaine ambiguïté. Dans son arrêt, le Conseil précise, en effet, que la recommandation « peut être opposée » aux établissements et services.
« Le rapport d’évaluation externe des Dames de la Providence (205 places en protection de l’enfance) a pointé la nécessité de mieux sensibiliser les salariés au contenu des RBPP. Les recommandations sur la bientraitance et sur le questionnement éthique ont déjà fait l’objet d’un travail important. D’autres, en revanche, n’ont pas suscité le même investissement, bien qu’elles concernent très directement le secteur de la protection de l’enfance : exercice de l’autorité parentale dans le cadre du placement, expression du mineur, de ses parents et du jeune majeur, secret professionnel, etc. Sur le fond, elles sont très intéressantes. Mais les professionnels sont organisés en petites équipes : cinq éducateurs, une maîtresse de maison et un surveillant de nuit pour chaque unité de vie. Il leur est donc difficile de trouver du temps pour se confronter à des documents qui leur paraissent trop longs, trop exhaustifs. Et puis, plutôt que de s’emparer d’écrits produits par d’autres, ils privilégient les séances d’analyse des pratiques, les réunions de régulation.
Il nous faut donc trouver un moyen de rendre ces recommandations plus accessibles. Cet objectif va mobiliser notre juriste, ainsi que deux membres du CA [conseil d’administration]. Deux passionnés : l’un est un ancien éducateur, l’autre, un retraité de l’Education nationale. Ils se régalent ! Leur mission consiste à prendre, une par une, toutes les RBPP qui peuvent concerner nos activités et à produire des condensés. Il ne s’agit pas de refaire des synthèses qui existent déjà, mais d’appliquer une grille de lecture très opérationnelle, propre à l’association. Comme chaque établissement dispose d’un administrateur référent, le CA a une connaissance très fine de leur fonctionnement. Aux directeurs, ensuite, de s’emparer de ces abrégés pour travailler avec leurs équipes, à leur rythme. Et, bien sûr, de garder la trace des réunions dans la perspective de la prochaine évaluation externe, en 2020. »
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