« Le djihadisme est une forme de contre-culture, qui s’oppose à la culture démocratique jugée laxiste et dans la perdition. Cette idéologie, totalisante et totalitaire, s’impose par des normes strictes et en affirmant défendre la valeur du bien contre le mal », résume Frédérique Pernin, conseillère auprès de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Sur ce contenu moral et normatif se construit toute une identité, qui se conçoit comme unique et absolue. « L’appartenance religieuse – selon seulement une certaine conception de l’islam – est considérée comme la seule source de l’identité, alors que le propre des sociétés démocratiques est d’affirmer que celle-ci est multiple : religieuse, sociale, familiale, culturelle… », poursuit-elle. Un cheminement sur lequel s’est penché le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI)(1), créé en 2014 par Dounia Bouzar, à partir d’un travail mené avec plus de 700 familles. Ces dernières sont issues à 61 % des classes moyennes, et confiantes dans les institutions.
Parmi elles, 41 % se disent athées, 32 % de culture catholique, 20 % de référence musulmane et 50 % sans histoire migratoire. Quant aux jeunes, dont désormais 64 % sont des filles, 70 % se sont radicalisés entre 13 et 21 ans. Depuis juin 2014, le discours de Daech a remplacé celui d’Al Qaida ; enfin, le Net a joué un rôle majeur dans 98 % des cas. A la Miviludes, on observe cependant la prépondérance des rencontres physiques. « Cela a lieu dans des lieux de prière, des associations, des clubs de sport… Les pairs jouent un rôle essentiel dans les premiers pas et il existe des rabatteurs. Internet sert ensuite de catalyseur », relate Frédérique Pernin.
Le processus de radicalisation compte plusieurs phases. Tout d’abord, sur le Net, les radicaux se servent de la théorie du complot pour plonger les jeunes dans une lecture paranoïaque du monde. Ceux-ci vont regarder sur YouTube des vidéos polémiques sur l’alimentation, les vaccins, la publicité… « Le jeune voit peu à peu se dessiner autour de lui un monde binaire où tout n’est que mensonge et a le sentiment de trouver là une vérité cachée expliquant son mal-être d’adolescent et l’état déplorable de la société », explique Sulayman Valsan, membre du cabinet Bouzar Expertises. Rebondissant d’une vidéo à l’autre, d’un délire à l’autre, le jeune commence à penser que des organisations secrètes dirigent la population mondiale à son insu et produisent à dessein des aliments toxiques, le VIH, etc. Derrière se cachent la franc-maçonnerie, les Illuminati, le sionisme… Les forces satanistes apparaissent partout. Par exemple, dans le logo Coca-Cola qui cacherait un message contre le Prophète et la Mecque. Peu à peu naît l’idée que seul le vrai islam est capable de combattre ces forces du mal en expansion, mais aussi que des musulmans feraient partie du grand complot.
Peu à peu, le jeune se coupe de son entourage avec qui il ne peut partager ses convictions. « Il finit par accepter des idées défiant le bon sens, qu’il n’aurait pas acceptées d’un bloc. Cela ne peut se produire que dans l’isolement intellectuel », pointe Frédérique Pernin. Des discours ciblés « visent à le désocialiser afin que seul celui de l’islam radical fasse autorité », complète Sulayman Valsan. Les enseignants, les éducateurs, les imams sont dénigrés ; les activités de loisirs du jeune diabolisées, ses amis jugés mécréants. Certains cessent leurs études ou leur formation, voire se coupent de leur famille. Suit une démarche de destruction de l’individu au profit du groupe. D’un côté, est accentuée la ressemblance en son sein, travaillé l’aspect fusionnel, la similitude des sentiments ; de l’autre, sont effacés les contours identitaires de l’individu. La dépersonnalisation passe chez les filles par l’adoption du jilbab et chez les garçons par le changement de nom. Sont ensuite détruits les repères antérieurs, la mémoire affective et familiale, puis le groupe remplace la raison par la répétition mimétique afin que le jeune n’ait plus à penser par lui-même – ce qu’il peut trouver confortable. « Le groupe lui fait croire que seul importe de suivre le modèle des “pieux ancêtres”. Les recruteurs lui prescrivent sa conduite au quotidien, le bombardent de SMS pour la lui rappeler », précise Sulayman Valsan. Reste alors à faire adhérer le jeune à l’idéologie dite « djihadiste ».
Pour le persuader qu’il est un élu de Dieu et appelé à sauver le monde, le groupe recourt à des vidéos d’embrigadement utilisant musiques envoûtantes, rythmes entraînants, images chocs… et visant à faire passer le message qu’il faut se rassembler entre gens purs, entre bons musulmans, entre « véridiques ». Pour adapter le discours aux aspirations cognitives et émotionnelles des jeunes, cinq types d’arguments sont développés, fournissant des modèles d’identification. Il faut donc migrer en Syrie au motif que tout musulman restant en Occident est un traître, que c’est la fin du monde et qu’il faut y participer par la lutte du bien contre le mal, qu’il faut sauver les enfants gazés par Bachar Al-Assad et aider les femmes violées par ses troupes, qu’il faut régénérer le monde ou que c’est un combat noble… L’engagement est donc le fruit de la transformation du paysage mental et de motivations telles qu’un profond besoin de valorisation de soi, de réassurance, le sentiment de la révélation, une belle cause à défendre…
Enfin, dernière étape spécifique à Daech : le travail de déshumanisation, proche des doctrines nazies, du jeune embrigadé et des futures victimes. La cruauté est normalisée et les tabous sur la torture et le meurtre sont balayés.