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« Pour lutter contre la pauvreté, ce n’est pas l’économique ou le social, mais les deux à la fois »

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Comment réduire la pauvreté ? La poursuite de cet objectif n’a pas, jusqu’à présent, obtenu grand résultat. Pour l’économiste Denis Clerc, le défi est pourtant à notre portée. Dans un ouvrage, cosigné avec son confrère Michel Dollé, il propose plusieurs solutions, privilégiant notamment la réforme des temps partiels et un effort sur la qualification.
Quel est l’état des lieux de la pauvreté en France ?

La notion de pauvreté est polysémique. On peut être pauvre en termes de relations humaines, de conditions de vie, de revenus… Ainsi, une personne très endettée peut être pauvre même si son revenu est relativement élevé. Pour notre part, nous nous sommes appuyés sur la pauvreté monétaire, qui reste le principal indicateur utilisé dans l’Union européenne. Les seuils sont fixés à 1 000 € pour une personne, 1 500 € pour un couple et 2 200 € pour un couple avec deux enfants. Nous nous référons aussi à l’indicateur de pauvreté en conditions de vie. Les derniers chiffres de l’INSEE datent de 2013. On dénombrait alors 8,5 millions de personnes en situation de pauvreté monétaire en France métropolitaine. Sachant que les personnes sans domicile ou en collectivité, par exemple en CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale], ne sont pas prises en compte. Il faut donc probablement ajouter de 100 000 à 200 000 personnes vivant en situation de grande précarité.

La pauvreté augmente-t-elle ?

Sur une période relativement longue, de 2005 à aujourd’hui, on n’observe pas en pourcentage une forte progression : environ 1 %, ce qui n’est pas considérable, comparé à d’autres pays. En revanche, comme la population française augmente d’environ 250 000 personnes par an, il y a inévitablement une progression en valeur absolue du nombre des personnes en situation de pauvreté. En 2005, ce chiffre était de 7,5 millions de personnes. Il faut ajouter 1 million aujourd’hui. La France fait cependant partie des bons élèves en Europe. Elle le doit sans doute à son système de protection sociale qui, sans être parfait, reste d’un bon niveau. La principale évolution est le rajeunissement de la pauvreté depuis vingt ans. D’une part, en raison de la fragilité croissante des couples et de la montée du nombre de familles monoparentales, qui progresse au rythme de 4 à 5 % par an. D’autre part – et c’est lié –, en raison de la pauvreté chez les jeunes, en particulier chez les non-diplômés, qui sont les plus fragiles pour pénétrer sur le marché du travail.

Avec la création de la sécurité sociale, on avait cru éradiquer la vieille opposition entre « bons » et « mauvais » pauvres. Vous dites à cet égard que l’on est en recul…

Il est clair que la crise, en confrontant un nombre croissant de personnes à des difficultés monétaires ou d’emploi, a durci les attitudes à l’égard de la pauvreté. Avant, la majorité des gens considérait que la pauvreté était due à un manque de chance. Aujourd’hui, elle pense que c’est parce que les pauvres ne se mobilisent pas suffisamment. Cette évolution est sans doute liée aux difficultés que rencontre une partie importante de la population. Beaucoup de gens pensent que certains profitent volontairement de la situation pour toucher des prestations sociales qu’eux-mêmes, bien qu’ayant perdu du pouvoir d’achat, ne peuvent percevoir. Mais cette vision est largement fantasmée. Par exemple, beaucoup pensent que les minima sociaux peuvent être supérieurs au SMIC. C’est faux. Pour une personne seule, le RSA [revenu de solidarité active] se monte à 460 €, une fois déduit le forfait logement. En comparaison, le SMIC à temps plein se situe à 1 150 €.

Entre justice sociale et efficacité économique, quelle approche pour réduire la pauvreté ?

Nous nous sommes appuyés, dans cet ouvrage, sur les travaux du philosophe John Rawls, pour qui la justice sociale est le socle de toute société. Selon nous, pour réduire la pauvreté, il faut s’attaquer à ses deux principales sources, dont la première est la pauvreté au travail. Parmi les personnes d’âge actif en situation de pauvreté, environ 2 millions ont un emploi et 1 million en cherchent un. Nous faisons plusieurs propositions pour que le marché du travail fonctionne sans pénaliser ces travailleurs pauvres. Il faudrait notamment veiller à ce que les contrats à durée déterminée et les temps partiels soient d’une durée suffisante. Dans les services aux personnes, par exemple, les déductions fiscales ne devraient être accordées aux employeurs que si leurs salariés sont correctement formés et bénéficient d’un nombre minimal d’heures de travail. La deuxième grande source de pauvreté est le manque ou l’absence de qualification. Chaque année, environ 120 000 jeunes sortent du système éducatif sans diplôme, soit environ 7 % d’une classe d’âge. Il faut que la collectivité fasse un très gros effort sur l’école, en se substituant si nécessaire aux parents lorsqu’ils ne peuvent pas soutenir leurs enfants durant leur parcours scolaire. C’est ce que font la Suède et le Danemark, deux pays dans lesquels la pauvreté infantile est la plus faible. Ainsi, les enfants pauvres ne deviennent pas des adultes pauvres.

L’Etat a mis en place des mesures. Avec quels résultats ?

Il y a notamment eu, en 2009, la création du RSA « activité », sous l’impulsion de Martin Hirsch, dont on espérait qu’il permettrait de réduire le niveau de pauvreté, notamment chez les travailleurs pauvres. Cela n’a pas eu beaucoup d’effets, car le RSA « activité » ne suffisait pas à franchir la barre du seuil de pauvreté. En 2012, le gouvernement « Ayrault » a mis en place un plan de lutte contre la pauvreté sur cinq ans, qui comporte une soixantaine de mesures. Seule une petite moitié a effectivement été mise en œuvre. On est donc loin du compte, même si ce plan manifeste le souci de montrer que l’on ne baisse pas la garde face à la pauvreté. Et au niveau européen, je pense que l’on parviendra à freiner la pauvreté, notamment la pauvreté laborieuse, davantage par l’échange de pratiques et d’expériences que par des règles communautaires contraignantes.

Certains préconisent d’abandonner la référence centrale au travail au profit d’un revenu d’existence. Qu’en pensez-vous ?

Beaucoup de mal, car l’emploi n’est pas seulement un revenu. C’est aussi de l’estime de soi, un réseau de sociabilité, le sentiment d’être utile à la société… Ces dimensions, qui ne sont pas purement économiques, sont essentielles. Par ailleurs, attribuer à l’ensemble de la population un revenu d’existence d’un montant de 100 € par mois – ce qui n’est pas grand-chose – représenterait un montant de 80 milliards. Si l’on voulait assurer au moins l’équivalent du RSA pour chacun, il faudrait multiplier cette somme par quatre ou cinq. C’est hors de portée du budget de la France, ou alors il faudrait sacrifier l’ensemble de la protection sociale. Pour verser un revenu d’existence à des personnes qui n’en ont pas besoin, il faudrait supprimer des prestations sociales qui bénéficient à des gens qui en ont absolument besoin. C’est complètement aberrant ! Essayons plutôt de partager l’emploi dans des conditions qui ne soient pas un obstacle économique à la compétitivité et ne rêvons pas à des solutions qui risquent d’aggraver la situation en bas de l’échelle sociale.

Faut-il réformer les minima sociaux, et si oui, comment ?

Un travail important est mené actuellement par le député Christophe Sirugue en vue de rapprocher, voire de fusionner certains minima sociaux. Je ne vais pas me prononcer sur ses éventuelles préconisations, mais il est clair que le système est aujourd’hui incompréhensible pour la plupart des gens. C’est un véritable parcours du combattant pour accéder à ses droits, ce qui explique sans doute l’importance du phénomène de non-recours. Il faut donc simplifier les minima sociaux, les homogénéiser pour que les conditions d’octroi ne soient pas différentes de l’un à l’autre, même si leurs niveaux restent différents.

Pour lutter contre la pauvreté, quel est le rôle des travailleurs sociaux ?

Dans le domaine de l’insertion par l’activité économique, celui que je connais le mieux, les accompagnants socioprofessionnels jouent un rôle absolument décisif pour le retour à l’emploi. Ainsi, les taux de réinsertion dans l’emploi à la sortie des dispositifs d’insertion vont de 20 à 60 %. Alors que, pour les contrats aidés dans le secteur non marchand, les taux de retour à l’emploi dépassent très rarement les 20 %. Les accompagnants veillent aussi à ce que les personnes en situation difficile puissent progresser dans le domaine du logement, de la mobilité, de la santé… Les travailleurs sociaux jouent, de ce point de vue, un rôle absolument décisif et sont le complément indispensable aux réformes économiques que nous proposons sur les CDD et sur l’accompagnement dans la scolarité et la formation. Ce n’est pas l’économique ou le social, mais les deux à la fois.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

L’économiste Denis Clerc est fondateur du magazine Alternatives économiques et membre de l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale). Avec Michel Dollé, ancien secrétaire général du Commissariat au Plan, il publie Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée (Ed. Alternatives économiques/Les Petits Matins, 2016).

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