« Depuis plusieurs années, le travail éducatif est soumis comme le fer sur l’enclume à de nouvelles exigences de temporalité. Elles se traduisent par la demande croissante de rendre compte d’un agir quantifiable et mesurable. Dans son livre Du bon usage de la lenteur(1), Pierre Sansot, anthropologue des mondes contemporains, écrivait à ce propos que les choses se passent comme si “l’agir qui dépasse les frontières du travail appar [aissait] aujourd’hui comme une valeur supérieure…”. Dans le champ de l’action éducative, nous passons d’une pratique éducative qui s’accordait le temps de la réflexion à “un éloge de l’action qu’elle qu’en soit la nature”.
L’avenir de l’acte éducatif est menacé par l’envahissement de cette nouvelle temporalité qui transforme sa spécificité et participe à la dégradation des conditions de travail. Dans un contexte de tensions sociales, devons-nous subir passivement cette logique dévastatrice ou au contraire nous interroger sur une posture alternative ? Il serait candide de ne pas faire de lien entre cet envahissement des nouvelles temporalités et l’apparition de techniques managériales et financières dans le secteur social. Né de mouvements libertaires et alternatifs, l’espace associatif ne parvient plus à se soustraire à la fureur de la logique économique.
Dans les couloirs des services d’action éducative, des expressions telles que “Je n’ai pas eu le temps de…”, “Je me dépêche car je voudrais que ça parte avant le…” se sont répandues. La précipitation guette. L’urgence devient parfois un mode de fonctionnement. En s’accélérant, le temps semble s’être raccourci.
Le travail éducatif ressemble désormais souvent à une course contre la montre. A la croisée du temps psychique des individus, du temps de la procédure des institutions (judiciaires, administratives, scolaires, sanitaires…), du temps institutionnel et du temps inhérent à notre statut de salariés, il est difficile de faire valoir la spécificité du temps éducatif. Nous voilà maintenant, dans le cadre de l’action éducative en milieu ouvert, tenus de rendre compte du rythme et du nombre de rendez-vous proposés comme si la fréquence de l’action garantissait son déroulement et témoignait, à elle seule, du travail mis en œuvre.
Peu importe ce qui se trame durant ces entretiens, s’ils sont pertinents ou encore s’ils servent judicieusement l’intérêt de l’enfant ! La question du “pourquoi” ou du “comment” de l’acte éducatif s’estompe derrière celle du “combien”. Il importe de dire combien : combien de rendez-vous par mois ? par semaine ? ; de justifier les vides, de combler les silences et de compter : compter pour rassurer que le travail se fait et que nul ne songe à gâcher impunément le temps de l’action éducative.
Nous assistons à un envahissement de l’espace éducatif par des logiques comptables là où nous soutenons que parfois le silence et l’invisible sont pleinement à l’œuvre dans l’action. C’est dans la même veine, dans le même battement accéléré et tachycardique, que nous constatons que les espaces de réflexions professionnelles sont désormais envahis par de nouveaux formalismes qui se voudraient la preuve d’une action toujours plus quantifiable. Les réflexions menées en réunions pluridisciplinaires doivent maintenant faire l’objet de conclusions avec des objectifs à atteindre, des démarches à effectuer. Elles tendent à devenir rapidement prescriptives. Des tableaux recensent la fréquence de la parole. Bientôt des statistiques vont arriver. Ces chiffres ne sont pas conçus pour mettre en avant les effets du travail éducatif et ne prouvent rien. Rien si ce n’est la perte. Perte de la parole libre spontanée, créatrice, inventive. Perte du jaillissement.
Tout se passe comme si l’acte éducatif n’était plus au cœur du temps éducatif. Mais le “temps éducatif” existe-t-il ? Quelle est la singularité de cette durée dans laquelle nous envisageons et organisons notre travail ?
Dans son poème “L’horloge”, extrait des Fleurs du mal(2), Charles Baudelaire, mettait en garde son lecteur esthète contre les affres du temps :
“Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher à tout coup ! c’est la loi
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.”
Le poète annonce la vanité d’une lutte contre le temps. Pierre Sansot, de son côté, souligne l’importance de l’attente, de l’écoute, de l’ennui ou du rêve qu’il distingue de la vacuité : “La lenteur […] se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas s’oublier en chemin.” Accueillir l’autre dans sa qualité de sujet et se concentrer sur ses spécificités constituent les prémices de l’action éducative, préalable indispensable à la rencontre des individus, à la confiance qui se construit, aux paroles qui s’énoncent, aux actes qui se posent, à la séparation qui se prépare…
“Tempus fugit” nous rappelle la locution latine, gravée sous la pierre des horloges. Le temps fuit toujours inexorablement quels que soient les volontés de maîtrise humaine, les rêves de puissance et d’éternelle jeunesse, “tempus irreparabile fugit et mors appropinquat” (le temps fuit irréparablement et la mort se rapproche).
Cette accélération du temps, cette précipitation de l’action, n’est-elle pas le symptôme d’une société incapable de penser l’idée de sa propre finitude et précipitant dans le passage à l’acte son angoisse d’une mort sans rituel et sans transcendance ?
“… Et je serai poussière pour toujours demain…”, écrivait Ronsard(3). C’est de cela qu’il est question dans le travail éducatif : du deuil sans cesse au travail, sans cesse renouvelé de notre propre fin. Il s’agit d’œuvrer pour que l’autre advienne désaliéné de toute forme de dépendance et même d’aide, d’œuvrer à la mort d’une action qui ne peut que viser par l’avènement d’autrui sa propre finitude.
On peut se risquer à penser qu’une action toujours plus frénétique ne permet pas à autrui de faire seul le chemin. Elle tend au contraire, sans même que nous n’en ayons conscience, à infantiliser l’autre, et devient ainsi anti-éducative.
Nous avons probablement à faire dans notre pratique avec cette dialectique douloureuse : soit agir dans une dynamique éducative responsable et penser notre propre fin, soit produire une action qui cherche par déni à l’annuler et enferme l’autre dans les rets d’une action qui lui est toujours plus nécessaire.
Le temps éducatif n’est pas un temps chronométrable, linéaire. Il échappe à cette volonté croissante de maîtrise et de contrôle. Il nécessite d’accepter cette part d’imprévisibilité à laquelle nous confronte toute rencontre. Alors quoi ? Il y aurait, d’une part, des gestionnaires financeurs soucieux de comptabiliser sans rien comprendre à l’acte éducatif et, d’autre part, des associations soucieuses de viabilité qui s’empressent d’autant plus d’y répondre que cela leur permet d’évacuer l’angoisse propre à la dimension éducative elle-même.
Voilà un nouveau défi lancé aux travailleurs sociaux. Pour eux qui sont noyés dans la multiplicité des actes qu’il faudrait poser et des paroles énoncées, l’organisation du temps éducatif est un élément essentiel dans l’exercice de leurs missions. Or parce qu’il est peu compréhensible, puisque rarement défendu, le temps éducatif est soumis aux pressions et aux incompréhensions. Son manque de lisibilité favorise parfois la diffusion du soupçon et de la défiance ou l’expression de la colère (sous forme d’appels, de courriels et de courriers aux responsables de tutelle ou hiérarchiques).
Les travailleurs sociaux tentent de résister aux injonctions d’agir sans réfléchir d’une hiérarchie anxieuse et pressante. Ils cherchent à défendre la richesse d’une action singulière et d’une pratique éducative qui se réinvente chaque jour. Ce qui génère des heurts, un écart grandissant entre les commandes institutionnelles et l’éthique professionnelle et la montée progressive de l’épuisement professionnel. Avec des professionnels qui ont le sentiment d’être au bord d’un précipice, la souffrance au travail s’invite désormais de plus en plus dans le secteur social. Le nombre de nos collègues qui perdent confiance dans leur hiérarchie est croissant. Le sentiment de solitude s’accentue alors même que nous savons combien il est nécessaire de partager dans le quotidien de notre pratique les difficultés que nous rencontrons. Les jeunes salariés qui ne trouvent plus de soutien auprès de chefs de service dévolus au bon fonctionnement administratif démissionnent. Ecœurés par la perte du sens d’une action éducative qui ne suffit plus à compenser des salaires trop bas et ne protège donc plus de la précarité, particulièrement dans les grandes villes.
L’avenir de l’action éducative sera-t-il à l’image de Kronos dévorant ses propres enfants ?
Face au temps cannibale, dévorateur, l’acte éducatif a besoin du temps long de la “génialité”(4), fertile et producteur de vie. C’est pour cela notamment qu’il est essentiel de prendre le temps. Le temps de penser l’action, le temps d’y réfléchir avant d’agir. L’action éducative ne peut être précipitée au risque d’être littéralement précipitée dans le vide. »
(1) Ed. Payot, 1998.
(2) Publié en 1857.
(3) « Les Odes » (1550-1552).
(4) C’est-à-dire, selon Antoinette Fouque, la compétence ou la capacité à donner la vie – Il y a deux sexes – Ed. Gallimard – Coll. Le débat, 1995.