En première ligne de la crise humanitaire et migratoire européenne, le centre Jules-Ferry(1), à Calais, reste unique en France, un an après sa création. Géré par l’association La Vie active, il réunit un accueil de jour, qui distribue quotidiennement jusqu’à 3 200 repas, et deux centres d’hébergement. Le premier compte 400 places pour les femmes (une moitié en modulaires, l’autre moitié en tentes chauffées) et le second, nommé CAP (centre d’accueil provisoire), 1 500 lits pour les hommes et les familles (dans des conteneurs aménagés). Jules-Ferry répond à l’urgence sociale par une mise à l’abri, ce que font des travailleurs sociaux un peu partout en France lors des vagues de froid hivernales, mais ici le nombre de personnes à aider explose les normes habituelles (en moyenne, 2 500 personnes par jour). Stéphane Duval, le directeur de Jules-Ferry, en est persuadé : au cœur du plus grand bidonville français, peuplé par des réfugiés venus en majorité de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, d’Erythrée et du Soudan et rêvant d’Angleterre, s’invente une nouvelle facette du travail social…
« Je pense que la question migratoire n’en est qu’à ses débuts », explique le directeur, éducateur spécialisé titulaire du Cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale). Un exemple ? Il y a cinq mois, les CAO (centres d’accueil et d’orientation), qui ont essaimé à travers toute la France et où les réfugiés peuvent se reposer et réfléchir à leur avenir, n’existaient pas. Stéphane Duval reconnaît l’expertise des ONG, mais « on est en France, et on ne peut pas faire un camp comme au Soudan ou au Liban ». De même, il estime : « Une association issue du médico-social qui voudrait exercer uniquement son métier n’y arriverait pas non plus. On ne peut pas faire ici un accueil individualisé avec un projet personnalisé. » Le directeur compare sa structure à un centre social dans une ville où tous les habitants seraient en situation d’extrême précarité, avec des histoires personnelles marquées par la guerre, la dictature, la dangerosité du voyage migratoire. Coordinatrice régionale de Médecins du monde, Isabelle Bruand évoque, elle aussi, cette spécificité de la « jungle » de Calais : « Une situation de crise humanitaire dans un pays riche, dans des conditions pires que les camps en Afrique ou au Moyen-Orient. » Les travailleurs sociaux de La Vie active, reconnaît-elle, n’ont pas la tâche facile : « Ils n’ont pas les moyens d’effectuer un suivi individuel, vu le nombre de personnes présentes. Alors comment accompagner une population en transit ? »
Les équipes du centre se sont d’ailleurs demandé s’il fallait restreindre le nombre d’usagers accompagnés. « Cela aurait été injuste par rapport aux autres », répond Philippe Glavieux, éducateur spécialisé et titulaire du Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale), responsable de l’accueil de jour. Dotée d’un master en développement de projets humanitaires ainsi que d’un Caferuis, Sophonie Perard, directrice adjointe responsable du CAP, précise : « Nous avons cependant tenu à mettre en place des entretiens individuels destinés à des personnes dans le besoin. » Pour Stéphane Duval, « il faut s’y préparer, le travail social va devoir s’ouvrir à une autre dimension, celle de l’humanitaire. » A côté des filières classiques (exclusion, protection de l’enfance, handicap…), une nouvelle voie devrait ainsi émerger, mêlant humanitaire et social et capable de tenir compte du groupe comme de la personne et de son parcours. « Il faut sans cesse garder à l’esprit que la valeur essentielle, c’est l’autre. »
Ancien centre aéré situé à quatre kilomètres du centre-ville, Jules-Ferry a d’abord servi d’accueil de jour. Inauguré officiellement en avril 2015, il avait ouvert dès le 15 janvier, avec une distribution de repas sur le parking, assurée avec l’aide de deux associations calaisiennes d’aide aux réfugiés, Salam et L’Auberge des migrants. Ce qui reste le cas aujourd’hui, mais de façon plus organisée, chaque jour, de 15 heures à 17 h 30. Le matin, à partir de 9 h 30, une boisson chaude est proposée. Sont disponibles 60 douches, 40 toilettes et une laverie… L’ouverture du centre a été un marqueur symbolique fort, treize ans après la fermeture par l’Etat du centre d’accueil de Sangatte. « C’est la colonne vertébrale du dispositif », affirme son directeur. S’est ensuite greffée, à la fin mars 2015, une petite unité d’hébergement pour 100 femmes. A cette date, à la demande de la mairie de Calais, l’Etat avait expulsé les habitants des squats et des minibidonvilles dispersés dans la ville, pour concentrer les migrants sur la lande autour du centre Jules-Ferry, soit à peu près 2 000 personnes. Quatre mois plus tard, en plein milieu de l’été, la préfecture comptait jusqu’à 6 000 personnes entassées dans des tentes et des habitats de fortune, dans ce que tout le monde appelle désormais la « jungle » de Calais. Elle n’est pas la première mais a été, à ce jour, la plus peuplée, avant son évacuation commencée en janvier dernier et actuellement en cours.
Afin de reloger les réfugiés expulsés, le CAP a vu le jour à une centaine de mètres du centre originel, sur un bout de terrain aménagé avec des gravillons pour lutter contre la boue et l’humidité, omniprésentes. Ce sont également les équipes de La Vie active qui en ont la responsabilité. Il compte 1 500 places en dortoirs, dans des conteneurs viabilisés, cernés d’une clôture qui les sépare du bidonville. Imaginée en urgence pour faire suite à l’annonce de l’expulsion de la « jungle », la structure est sortie de terre aussi vite qu’elle a été pensée. Elle accueille en priorité des familles et des personnes vulnérables repérées par des maraudes ainsi que par les associations et les ONG présentes.
Le centre Jules-Ferry doit batailler en permanence pour préserver son indépendance à l’égard de l’Etat tout en respectant le contrat passé avec lui. Un équilibre difficile à trouver. « Ainsi, l’Etat n’est pas intervenu sur la construction du camp, précise Stéphane Duval, et n’a jamais demandé qu’il y ait des caméras ou une identification palmaire [reconnaissance du contour de la main] des usagers. » Ces précautions ont été prises, poursuit-il, parce que « nous avons besoin de savoir qui est présent sur site pour des questions de sécurité – en cas d’incendie, par exemple ». Les militants associatifs ont vu ces mesures comme une forme de contrôle policier. Quant aux migrants, ils sont dans la défiance face à toute prise d’empreinte. En effet, la convention de Dublin oblige les réfugiés à déposer leur demande d’asile dans le pays européen où ils ont été contrôlés pour la première fois (le plus souvent l’Italie ou la Grèce), leurs empreintes digitales faisant foi.
Toujours est-il que l’entrée de Jules-Ferry est contrôlée – même si tous les migrants peuvent passer – et l’hébergement des femmes, situé dans l’enceinte du centre, est sécurisé par une barrière fermée à clé afin d’éviter les intrusions. Les hommes n’ont pas le droit d’y entrer, mais les pensionnaires en sortent quand elles le veulent. Le lieu, des constructions modulaires Algeco posés sur une pelouse, se veut protecteur. Les normes de sécurité sont là aussi pour le symbole : il s’agit de marquer dans l’esprit de tous que, dans l’espace des hébergements ou de l’accueil de jour, des règles et des interdits existent, au contraire de la « jungle », qui s’apparente à une zone de non-droit.
L’équipe des travailleurs sociaux s’est retrouvée confrontée à un défi permanent : parer au plus pressé, dans un contexte politique tendu et sous les feux des projecteurs, tout en construisant au fur et à mesure les outils nécessaires à une prise en charge de masse. « Nous avons été dans l’urgence totale jusqu’en avril, raconte Philippe Glavieux. Cela peut être déstabilisant, mais c’est aussi une chance inouïe, car la marge de création et d’innovation est énorme. Un éducateur me dépose un projet le lundi ; le mercredi, il peut être mis en place. Nous avons une très grande réactivité. »
Il a fallu aussi recruter, rapidement, et pour une mission réputée difficile. « Le premier critère est d’arriver au bout du chemin pour l’entretien », expose Stéphane Duval, qui ne plaisante qu’à moitié. Jules-Ferry se trouve au bout du chemin des Dunes, une piste de terre qui longe toute la « jungle » avec des réfugiés qui y circulent à pied ou à vélo, habillés comme ils peuvent pour lutter contre le froid. Un premier contact impressionnant, qui fait reculer certains. « Pour travailler ici, il faut une appétence particulière sur la question des migrants », reconnaît le directeur. C’est le cas de Michaël Fava-Danna, éducateur spécialisé, qui travaille à l’hébergement des femmes. « Je voulais m’investir auprès de ce public, répondre à ses besoins premiers, mettre à l’abri toutes ces femmes et ces enfants. » Pour lui, La Vie active a relevé un véritable défi. « C’est une belle expérience », se félicite-t-il. Il a cependant dû s’habituer au rythme singulier des réfugiées : « Elles veillent longtemps la nuit, pour tenter de passer, et se lèvent donc tard le matin, explique-t-il. Leurs enfants suivent. Nous essayons de remettre des repères pour eux, tout en respectant le choix de vie de leurs mères. » Il les raconte avec tendresse, ces femmes qui « ont tout quitté, ont vécu des traumatismes, mais sont toujours pleines de vie ».
« Il faut être doté d’un solide bon sens », sourit de son côté Valentine Bak, éducatrice spécialisée, de l’équipe de l’accueil de jour. Elle avait déjà une expérience en CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile), mais là, les procédures standard ne collent jamais aux gens à qui elle apporte un premier niveau d’information, avant de les orienter. « Ce sont à chaque fois des histoires particulières », note-t-elle. La veille encore, un apatride lui a présenté un papier officiel stipulant son statut : elle ne savait pas que cela était encore possible. « Il faudrait travailler au cas par cas, soupire la professionnelle, mais ce n’est pas ce qu’on nous demande. C’est une gestion de masse, nous travaillons avec des groupes de personnes. » Des liens se nouent malgré tout, comme avec ce vieux monsieur iranien qui passe dire bonjour aux membres de l’équipe, en les remerciant de tout ce qu’ils font pour lui. Un travailleur social confie : « Il veut passer en Angleterre, pour rejoindre ses enfants qui résident là-bas. Mais pourquoi l’ont-ils laissé derrière eux quand ils sont partis ? »
Parfois, il y a aussi des moments douloureux. Michaël Fava-Danna se souvient de cette soirée où il a amené trois mineurs isolés dans une MECS (maison d’enfants à caractère social), pour un accueil d’urgence. A 21 h 50, à son arrivée, il a découvert que deux places seulement étaient disponibles. « Un des enfants devait revenir avec moi, et ça a été un moment compliqué. » Ramener ce jeune signifiait lui faire passer la nuit dans un endroit moins sûr, même s’il acceptait de rester au CAP.
En plus de la direction, l’équipe compte aujourd’hui 20 travailleurs sociaux : huit sur l’accueil de jour (quatre moniteurs-éducateurs et quatre éducateurs spécialisés, dont deux ont la fonction de coordonnateurs), chapeautés par un chef de service, éducateur titulaire d’un Caferuis ; dix sur l’hébergement (deux coordonnateurs éducateurs spécialisés, une conseillère en économie sociale et familiale et sept éducateurs spécialisés). A ce personnel éducatif s’ajoutent un responsable de service, ancien de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration), et des agents de service : 12 sur l’hébergement, 36 sur l’accueil de jour. Ces derniers présentent des profils extrêmement variés et sont souvent locuteurs de l’une des langues parlées par les réfugiés : arabe, pachtoun ou farsi pour les Afghans ou les Iraniens, tigrigna pour les Erythréens. Certains peuvent avoir connu des parcours migratoires comparables. Ils servent à l’occasion d’interprètes, renseignent et rassurent les migrants, et les canalisent, lors des périodes de pointe, à la distribution des repas. Enfin, neuf surveillants de nuit assurent une présence au centre Jules-Ferry.
Dotée d’un budget de fonctionnement de 16 millions d’euros, cette antenne de La Vie active compte en tout 145 salariés, avec une équipe administrative et un service technique vital pour tous les travaux à accomplir, de la fosse septique à vider aux douches à réparer. Sans oublier la chargée de communication, nécessaire pour faire face aux cinq ou six sollicitations quotidiennes des médias du monde entier. Chaque semaine, deux réunions – l’une pour la structure d’accueil de jour, l’autre pour celle d’hébergement – sont organisées afin d’échanger sur les difficultés rencontrées. Elles sont complétées par une réunion de direction hebdomadaire, à laquelle assistent le directeur, la directrice adjointe, les deux chefs de service, un cadre interprète et un cadre logistique sécurité, ainsi que par une réunion de coordination tous les quinze jours qui rassemble les deux équipes. Ici, l’organisation est « au carré ». Les travailleurs sociaux sont chargés de la faire respecter, et les coordonnateurs et le chef de service en sont les garants. Philippe Glavieux, responsable de l’accueil de jour, rappelle la complexité du planning qui imbrique agents de service, équipe éducative et bénévoles. Selon Stéphane Duval, le respect des horaires est « impératif » : « Cinq minutes de retard peuvent générer une belle bousculade. » Les hommes sont fatigués, usés par leurs tentatives de passage illégal en Angleterre, et l’énervement monte vite.
La courte histoire du centre a d’ailleurs été marquée, lors du week-end de Pentecôte, par une rixe générale pour un téléphone portable volé : 400 migrants se sont affrontés dans la cour intérieure à coups de barres de fer. Depuis, des mesures ont été prises. Chacun des membres de l’équipe est équipé d’un talkie-walkie où tous les messages sont entendus par tout le monde, ce qui permet de réagir au plus vite. Dès qu’ils sont en difficulté, les agents appellent les travailleurs sociaux, selon une procédure formalisée. « Les travailleurs sociaux interviennent en désamorçage de conflits, précise le directeur. Chacun d’eux essaie de capter l’attention du migrant pour faire retomber la pression. » Des fiches d’incident sont régulièrement rédigées. Et si la situation dérape, les personnels ont une seule consigne : se mettre à l’abri.
Le temps de l’urgence semble néanmoins aujourd’hui dépassé, et les structures de mise à l’abri se rapprochent progressivement des normes habituelles dans les établissements sociaux. Un livret d’accueil, rappelant les droits et les devoirs des usagers, a ainsi été édité en arabe, en pachtou, en tigrigna, en anglais et en français. Un conseil de vie sociale se met en place avec des représentants du CAP et de l’hébergement des femmes. « Même si elles sont de passage, elles vivent là et ont à participer à la vie de notre institution », insiste Michaël Fava-Danna. A l’accueil de jour, les éducateurs spécialisés tiennent des permanences quotidiennes, suivant une initiative récente. Ce mardi, de 12 heures à 15 heures, Valentine Bak, éducatrice spécialisée, reçoit en entretien des hommes les uns après les autres. La discussion se tient dans un anglais plus ou moins sommaire. L’un des réfugiés souhaite se rendre dans un CAO. L’éducatrice sort la carte de France et lui indique les possibilités (Le Havre, Caen, Cherbourg ou Angers) et l’inscrit pour le prochain départ. Un autre, gris de fatigue, souhaite retourner dans son pays, l’Afghanistan. Elle explique la règle : fournir une attestation de présence de plus de six mois à Calais, transmise à l’OFII. Ensuite, « un papier bleu sera envoyé, pour un premier rendez-vous ». Dehors, il fait froid, et ceux qui patientent à l’extérieur essaient de se faufiler dans le bureau. Valentine Bak les fait sortir pour qu’une intimité minimale soit garantie à chaque usager.
Sophonie Perard, la directrice adjointe, explique la procédure d’accueil mise en place au CAP : « La personne est accueillie par un éducateur, qui lui explique les règles de vie et lui remet le livret d’accueil. Elle remplit ensuite une fiche de renseignements indiquant le nom, le prénom, l’âge, la nationalité, le temps de présence en France, la situation administrative. » Un code lui est attribué, qui correspond à son numéro de conteneur et à son numéro de lit : 125 conteneurs de 12 places ont été amenés, sur un terrain gravillonné. Au bout d’une absence de quarante-huit heures sans prévenir, la place est considérée comme disponible. Les migrants, libres de leurs mouvements, continuent de tenter le passage vers l’Angleterre. Les travailleurs sociaux n’interviennent pas sur leur choix de vie, c’est une question d’éthique. « C’est une crise humanitaire qu’il faut gérer, mais les personnes ne sont pas dans la légalité », rappelle la directrice adjointe. Le turn-over est d’ailleurs important : Sophonie Perard estime que, en un mois, 100 personnes sont parties, de l’autre côté de la Manche ou ailleurs. Le but premier du dispositif reste d’apporter de la sécurité. « Le cadre permet d’avoir de la tranquillité », souffle la responsable.
Les éducateurs spécialisés réfléchissent actuellement à l’organisation pour les enfants d’activités avec des classes, en partenariat avec l’Education nationale et à des cours d’anglais et de français pour les adultes. Car la prochaine gageure sera d’aller plus loin que la simple mise à l’abri, en créant de vrais lieux de vie. Auparavant, les migrants les trouvaient dans la « jungle », où s’était développé un réseau de solidarités : celui-ci est désormais mis à mal par le démantèlement du campement.
(1) Centre Jules-Ferry : chemin des Dunes – 62100 Calais – Tél. 03 91 91 51 60 –