Jeunes sans diplôme, ménages à bas revenus, personnes handicapées ou âgées…, six millions de personnes cumuleraient précarité sociale et précarité numérique en France, selon Emmaüs Connect. Alors que les outils numériques sont devenus incontournables pour accéder aux services publics et privés, trouver un emploi ou se former, leur place et leur rôle au sein du travail social restent très peu interrogés. D’où l’intérêt de l’étude commandée par l’association Emmaüs Connect(1) et dont les grandes lignes ont été présentées le 30 mars, lors d’une journée organisée par la mission d’animation territoriale et professionnelle du pôle « solidarité » (MATPPS) du conseil départemental de Seine-Saint-Denis(2). Cet état des lieux devrait nourrir utilement la réflexion sur le numérique qu’a promis d’engager le gouvernement dans le cadre du « plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social » (voir encadré, page 29).
Réalisée de février à mai 2015 par l’anthropologue Yves-Marie Davenel, l’étude s’est appuyée sur une trentaine d’entretiens individuels et collectifs avec des responsables de structures et des intervenants sociaux (à Bordeaux, à Marvejols, à Mende, à Paris et à Saint-Denis), quatre groupes de discussion avec des professionnels de statuts et des structures variés (à Lille, à Lyon, à Marseille et à Saint-Denis) et des rencontres avec sept animateurs médiateurs de relais services publics(3) situés en Lozère. Au total, près d’une centaine de personnes ont été interrogées sur leurs usages professionnels du numérique et sur leur regard sur l’accompagnement des usagers aux technologies de l’information et de la communication. En parallèle, un questionnaire quantitatif a été diffusé par le biais des partenaires d’Emmaüs Connect, de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas) et des Actualités sociales hebdomadaires, qui a permis d’exploiter près de 500 réponses.
L’étude met à la fois l’accent sur les potentialités du numérique dans le secteur social et sur les risques d’exclusion sociale et de non-recours aux droits liés à un non-équipement ou à une non-maîtrise. Focalisée sur les champs de l’action sociale qui concernent le public accompagné par Emmaüs Connect (le budget, l’accès aux droits, l’insertion socio-professionnelle, le logement, l’hébergement d’urgence et l’accueil ponctuel), elle met au jour « des tendances à l’échelle nationale » qui « peuvent servir de lignes directrices pour aider à saisir les enjeux du numérique au sein de l’action sociale ». En identifiant les leviers d’action et les blocages, cet état des lieux n’est pas seulement exploratoire. Il se veut le point de départ du développement de solutions pour mettre le numérique au service de l’insertion sociale en mobilisant les travailleurs sociaux, les acteurs du numérique et les opérateurs de services publics. Cela afin de répondre à « l’impérieuse nécessité d’une formation de masse des usagers aujourd’hui déconnectés ».
L’étude met d’abord en évidence l’utilisation du numérique dans les pratiques professionnelles des intervenants sociaux depuis une dizaine d’années « Aujourd’hui, plus aucun travailleur social ne peut travailler sans maîtriser a minima les outils informatiques et Internet. » De fait, 83 % des répondants au questionnaire considèrent qu’Internet est indispensable dans leur travail. « La grande majorité des intervenants sociaux interrogés a une réelle appétence pour ces services qui viennent utilement compléter leur boîte à outils professionnelle. » Cette pénétration s’est toutefois faite de manière progressive et inégale : alors que les assistants sociaux du centre d’action sociale de la ville de Paris (CASVP) disposent d’un ordinateur professionnel depuis une quinzaine d’années, certains professionnels du conseil départemental de Lozère n’ont été équipés qu’en 2014.
Dressant l’inventaire des points positifs liés à la percée du numérique dans le secteur social, l’étude relève qu’« Internet facilite un nombre grandissant de démarches et donne accès à des services nouveaux et innovants, améliorant ainsi le quotidien des professionnels et des usagers ». Principal atout : le gain de temps. « Par exemple, quand il manque une attestation CAF dans un dossier, je l’imprime, ce qui évite des allers-retours à la CAF pour les usagers », témoigne une conseillère en économie sociale et familiale du centre communal d’action sociale (CCAS) de Saint-Denis.
Si le numérique s’est immiscé dans la relation usager-travailleur social, « il demeure cependant un outil et ne supplée pas à l’interaction, nuance l’étude. Cela se manifeste notamment par le fait que lors des entretiens, l’ordinateur, s’il est présent dans la pièce de réception, est relégué au second plan, comme un outil support pour effectuer une recherche ou consulter avec l’usager son espace personnel sur tel ou tel site administratif. » Il existe aussi des écarts importants dans les pratiques en fonction des champs d’accompagnement. « Selon que l’interaction est ponctuelle ou suivie dans la durée, les opportunités et les modalités d’utilisation du numérique varient assez fortement. » Sans surprise, ce sont surtout les intervenants sociaux de l’insertion par l’activité économique et du logement – qui pratiquent un accompagnement individualisé dans la durée et dans des domaines où la dématérialisation est la plus avancée – « qui se sont positionnés sur l’inclusion numérique ». Alors que, dans les autres secteurs, les entretiens en présentiel, le téléphone et le courrier restent privilégiés(4), ces professionnels ont recours, pour plus de la moitié d’entre eux, aux échanges électroniques avec les usagers.
La nature de la structure a également une incidence sur les pratiques : les associations constituées uniquement de bénévoles, compte tenu de la faiblesse de leurs moyens, se préoccupent peu de numérique. Quant aux institutions publiques, elles doivent composer avec des contraintes juridiques et organisationnelles qui restreignent les usages numériques – notamment lorsque les intervenants sociaux n’ont pas le droit de donner leur adresse électronique professionnelle aux usagers, qui sont invités à utiliser une adresse générique moins adaptée aux échanges suivis.
Le constat est sans appel : alors qu’elle est devenue incontournable, « la problématique numérique demeure encore aujourd’hui le parent pauvre des politiques d’établissements au sein de l’action sociale ». Le numérique « n’est pas le sujet prioritaire » au regard des besoins vitaux (se nourrir, se loger, se vêtir). Considéré comme difficile à appréhender, il apparaît seulement au coup par coup au cours de l’accompagnement des démarches des usagers (recherche d’emploi, logement…), plaçant les travailleurs sociaux en première ligne.
Illustration de ce manque de réflexion globale : l’absence généralisée de procédure systématique et uniformisée de détection des besoins numériques des usagers. Si 78 % des répondants estiment être en mesure de détecter les difficultés de leur public en la matière, 35 % disent le faire difficilement. « Il s’agit de pratiques individuelles, aucun intervenant social n’évoquant de protocole et/ou de questionnaire systématique de détection. » Cette dernière se fait « à la discrétion du travailleur social en fonction des problématiques abordées avec l’usager dans le cadre des entretiens ».
L’enquête souligne également le sous-équipement des structures : « Si toutes celles rencontrées sont aujourd’hui largement informatisées, il subsiste cependant des problèmes d’équipement dans certaines d’entre elles, que ce soit en termes de nombre d’ordinateurs mis à la disposition des professionnels ou d’ancienneté des équipements. »
Enfin, l’absence de formation des intervenants sociaux reste un problème central. Non seulement la formation initiale des futurs travailleurs sociaux n’aborde pas les enjeux du numérique, mais « seuls 14 % des répondants au questionnaire en ligne déclarent avoir déjà eu une formation au numérique dans le cadre professionnel »(5). Aussi est-ce « sur le tas » que les professionnels appréhendent cet outil en dehors de tout cadre de référence, sans méthodologie ni partage de bonnes pratiques. Par conséquent, il est « difficile de qualifier des pratiques numériques professionnelles ou de les catégoriser, chaque travailleur social, en fonction de son cursus, de son appétence et des dossiers traités se reposant ou non sur des solutions numériques ».
Pour autant, se former au numérique n’est pas une attente forte, constate l’étude, les intervenants sociaux privilégiant d’autres domaines de formation considérés comme davantage prioritaires. Un autre facteur permet d’expliquer ce faible intérêt : les professionnels souhaitent majoritairement se décharger de l’accompagnement numérique des usagers sur « des structures dédiées », comme les espaces publics numériques (EPN), les points information médiation multiservices (PIMMS)(6) ou le programme « Connexions solidaires » d’Emmaüs Connect.
Reste que le partenariat entre les acteurs du numérique et les acteurs de l’action sociale se fait difficilement. Ce qui freine la proposition de solutions innovantes et pérennes d’accompagnement numérique des usagers. Les travailleurs sociaux sont, par exemple, peu au fait des actions et dispositifs qui existent en matière d’inclusion numérique – certains d’entre eux ne connaissent ni les EPN ni les PIMMS, ce qui ne permet pas d’orienter efficacement les usagers qui en auraient besoin.
En outre, lorsque des institutions se saisissent du sujet, elles ont du mal à passer du diagnostic à la réalisation. L’étude évoque le cas du conseil départemental de la Gironde qui a édité en 2011 un « livre blanc » identifiant les forces et les faiblesses numériques du territoire et proposant des pistes d’action. Si 60 % des préconisations ont été mises en œuvre, l’expérimentation d’un « pack d’accès social Internet » contenant une connexion Internet à domicile (à tarif négocié avec un ou des opérateurs), un ordinateur reconditionné et une formation de base aux usages numériques a été délaissée.
Puisque les responsables de structures anticipent difficilement les effets futurs de la numérisation, il n’est pas étonnant que les travailleurs sociaux de terrain aient rarement une vision claire de son impact sur l’évolution de leur métier. Certes, pour certains, l’accompagnement au numérique est désormais vécu comme une mission à part entière, pleinement assumée. Mais d’autres se montrent très réticents à l’égard de ce qu’ils considèrent comme une charge de travail supplémentaire ou comme une « déshumanisation ». L’aspiration à une prise en charge de la formation et de l’accompagnement numériques des usagers par des structures spécialisées laisse néanmoins penser que la plupart des travailleurs sociaux souhaitent « pouvoir se consacrer pleinement à ce qui constitue aujourd’hui le cœur du métier, à savoir l’accompagnement social ».
Faire du numérique un levier d’insertion : c’est l’ambition d’Emmaüs Connect. Créée en 2013, l’association, à la croisée du social et du numérique, s’est donné comme objectif de coconstruire avec les acteurs du social et du numérique des solutions nouvelles en faveur de l’inclusion numérique des plus fragiles. Outre sa mission d’interpellation et de sensibilisation, elle développe un programme de terrain intitulé « Connexions solidaires » sous la forme de points d’accueil qui permettent aux plus fragiles d’acquérir un « bagage numérique minimum » (accès personnel à un ordinateur et un téléphone, solution d’accès adaptée à la téléphonie et à Internet, compétences de base, connaissance des services numériques clés) et crée des outils en faveur de l’inclusion numérique (formations, cartographies, modules d’accompagnement des structures d’action sociale et des collectivités). 16 000 personnes ont d’ores et déjà bénéficié de ses services via 900 structures partenaires.
Le « plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social », rendu public en octobre(7), propose de développer les usages et pratiques numériques chez les intervenants sociaux. Néanmoins, la réflexion ne devrait être lancée qu’une fois le Conseil interministériel du travail social (qui prendra la suite du Conseil supérieur du travail social) installé, à l’issue de la mission de préfiguration de la députée Brigitte Bourguignon. Objectif du gouvernement : « permettre aux professionnels de se concentrer sur l’accompagnement humain et de travailler davantage en réseau » mais aussi « renforcer le pouvoir d’agir des personnes et prévenir le risque de fracture numérique ».
Parmi les mesures annoncées, la relance du « chantier du dossier social unique » devrait faciliter le travail des professionnels en ne recueillant qu’une seule fois les informations requises pour l’ouverture des droits ou le suivi des personnes. Le plan envisage également de renforcer la formation des travailleurs sociaux aux usages du numérique(8). Autre mesure : la création d’« outils numériques de géolocalisation du premier accueil de proximité et de l’offre d’accompagnement social (de type “guide des solidarités interactif” en ligne) ». L’ensemble servira de socle à un « plan d’action en faveur de l’apport du numérique au travail social » élaboré sous l’égide de l’Agence du numérique en relation avec le Conseil interministériel du travail social. « Après avoir milité pendant plusieurs mois pour que le numérique soit pris en compte dans le cadre des “états généraux du travail social”, voir que nous avons été entendus est un premier pas très satisfaisant », estime Margault Phelip, directrice adjointe d’Emmaüs Connect.
L’étude propose une série de recommandations.
1. Sensibilisation : interpeller les pouvoirs publics pour que les organismes qui dématérialisent s’engagent à former les usagers, mais aussi faire du numérique une priorité transversale au sein de l’action sociale ; réfléchir à des modalités pertinentes de détection de la problématique numérique par les travailleurs sociaux ; ou encore mieux faire dialoguer l’action sociale et les administrations.
2. Formation : mettre l’accent sur les formations en direction des professionnels, mais aussi des usagers dans le cadre d’un suivi adapté et dans la durée, qui permette une autonomisation.
3. Innovation : opérer un changement d’échelle des outils de formation et les adapter aux pratiques et aux compétences (développer des outils basés sur l’oralité, créer des versions tests avant l’envoi définitif pour permettre aux usagers des services publics en ligne d’apprendre et de travailler avec des travailleurs sociaux) ; créer un espace de stockage numérique et physique pour permettre aux personnes de conserver une trace de leurs documents personnels et administratifs.
4. Mise en réseau : favoriser le dialogue entre le secteur social, les grands opérateurs de services publics et les acteurs du numérique.
5. Accessibilité : développer l’accès à du matériel (ordinateur, smartphone, imprimante), à une connexion (forfaits adaptés…) ou à des bornes électriques publiques (pour que les publics en errance rechargent leurs téléphones).
Le rapport propose enfin d’explorer deux pistes : l’expérimentation du « Tiers Truck » en Lozère(9) et l’utilisation de la visioconférence entre services publics et usagers.
(1) « Le numérique au sein de l’action sociale : politiques d’établissements, pratiques de professionnels et accompagnement au numérique des usagers » – Disponible sur
(2) « Le numérique pour tous ? A quelles conditions ? » Actes prochainement disponibles à
(3) Depuis 2006, les préfets sont invités à labelliser sous le nom de relais services publics (RSP) des structures d’accueil polyvalent du public (portées par une mairie, une structure intercommunale, une association…) qui permettent d’effectuer des démarches administratives relevant de plusieurs administrations ou organismes publics.
(4) Quant au texto, il suppose la possession d’un téléphone portable professionnel, ce qui, là encore, est loin d’être le cas.
(5) Le pourcentage est encore plus faible si l’on considère le fait qu’un certain nombre des personnes ayant répondu positivement confondent bureautique et numérique.
(6) Les EPN permettent d’accéder, de découvrir, de s’informer, d’échanger, de créer et de s’initier aux outils, aux services et aux innovations liés au numérique dans le cadre d’actions diversifiées : rencontres, débats, ateliers collectifs d’initiation ou de production, médiations individuelles, libre consultation, etc. Quant aux PIMMS, ce sont des lieux d’accueil convivial, animés par une équipe de professionnels, qui proposent des services de proximité à la disposition des habitants et facilitent l’utilisation des services publics.
(8) Les contenus de formation seront définis en lien avec l’Agence du numérique, les employeurs, les régions, le Centre national de la fonction publique territoriale, les organismes de formation et les organismes collecteurs.
(9) Service mobile de formation au numérique en direction d’intervenants sociaux en partenariat avec un travailleur indépendant.