« La laïcité est un régime et non une valeur. C’est un cadre juridique et politique qui a pour principe la liberté de conscience, dont les pratiques et manifestations sociales sont encadrées par l’ordre public. Ce n’est pas un rempart contre les religions », insiste Olivier Bobineau, sociologue des religions. Un rappel effectué lors d’un colloque intitulé « Laïcité : vivre ensemble »(1). Faire de la laïcité une valeur, soit le fruit d’une socialisation, risquerait en effet d’ouvrir la porte à une « guerre des valeurs », prévient-il. Fruit de notre histoire marquée par maints conflits religieux et persécutions d’une violence extrême, ce régime a vocation à favoriser la paix sociale. « La laïcité est la clé qui fait de chacun, au-delà des origines et appartenances, un citoyen à égalité de droits et de devoirs avec les autres citoyens. Elle permet d’aller au-delà de nos différences pour créer du commun et est à la base de notre identité nationale », affirme Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité(2), dans le cadre d’un autre colloque intitulé, lui, « Laïcité, approche interculturelle, prévention de la radicalisation »(3). Cette notion, très française, est pourtant mal connue dans ses fondements, diversement interprétée, et son application pose parfois problème aux professionnels.
Le régime de la laïcité est défini essentiellement par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, la loi Ferry du 28 mars 1882 sur l’enseignement scolaire laïque et celle du 9 décembre 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. Il repose sur trois principes : la liberté de conscience et de culte, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, l’égalité devant la loi quelles que soient ses convictions. Chacun a donc le droit de croire ou non, et d’exprimer sa foi, d’adhérer à la religion de son choix – ou non – et d’en suivre les pratiques.
Quatre espaces sont toutefois à distinguer. Tout d’abord, le domaine privé, où la liberté de conscience est absolue. Ensuite, l’espace administratif. Dans les services publics, les bâtiments d’Etat…, les agents comme les murs sont soumis à la neutralité (absence de signes religieux…), mais pas les usagers. A l’exception toutefois des écoliers, collégiens et lycéens du public à qui la loi du 15 mars 2004 impose une discrétion justifiée « par la nécessité de préserver de toute pression les enfants dans l’acquisition des savoirs de base », précise Nicolas Cadène. Dans l’espace social – associations, entreprises… –, la liberté de conscience est aussi garantie, avec des réserves : absence de prosélytisme, règles d’hygiène, de sécurité… Enfin, dans l’espace public, afficher sa religion est permis.
Alors qu’un processus de déculturation religieuse est en cours, on assiste en France à une montée de l’expression du religieux. En premier lieu, devenu la deuxième religion du territoire, « l’islam a décidé pour exister de se montrer dans l’espace public », relève Daniel Verba, sociologue et enseignant à l’université de Paris-13. Par ailleurs, en période de crise, « s’opèrent des replis sur soi, sur des valeurs traditionnelles ou religieuses plus rigoureuses, plutôt à caractère identitaire. Des pratiques sont parfois réinventées etémergent des pressions communautaristes voire des provocations à la République », observe Nicolas Cadène. Un recours au religieux, souvent de l’ordre du bricolage – le poids des pairs aurait augmenté dans la socialisation religieuse au détriment de celui des institutions –, s’exprimerait ainsi fortement chez certains publics. Cependant, des phénomènes d’assignation à une appartenance non revendiquée existent aussi. « Par le seul fait de s’appeler Mohamed, on se voit attribuer une étiquette de musulman, voire d’intégriste. Les travailleurs sociaux doivent être vigilants sur ce point car cela enferme les personnes dans des identités qu’elles n’ont pas déclarées », alerte Daniel Verba(4). D’autres interprétations sont tout aussi erronées, par exemple sur le port du voile, dont les sens sont multiples : signe d’appartenance identitaire, générationnelle, revendication politique, geste de soumission, mais aussi acte d’émancipation, demande de considération…
Cette montée de la visibilité religieuse s’accompagne d’une forte crispation. « Notre société étant très engagée dans les processus de sécularisation, nous ne sommes pas familiarisés avec l’emprise du religieux dans la vie quotidienne, les interactions sociales », souligne Faïza Guélamine, sociologue et responsable de formation à l’Association nationale des cadres du social (Andesi)(5). Selon elle, les crispations peuvent aussi venir du fait que « la France est une terre d’immigration qui s’est longtemps ignorée comme telle. De fait, elle a du mal à se penser comme le produit de cette diversité culturelle, qui renvoie au religieux. »
Le contexte social, économique, international ne favorise pas non plus le vivre ensemble. Comprendre les attentats de 2015, véritables atteintes à la laïcité et à la liberté d’expression, suppose ainsi, pour Olivier Bobineau, de s’intéresser à la façon dont la deuxième génération issue de l’immigration de culture musulmane a construit son identité dans les années 1980. Se sentant rejetés au bled pour ne connaître ni l’arabe ni le Coran et étrangers en France où ils sont relégués dans des cités et exclus de l’ascension sociale, ces jeunes en quête d’identité ont créé leur groupe d’appartenance et bâti une contre-culture fondée sur un parler particulier, une musique – le rap –, un type d’alimentation – le halal –, une mode vestimentaire. Par ailleurs, l’année 1989 a marqué un tournant. Alors que l’ayatollah Khomeini apparaît clairement comme un leader d’opinion anti-Occident, 1989 est marquée par la chute du mur de Berlin et, avec elle, par celle de l’ennemi rouge, le Bolchevique, contre lequel se sont construites les sociétés démocratiques depuis 1945. « Or une société a besoin de grand adversaire pour se constituer. Ce bouc émissaire, ce sera l’ennemi vert, le musulman », analyse Olivier Bobineau. Un ennemi qui sera aussi de l’intérieur.
La défense de la laïcité suppose donc non seulement de promouvoir la formation à ses principes et un enseignement laïque du fait religieux, mais aussi de développer des actions renforçant la cohésion nationale : service civique, prise en compte de la diversité dans les programmes scolaires et culturels, valorisation des apports liés aux migrations… Enfin, rappelle Nicolas Cadène, « pour être effective, la laïcité a absolument besoin de mixité sociale et d’une lutte constante contre les inégalités et discriminations : de genre, urbaines, ethniques, scolaires, ce qui appelle des mesures politiques fortes ».
De leur côté, les travailleurs sociaux sont aussi de plus en plus exposés au fait religieux. Cela passe, par exemple, par le refus d’une personne musulmane d’être soignée par un médecin de sexe opposé, par l’exigence d’une adolescente juive d’être suivie par un éducateur juif ou par la demande d’un enfant en foyer d’aller à la messe. Certaines requêtes peuvent cacher d’autres attentes. « Des usagers utilisent, consciemment ou non, le religieux pour dire autre chose. Il faut creuser cela », assure Faïza Guélamine. Globalement, néanmoins, les travailleurs sociaux trouvent des moyens d’entente et développent des capacités d’aménagement. « Ils estiment plus important de conserver la relation avec les personnes, d’agir dans l’intérêt de l’enfant, que d’aller à la confrontation sur des sujets débordant le cadre de leur champ », constate Daniel Verba.
Certaines situations interrogent cependant vivement les professionnels sur leur rapport au religieux. « Ils sont parfois interpellés sur leurs convictions ou renvoyés à des questionnements auxquels leur formation ne les a pas préparés. Cela peut susciter un malaise », pointe Faïza Guélamine. Comment être un éducateur athée avec un groupe de jeunes croyants ? Que répondre à un mineur isolé ne comprenant pas comment on peut vivre sans foi en Dieu ? Peut-on évoquer la question religieuse avec un usager ou empiète-t-on sur son espace intime ? Des travailleurs sociaux en viennent aussi à mobiliser la dimension religieuse de leur identité pour se positionner sur certaines problématiques : l’homosexualité, l’avortement, les relations filles-garçons… Savoir jusqu’où aller dans la transmission de connaissances renvoyant au registre théologique peut provoquer de vifs débats dans les équipes. Certains services travaillent avec des représentants des cultes quand d’autres s’y refusent. Pour Slimane Kadri, directeur de l’association Itinéraires à Lille, il faut répondre au jeune ou à sa famille. « Quand on vient nous interroger, nous, sur ces sujets ce n’est pas par hasard. On a des valeurs à défendre et il est bon de montrer ce qu’est la diversité, par exemple, avec deux éducateurs abordant différemment une même question », estime-t-il. « Quand les éducateurs ne sont pas autorisés à répondre, les jeunes restent avec leurs interrogations ; quand ils le font, ils sont agressés au nom de la laïcité. La vraie question est de savoir comment accompagner les jeunes et donner un sens à leur existence, comment faire communauté et leur faire trouver leur place. Pour cela, il faut pouvoir débattre », remarque Claire Sotto, chef de service en prévention spécialisée à l’association Ville et avenir à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Aux travailleurs sociaux démunis, Daniel Verba recommande surtout « de ne pas s’engager dans des querelles théologiques car le combat est perdu d’avance ». Car il n’y a pas de vérité religieuse, mais juste des pratiques, des usages, sans compter que les groupes sociaux ne sont pas homogènes.
La laïcité confronte aussi les acteurs du social à la façon d’articuler le droit des parents d’éduquer leur enfant selon leurs convictions, qui peuvent être fondamentalistes, avec celui de ce dernier de recevoir une éducation respectant ses droits. « L’Etat laïque n’a pas à se prononcer sur la pertinence des croyances d’un individu, mais il s’agit de savoir à partir de quand un enfant est en danger », affirme Frédérique Pernin, conseillère auprès de la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Quels modes d’intervention adopter entre protection des mineurs et liberté de conscience ? La question prend un jour nouveau avec le phénomène de radicalisation de jeunes tentés par le « djihadisme ». En particulier, les mineurs sont de plus en plus nombreux en proportion – un sur cinq – à être aspirés par cette idéologie extrême et à en accepter la violence. Toutefois, gare aux amalgames car il n’existe pas de profil type des jeunes signalés, même s’ils semblent plutôt issus des classes moyennes et de milieux fragilisés par des difficultés socio-économiques ou familiales. Une partie d’entre eux ont ainsi eu une enfance chaotique, sont passés par les services sociaux, « ont été privés de bienveillance et de considération, ce qui doit interpeller les travailleurs sociaux », insiste Daniel Verba, mais beaucoup n’ont pas de problématique sociale visible. Par ailleurs, seule la moitié serait composée de « reconvertis », autrement dit de jeunes qui « appartiendraient à des familles de culture musulmane, mais sans foi ni pratique », précise Frédérique Pernin. Un quart seraient même catholiques ou de filiation catholique.
Les raisons d’une telle radicalisation restent encore floues. Selon le politologue Olivier Roy, il ne s’agirait pas « d’une radicalisation de l’islam » mais « d’une islamisation de la radicalité »(6). A l’heure actuelle, seul le processus d’engrenage, établi à partir de parcours individuels, a vraiment été décrypté (voir page 29). Offrant une lecture simpliste du monde, permettant de se constituer une identité forte, de catalyser le ressentiment, de se redonner de la valeur, le « djihadisme » exercerait une forte séduction par sa dimension structurante. « Il permet de lever des angoisses sur les raisons de sa présence sur terre, sur les choix à avoir… Des angoisses de liberté », résume Frédérique Pernin. Par des mécanismes de type sectaire, il capte en particulier des adolescents ou des jeunes adultes fragiles, qu’il s’agisse « d’âmes errantes », selon Tobie Nathan (voir encadré, page 27) ou d’êtres « surtout déstructurés identitairement au-delà de leur culture », comme le pointe Bruno Zilberg, psychologue et directeur du Réseau Cithéa, qui relève que 40 % ont souffert de dépression.
Enfin, le fait religieux peut se manifester au sein des équipes et susciter des crispations entre travailleurs sociaux. C’est le cas notamment quand il remet en question l’égalité entre professionnels, par exemple, lors de demandes de congés pour fêtes religieuses. Parfois apparaissent aussi des soupçons sur le manque de neutralité, voire la collusion, de travailleurs sociaux avec des usagers supposés de même confession, ou encore de prosélytisme. On observe également des problèmes de cohabitation. Des personnels de services sociaux ou d’associations médico-sociales font table à part pour des questions de nourriture halal ou non, ce qui nuit à la cohésion du groupe. Le fait religieux heurte enfin l’idéologie même du travail social, qui s’est lui-même détaché de ses origines confessionnelles.
« Les faits religieux sont souvent perçus comme régressifs, en particulier, vis-à-vis des droits des femmes, explique Daniel Verba. Les travailleurs sociaux ont plus développé quelque chose de l’ordre d’un refus du religieux que du laïque. On se retrouve dans des postures très disqualifiantes vis-à-vis de ceux qui cherchent à manifester leur appartenance religieuse alors que la laïcité autorise, et même protège, son expression. »
Face à ces situations, seul le recours au droit permet de clarifier les positionnements. Or les dispositifs sociaux « ne garantissent pas toujours un cadre légal et réglementaire précis pour des professionnels très en demande », relève Faïza Guélamine. « Il y a un déficit de management. Les cadres de l’action sociale sont perdus avec la laïcité dont ils ne connaissent ni l’histoire ni les principes et dont ils font à tort une arme pour lutter contre les religions », regrette Daniel Verba, qui les invite à consulter les jurisprudences produites par l’Observatoire de la laïcité. Trouver un juste équilibre entre le tout-permis, qui risque de favoriser les replis communautaires, et le tout-interdit, source potentielle de discriminations, semble la piste à suivre. Enfin, il y a lieu de distinguer ce qui relève vraiment du religieux de ce qui a trait au relationnel, voire à la reconnaissance professionnelle, et donc de rechercher ce que cachent certaines manifestations.
Issu d’une famille tchèque, élevé dans la foi catholique et instruit par l’école laïque, Andel s’est brutalement converti à l’islam. C’est après un suivi en psychiatrie que ce jeune diplômé se radicalise via Internet et des amis. Entre prières et lecture compulsive d’ouvrages islamiques, il cherche le conflit, notamment avec sa mère. Andel a émigré à 7 ans et n’a cessé de questionner l’histoire de son géniteur et les motifs de son abandon, rejetant en parallèle son beau-père. « Dans cette famille qui a perdu ses repères, ce jeune, qui réclame son père, se vit comme une âme errante et se sent en danger partout », analyse l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, qui tente, au Centre Georges-Devereux, de saisir les motifs individuels de ces radicalisations fulgurantes. Selon lui, il s’agit de conversions initiatiques. « Ce type de conversion ne se satisfait pas d’un simple choix intellectuel, moral ou même mystique, mais introduit à une doctrine et met en lumière une nature jusqu’alors ignorée. » Il s’accompagne ainsi d’une révélation. « Il s’appuie sur des sensations, des compréhensions, des eurékas ontologiques. C’est comme si un voile se déchirait. Tout s’explique alors, son état personnel et celui du monde. » Le sujet comprend pourquoi il a été rejeté, pourquoi il court d’échec en échec, pourquoi il n’arrive pas à lâcher le cannabis… Ces errances préparaient en fait l’illumination soudaine. Le flottement dans la filiation facilite la radicalisation. Il s’agit, pour beaucoup, d’enfants dont les parents sont en rupture d’appartenance. Leur parcours est souvent jalonné de placements en foyer ou en familles d’accueil. « Les parents n’en veulent plus et les services sociaux sont mal outillés pour les accompagner. D’un coup alors, des forces apparaissent qui les reconnaissent et leur offrent la possibilité d’une métamorphose de leur être immédiatement accessible et la révélation d’une vérité cachée sur eux et le monde. La conversion à l’islam radical semble alors la solution à tous leurs problèmes », analyse-t-il.
Pour Andel, la reconstitution du vécu familial a permis de recréer des liens dans son histoire. Ce jeune avait besoin de construire son identité en tant qu’individu mais aussi que membre de la société. Derrière son comportement se cachaient des questions d’ordre affectif et symbolique mais aussi métaphysique.
(1) Organisé le 9 décembre 2015 à l’initiative de la direction territoriale de la protection judiciaire de la jeunesse de Seine-Saint-Denis à l’université de Paris-13 Nord-Villetaneuse.
(2) Cet organisme, placé auprès du Premier ministre, a édité plusieurs guides pratiques – Téléchargeables sur
(3) Organisé par la Convention nationale des associations de protection de l’enfant, à Paris, les 25 et 26 novembre 2015.
(4) Auteur de deux tribune libres « Travail social, faits religieux et radicalisations », ASH n° 2935 du 27-11-15, p. 38 ; et avec Faïza Guélamine « Le travail social à l’épreuve des « identités meurtrières » », ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 30.
(5) Auteure de Faits religieux et laïcité : le travail social à l’épreuve. Repères pour une pratique professionnelle – Ed. ESF, 2014 – Voir ASH n° 2893 du 16-01-15, p. 32.
(6) « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste » – Le Monde du 24 novembre 2015.