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Rompre les chaînes du passé

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Questionner les histoires familiales et leurs dysfonctionnements pour éviter la récidive, c’est l’expérience initiée par l’ANPAA de Basse-Normandie à la maison d’arrêt de Coutances (Manche). Un petit établissement pénitentiaire qui fait figure de pionnier dans ce domaine.

Derrière les hauts murs de pierre de la maison d’arrêt de Coutances (Manche) vient de s’achever une expérience innovante. Pour la première fois, un « programme de prévention de la transmission générationnelle des difficultés de fonctionnement de la famille » s’est déroulé en prison. Huit détenus de ce petit établissement de 40 places y ont participé. Durant deux mois, toutes les semaines, ils ont questionné pendant deux heures l’histoire de leur famille, son organisation et la place qu’ils y occupent. Un programme animé par Sophie Kerbarch, psychologue, et Lydie Vaultier, assistante de service social, salariées de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA) de Basse-Normandie(1).

Une action de prévention, non une thérapie

Avant d’en devenir animatrices, toutes deux ont suivi ce programme baptisé « Une affaire de famille » et élaboré au Québec. « Je me suis formée en 2010 avec un groupe de collègues, relate Lydie Vaultier. Le groupe se voyait tous les quinze jours pour des séances de trois heures. Entre chaque séance, nous devions effectuer un travail personnel : nous avons ainsi travaillé sur notre carte familiale [un arbre sur lequel figurent non seulement la généalogie de la famille, mais aussi les différents types de liens qui unissent ses membres]. Nous avons aussi élaboré un plan d’action et déterminé sur quoi on souhaitait agir et les moyens pour y arriver. » Cette expérimentation a été suivie d’une formation de deux jours, avec la créatrice du programme, sur sa genèse et ses évolutions. La gestion de groupe a également été travaillée. « Certaines séances peuvent vraiment remuer, poursuit Lydie Vaultier. Avoir soi-même expérimenté le programme est important, car cela permet de comprendre ce que les participants ressentent et de mettre des mots sur ces émotions. » Le cadre est clair : il ne s’agit pas d’une thérapie, mais bien d’une action de prévention. « Il s’agit de mettre à plat ce qui s’est passé dans la famille. Nous sommes là pour aider à poser les choses, à les repérer. Souvent, la personne trouve en elle les ressources pour agir, mais parfois certains éléments font souffrance. Nous l’invitons alors à poursuivre ce travail en thérapie », détaille Sophie Kerbarch. Pour les deux animatrices, l’inquiétude d’aller trop loin dans le thérapeutique peut néanmoins subsister. Après avoir animé cinq sessions du programme, Lydie Vaultier est entièrement rassurée. « Il faut se faire confiance, mais aussi faire confiance aux participants. Ils savent où s’arrêter. »

Une première en milieu carcéral

En six ans, plusieurs programmes de ce type ont été réalisés au sein de l’ANPAA Basse-Normandie. « Tous publics, car ce programme n’est pas ciblé sur un type de répétition », insiste sa directrice, Mireille Carpentier. Même s’il peut intéresser un large public, il reste toutefois difficile de constituer des groupes. Des actions d’information ont été menées en direction du public des centres d’addictologie ainsi que dans des foyers de jeunes travailleurs (FJT). Mais c’est la première fois qu’un groupe était monté en prison. « A l’époque où j’ai été formée, j’intervenais dans une équipe de prévention en détention, je me suis immédiatement dit que ce serait bien d’y réaliser ce programme », raconte Sophie Kerbarch. L’idée trottait aussi depuis des années dans la tête de Mireille Carpentier. « Il y a quinze ans, dans le cadre d’une émission de télévision réalisée par des détenus, j’étais intervenue auprès d’hommes condamnés à de longues peines, se souvient-elle. Et la première question qu’ils m’ont posée était : “Est-ce que l’alcool est héréditaire ?” » Ils s’étaient rendu compte que l’alcool était présent dans leurs passages à l’acte et exprimaient une inquiétude très forte à propos de leurs enfants. »

Penser la répétition familiale

C’est Catherine Lecaplain, conseillère du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) à la maison d’arrêt de Coutances, qui a proposé l’organisation de ce programme. « J’avais assisté à un compte rendu de celui-ci. Or, dans nos entretiens avec les détenus, les questions liées à la famille reviennent beaucoup, souligne-t-elle. Il est fréquemment question d’addiction, de placements, de violences conjugales ou sexuelles. En outre, avant d’exercer au SPIP, j’avais travaillé vingt-cinq ans à la protection de l’enfance et l’idée d’intervenir auprès des auteurs me semblait importante. » Il ne lui a pas été difficile de convaincre Yannick Guilard, le chef d’établissement. « De façon empirique, nous nous rendons compte qu’il existe des transmissions intergénérationnelles. Depuis six ans que je suis ici, j’ai pu voir plusieurs fois un père et un fils tous deux condamnés pour des infractions liées à l’alcool et aux stupéfiants », explique le responsable.

Cette réflexion sur la nécessité de penser la répétition familiale n’était d’ailleurs pas nouvelle à la maison d’arrêt. En dépouillant les registres d’écrou, Laurent Levallois, l’adjoint au chef d’établissement, passionné de généalogie, s’était déjà aperçu qu’y figuraient parfois le père, l’oncle, le grand-père… Entre la fin 2011 et la fin 2012, à son initiative, six détenus multirécidivistes avaient participé à un travail avec Lydie Poisson, une psychogénéalogiste de Cherbourg. « Avec elle, ils se sont penchés sur leurs échecs et ceux de leur famille, raconte Laurent Levallois. Parallèlement, le dépouillement et l’informatisation de 150 000 fiches matricules militaires des archives de Saint-Lô leur ont été confiés, ce qui leur a permis d’obtenir une petite bourse d’études. Le bilan de cette action a été très positif : les surveillants ont constaté que ces détenus étaient plus ouverts, que leurs rapports avec le personnel pénitentiaire, mais aussi avec les autres détenus, avaient changé. Et depuis leur sortie, ils n’ont plus jamais été incarcérés. »

Libre adhésion

Une fois prise la décision de réaliser le programme de l’ANPAA, il a fallu trouver des participants. Catherine Lecaplain a sélectionné 18 personnes pour une première présentation. « Le premier critère de choix était la date de sortie des détenus, explique-t-elle. Il fallait qu’ils ne soient pas libérés ni transférés avant la fin du programme. » En effet, une maison d’arrêt reçoit des personnes condamnées soit à de courtes peines, soit à de longues peines mais en attente de transfert. Les détenus ne peuvent rester plus de deux ans. « Il fallait aussi qu’ils aient un niveau de lecture et d’écriture suffisant, car le programme implique d’être en mesure d’assimiler des notions théoriques. »

Dans cette ancienne maison d’arrêt construite au début du XIXe siècle, la promiscuité a été un peu dissuasive. Les détenus vivent à deux ou trois par cellule, voire dans des dortoirs de douze. « Un certain nombre de détenus ne se sont pas inscrits car ils craignaient que les informations évoquées dans le groupe ne restent pas confidentielles. » A l’issue de cette première réunion, huit personnes se sont néanmoins portées volontaires. Un groupe assez hétérogène, qui rassemblait des prévenus et des condamnés, âgés de 25 à 57 ans, certains ayant des enfants, d’autres non. D’emblée, le principe de la libre adhésion a été réaffirmé. Il leur a été rappelé qu’ils pouvaient arrêter à n’importe quel moment. Si le passé familial était l’objet du programme, les raisons de l’incarcération ne devaient, elles, pas être abordées. « Nous avons précisé aux participants qu’ils savaient pourquoi ils étaient en prison mais que nous, nous ne leur demanderions pas », rappelle Lydie Vaultier. Le programme a, en outre, dû être adapté à la détention et à ses horaires fixes : les séances qui durent normalement trois heures ont ainsi été raccourcies à deux heures. « D’autant que trois heures, cela aurait été trop long en termes de concentration pour les détenus », ajoute Sophie Kerbarch. Il a donc fallu adapter le contenu des séances et accepter d’entrer moins en profondeur dans les notions évoquées.

La construction des séances n’a toutefois pas été modifiée. Chacune commence par un retour sur la précédente. Les participants peuvent y évoquer de quelle façon ils ont vécu les discussions de la semaine passée. Une question est ensuite posée pour un travail en sous-groupe, telle que : « Qu’est-ce que je fais comme mon père, et comme ma mère ? » Une personne de chaque groupe joue le rôle de rapporteur et écrit sur un paperboard le résultat des échanges. A partir de là, un concept (la rigidité des règles familiales, les différents rôles, la codépendance, la différenciation…) est présenté avant d’être discuté en grand groupe. Chaque participant repart avec des documents qui développent les notions abordées. Le classeur qui les regroupe a été différemment investi par les participants. « Pour certains, il permettait de mettre à distance ce qui se passait : une fois la séance terminée, ils le rangeaient et ne le ressortaient qu’à la séance suivante. D’autres, en revanche, s’y replongeaient pour poursuivre le questionnement », a observé Sophie Kerbarch. « Une histoire de famille » propose aussi à ses participants d’utiliser deux outils : la carte familiale (appelée également « génogramme »), qui permet de visualiser la famille et les interactions entre chacun de ses membres, et le plan d’action pour déterminer ce qu’on a envie de changer. « Celui-ci n’a que très peu été évoqué car, en détention, les personnes ne voient qu’à peine leur famille et ne peuvent donc agir », nuance Lydie Vaultier, l’assistante sociale.

Une implication variable

L’investissement des détenus au cours du programme a été assez variable. « Certains sont beaucoup intervenus verbalement lors des séances, tandis que d’autres ont réalisé avec beaucoup d’attention leur carte familiale. » C’est le cas de Stéphane M., 47 ans, père de cinq enfants, tous placés. « J’ai fait mon génogramme en plusieurs fois : la première fois, il me manquait des informations que j’ai obtenues auprès de mes frères et sœurs. Quand il a été terminé, j’en ai refait un pour l’une de mes filles. Elle me l’avait demandé lors d’un parloir et l’a photocopié pour le donner à son frère, qui est dans le même foyer. » Bernard T., lui, n’a pas éprouvé le besoin de réaliser le génogramme. « Le mien, je le connais, je n’ai pas eu envie de le faire », déclare-t-il, laconique.

Pour les deux hommes comme pour l’ensemble du groupe, le bilan apparaît plutôt positif. « Même si je ne m’attendais pas à ça quand je me suis inscrit, les autres disent des choses, et ça fait réfléchir », reconnaît Bernard T. Le groupe sert d’accélérateur au programme, le contexte de la détention accentuant encore ce phénomène. « Dans ma cellule, nous étions deux participants. En dehors des séances, nous avons beaucoup parlé de ce que nous avions vécu petits, mais aussi de nos enfants », raconte Stéphane M. L’envie d’agir pour protéger les générations suivantes est au cœur de la démarche. « J’ai un petit-fils de 15 mois, et je ne voudrais pas que sa mère – ma fille, qui a été placée à deux ans – lui retransmette ce qu’on lui a transmis à elle », s’inquiète-t-il. Selon lui, le programme l’a mis en mouvement. « Avant d’être incarcéré, je ne voyais pas l’intérêt de lire ou d’écrire. J’ai lu La famille pour les Nuls et un autre livre qui avait été conseillé, et j’ai commencé à écrire sur mon histoire. J’ai déjà rempli 40 pages, et je n’en suis qu’à la période de mes 7 ans. A ma sortie, j’ai envie de continuer. »

Si l’impact n’a pas été aussi spectaculaire pour tous les participants, l’action est jugée positive par les six détenus qui ont bénéficié de l’entretien final (les deux autres ayant été transférés avant ce bilan). Catherine Lecaplain, l’initiatrice de l’action, en est également satisfaite. « Mon premier objectif était que les participants aillent jusqu’au bout, et aucun ne s’est arrêté en cours, apprécie-t-elle. Je voulais vérifier que le sujet les intéressait et pouvait les aider à avancer sur toutes leurs difficultés. A l’extérieur, on ne leur avait jamais fait cette proposition. » Parmi les six détenus qui ont réalisé ce bilan, deux ont émis le souhait de refaire le programme à l’extérieur, et Stéphane M. s’est par ailleurs engagé dans une démarche thérapeutique auprès du personnel médical de la prison. Du côté de Mireille Carpentier, la conseillère du SPIP, le satisfecit est identique. « Cela a permis à ces détenus de vivre une expérience de groupe positive, qui passe uniquement par la verbalisation, et pour des personnes qui peuvent avoir des difficultés de communication, c’est important. »

Reste néanmoins à savoir si cette action pourra être pérennisée. Tel n’avait pas été le cas pour l’initiative proposée en 2011par Laurent Levallois. « L’année suivante, je n’avais pas réussi à obtenir les 9 000 € nécessaires à sa reconduction », déplore-t-il. Plus faible (3 980 €), le coût de ce programme de prévention a été aux trois quarts pris en charge par l’agence régionale de santé, dans le cadre de sa subvention globale à l’ANPAA de Basse-Normandie. Seuls 1 000 € ont dû être demandés par le SPIP à la direction interrégionale des services de l’administration pénitentiaire de Rennes, au titre des fonds disponibles pour la déradicalisation. « Contrairement à d’autres établissements, cette question ne se pose pas à Coutances », commente Yannick Guillard. Mireille Lecaplain espère, de son côté, qu’une nouvelle session pourra avoir lieu en fin d’année.

Genèse
« Une affaire de famille »

Chargée de prévention en santé publique dans le Nord-Québec (Canada), Line Caron raconte : « Dans la région où je travaille, les problèmes d’alcoolisme sont très fréquents, et souvent présents à travers les générations. Je me suis demandé comment rompre la chaîne de transmission. » Une pratique professionnelle qui a rejoint ses interrogations personnelles lorsqu’elle a eu des enfants, l’incitant à travailler sur sa propre famille. En 1996-1997, forte de cette expérience, elle élabore le programme « Une affaire de famille » et constitue un groupe d’une douzaine de personnes, qu’elle rencontre sept fois tous les quinze jours autour des problématiques de dépendances (alcoolisme et toxicomanie). Elle leur propose une approche systémique de la famille. « L’idée est de mettre des mots sur les fonctionnements familiaux pour permettre aux participants de devenir conscients de leurs émotions. A partir de là, ils peuvent agir sur les dysfonctionnements, et non plus réagir. » Avant d’être reconduit, ce programme a été évalué par une équipe de chercheurs en santé publique. Pour Line Caron, les mots sont importants : « Il est souvent question de “familles dysfonctionnelles”. Nous parlons, nous, de “difficultés du fonctionnement familial”. Cela déculpabilise, car chaque famille a des difficultés. » Au fil des ans, la pionnière a formé des intervenants au Québec et en France, en insistant sur la nécessité de suivre soi-même la démarche. « Si l’on n’est pas au clair dans la relation avec sa propre famille, qu’on est pris dans des difficultés de fonctionnement, la relation d’aide est compromise. » Pour elle, l’originalité du programme réside dans son but : « Prévenir pour la génération suivante ». « Ce qui fait que les participants viennent et restent, même si c’est dur, c’est qu’ils aiment leurs enfants. »

Notes

(1) ANPAA de Basse-Normandie (direction régionale) : 82, boulevard Dunois – 14000 Caen – Tél. 02 31 85 35 21 – bassenormandie@anpaa.asso.fr.

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