Dans un contexte de rigueur budgétaire, les réformes structurelles engagées par les grands opérateurs de services publics (Pôle emploi, caisse d’allocations familiales, caisse primaire d’assurance maladie…) sont marquées par le développement des outils numériques. L’objectif est de « faciliter les échanges entre usagers et services, et [de] remplacer progressivement les interactions physiques en agences par des échanges dématérialisés, tout en ciblant un accompagnement spécifique, mais limité quantitativement, aux publics les plus fragiles », explique l’étude d’Emmaüs Connect.
Néanmoins, cette évolution « est vécue comme subie et contrainte, les intervenants sociaux n’étant pas consultés sur la nature, le contenu et la forme des services numériques des grands opérateurs. Il n’y a donc pas de coconstruction qui prenne en compte leur expertise des publics fragiles », précise le rapport. Aussi les dispositifs se révèlent-ils souvent mal adaptés aux usagers accompagnés.
Dans ces conditions, la quasi-totalité des intervenants sociaux n’ont d’autre choix que d’accompagner leur public dans leurs démarches numériques, que ce soit pour la prise d’un rendez-vous à la préfecture, la déclaration trimestrielle à la caisse d’allocations familiales, l’envoi d’un CV, la recherche de logement, la déclaration mensuelle à Pôle emploi… Ils sont sollicités pour pallier une lacune (illettrisme, non-maîtrise de l’outil informatique…), une absence d’équipement (ordinateur, imprimante), mais aussi pour être plus efficaces : « Faire une actualisation Pôle emploi me prend cinq minutes. Si la personne le fait elle-même, ça nous prend trente minutes », témoigne un professionnel.
Bien que les intervenants sociaux privilégient en général l’« accompagnement avec » – et pas « à la place » –, ils constatent une perte d’autonomie des personnes : « La non-prise en compte des niveaux de compétences numériques des usagers les rend de plus en plus dépendants d’un accompagnement par un travailleur social. Ce qui va à l’encontre de la mission première du travailleur social, qui est de permettre aux usagers de s’autonomiser dans leurs démarches et leurs parcours socio-professionnels », souligne l’étude.
Autres effets délétères du tout numérique : sa dimension chronophage (les démarches auparavant réalisées directement par l’usager au guichet des services publics sont désormais effectuées avec le travailleur social) et le coût à la charge des structures (papier, impressions…). En outre, la dématérialisation implique d’avoir accès aux comptes et espaces personnels des usagers, ce qui soulève des questions éthiques. « Je suis souvent contrainte de créer des espaces personnels pour les usagers avec mon adresse mail professionnelle. Du coup, je reçois des messages qui leur sont adressés, que j’imprime et transmets, mais ce n’est pas du tout déontologique », témoigne une assistante sociale.
Par ailleurs, la dématérialisation s’accompagne d’« une complexification des relations avec les grands opérateurs de services publics », en particulier lorsqu’il s’agit de gérer des dossiers complexes. « Avant, on avait des professionnels référents dans les grandes institutions. Si les travailleurs sociaux étaient en difficulté, ils pouvaient contacter un service spécifique, à la CAF par exemple. Aujourd’hui, le service social a passé en central une convention avec la CAF et [les échanges] se font par mail », regrette un professionnel. Aussi, dans ce type de cas, le numérique n’est-il plus perçu comme un levier « mais comme un frein. Et cela impacte directement le suivi de l’usager : le travailleur social n’étant pas à même de lui fournir une réponse directe, il le renvoie faire ses démarches lui-même, alors que dans le même temps les points d’accueil des services publics diminuent. Cela crée un cercle vicieux facteur d’augmentation des situations d’exclusion et de non-recours » – non-recours qui reste toutefois difficile à évaluer, précise l’étude.
Désormais perçu comme inévitable dans les parcours d’insertion socio-professionnelle des usagers, le numérique est considéré par certains travailleurs sociaux comme une opportunité pour les plus autonomes. Certains y ont d’ailleurs recours pour résoudre des « problématiques financières ou de mobilité notamment, en faisant découvrir à leurs usagers des sites spécifiques (Blablacar pour la mobilité, Leboncoin pour les achats, Skype pour la communication, Paris.fr pour les loisirs, etc.) », voire pour (re)créer du lien social et affectif (par exemple, en activant un compte Facebook). Pour autant, les technologies de l’information et de la communication constituent globalement un frein dans l’accès aux droits des « mal-connectés », relève l’étude d’Emmaüs Connect. Outre un faible équipement et des problèmes de connexion, l’illettrisme est un des facteurs principaux d’exclusion numérique dans la mesure où l’informatisation suppose de maîtriser la lecture et l’écriture. A cela s’ajoute une « mauvaise maîtrise des outils numériques liée à un usage limité et principalement récréatif ». Dans ces conditions, il n’est pas rare que les usagers adoptent des stratégies d’évitement informatique, d’autant qu’il existe, pour certains, un véritable risque d’erreur avec des conséquences immédiates et parfois dramatiques (suspension du RSA, radiation de Pôle emploi…). En outre, parce qu’ils accèdent avec retard aux informations, certains usagers sont pénalisés pour s’inscrire à une formation ou répondre à une offre d’emploi alors que d’autres, peu mobiles, subissent de plein fouet la fermeture des guichets de proximité. Exemple emblématique cité par l’étude : face aux nouveaux services dématérialisés de gestion des repas scolaires mis en place par plusieurs villes, certaines familles en situation d’exclusion numérique ont dû faire face à des impayés et à des dettes.