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« Il serait important de donner la parole aux résidents des EHPAD »

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La dépendance, comme la pauvreté, correspond à un statut social dévalorisé, marquant ceux qui en font l’expérience. C’est en s’appuyant sur cette conviction que la sociologue Valentine Trépied a entrepris, pour sa thèse, d’enquêter dans plusieurs établissements. Son objectif : faire entendre la voix de personnes âgées dépendantes devenues invisibles aux yeux de la société.
Vous avez appréhendé la question de la dépendance du point de vue des personnes dépendantes elles-mêmes. Pourquoi cette approche ?

Lorsqu’on entreprend une thèse, surtout en sciences sociales, elle fait souvent directement écho à votre expérience de vie. En l’occurrence, j’avais été très sensible à la situation de l’une de mes parentes âgées qui avait choisi d’entrer en établissement, mais avait été rapidement déçue par la prise en charge. Elle me parlait beaucoup de la vie en institution et se montrait très critique à l’égard des autres résidents. J’ai alors réalisé que peu de chercheurs donnaient la parole aux résidents des EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. Ils ont peu de visibilité dans notre société, alors qu’ils sont souvent capables de parler de leur propre situation. En outre, j’étais assez sceptique sur les représentations que l’on a de ces personnes, qui sont loin d’être toutes démentes. Je voulais aller à l’encontre de cette vision très misérabiliste de la dépendance en institution.

De quelle façon avez-vous enquêté ?

J’avais déjà travaillé auparavant sur la détresse psychologique des personnes en maison de retraite, et je voulais continuer à travailler dans ce domaine en me dégageant de la seule question de la souffrance. Pour cela, il fallait que je passe du temps en établissement. J’ai donc mis en place ce que l’on appelle des « observations ethnographiques participantes » en étant stagiaire animatrice dans cinq établissements d’Ile-de-France. J’y suis restée entre un et six mois, selon les cas. Mon échantillon comportait deux structures publiques, deux privées à but lucratif et une privée associative. J’ai réalisé également une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec des résidents. Enfin, pour me dégager de ce contenu qualitatif, j’ai exploité le volet « institution » de l’enquête « Handicap santé » menée par l’INSEE et la DREES [direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques].

Quel regard portez-vous a posteriori sur cette expérience ?

C’était très riche. J’avais besoin de participer aux activités de ces structures pour comprendre leur fonctionnement institutionnel et avoir accès à des données qui, autrement, seraient restées hors d’atteinte. Je me suis complètement imprégnée de la vie quotidienne des résidents, mais aussi des soignants. J’ai vu des choses très positives et d’autres beaucoup plus négatives, mais j’ai toujours été très bien acceptée. Bien sûr, j’avais clairement annoncé que je menais des études de sociologie, même si, sur le terrain, je ne rentrais pas trop dans les détails de ma démarche.

Comment définissez-vous la dépendance ?

La définition officielle et objective s’appuie sur la grille AGGIR, qui permet de préciser médicalement le niveau de dépendance d’une personne. Mais cette définition ne me satisfait pas, car je la trouve très réductrice. Ma conception de la dépendance s’appuie plutôt sur les travaux de la sociologie de la pauvreté et de la disqualification sociale. Pour moi, la dépendance, c’est d’abord un statut social bien particulier, c’est la société qui étiquette les personnes comme dépendantes.

Selon vous, les cadres normatifs des institutions participent à cette construction sociale de la dépendance…

Dans les EHPAD, on accueille des personnes âgées dépendantes, voire très dépendantes, tout en demandant aux soignants de faire en sorte de maintenir leur autonomie. Il y a là quelque chose de contradictoire. D’autant que, dans les textes officiels, cette notion d’autonomie apparaît extrêmement floue. On ne sait pas si elle est physique, psychique, décisionnelle… C’est confus, et les soignants ne savent pas quoi faire de cette norme d’autonomie, d’autant que, dans le fonctionnement des établissements, on observe plutôt une norme de dépendance. Les résidents sont fortement dépendants des soignants pour leur toilette, pour le repas, pour la prise des médicaments. On peut même affirmer que, dans les EHPAD, plus on est dépendant, plus on facilite l’organisation du travail de soignants souvent débordés, car pas assez nombreux. Par exemple, le matin, pour faire les toilettes, une personne dépendante qui se laisse faire et ne fait pas preuve d’autonomie décisionnelle facilite la prise en charge. Ce qui n’est pas le cas de celle qui veut se laver seule et retarde ainsi les soignants. Cela ne se passe peut-être pas comme ça partout, mais c’est ce que j’ai pu observer.

Quelle typologie avez-vous repérée chez les personnes dépendantes en établissement ?

Toutes les personnes en institution n’ont pas les mêmes ressources symboliques, culturelles, économiques et familiales, et ne tiennent donc pas le même discours. La première catégorie – « s’accepter » – rassemble des personnes souvent issues de milieux sociaux aisés qui ont décidé volontairement d’entrer en institution, dans le privé, parce qu’elles se rendent compte qu’elles ont des incapacités physiques, et souvent aussi parce qu’elles ont eu de mauvaises expériences avec des aides à domicile. Ces personnes ont généralement des relations d’indépendance par rapport à leur propre famille et entendent rester maîtresses de leur existence. Dans l’établissement, elles coopèrent avec les professionnels, et cela leur permet de détourner certaines prescriptions de l’institution, par exemple descendre seules les escaliers plutôt que de prendre l’ascenseur. Elles veulent aussi se rendre utiles par rapport aux autres résidents. La deuxième catégorie – « se résigner » – regroupe des personnes issues de milieux sociaux plus hétérogènes. En général, ce sont leurs proches ou leur entourage médical qui les ont poussées à entrer en établissement, et elles sont souvent déçues. On leur avait tellement dit que la vie en EHPAD serait une bonne chose qu’elles critiquent tout ce qui ne va pas. Elles méprisent les autres qu’elles trouvent encore plus malades qu’elles, ce qui est une manière de conserver une forme d’identité valorisée. Ces personnes souffrent de la solitude et en veulent à leurs enfants de les avoir fortement incitées à vivre en institution. Le dernier type – « s’abandonner » – rassemble des personnes qui ont vécu dans des relations d’assistance toute leur vie. On les retrouve surtout en établissement public. Elles subissent l’entrée en établissement comme une violence symbolique très forte car, bien souvent, elles ne comprennent pas ce qu’elles y font. Elles ont le sentiment d’être des inutiles au monde et vivent la vie en établissement comme une soumission totale. Pour garder une identité valorisée, elles ont tendance à se réfugier dans leurs souvenirs. Le fil directeur de ces trois types est que toutes ces personnes ont compris qu’elles se trouvaient dans une totale dépendance par rapport aux professionnels. Elles savent qu’à partir du moment où elles sont en établissement, elles doivent suivre le rythme.

Ce panorama apparaît assez sombre…

Ce n’est pas mon impression. Si les institutions qui accueillent des personnes âgées ne sont pas très souples, c’est en général du fait d’un manque de moyens. Mais ma recherche montre que les résidents peuvent aussi résister et négocier. L’institution n’est pas qu’un lieu de contraintes. Elle peut aussi représenter une ressource pour certaines personnes, notamment celles du type « s’accepter ».

Quelles pistes de réflexion votre recherche pourrait-elle ouvrir aux professionnels dans leur pratique quotidienne ?

Il serait déjà important de rendre visible cette vieillesse en donnant la parole aux résidents des EHPAD. Cela permettrait de recentrer les débats sur les expériences de vie des personnes âgées, qui sont les premières bénéficiaires de la prise en charge. Un travail de fond reste aussi à mener en termes de formation des professionnels. Il me semble qu’une approche plus philosophique et sociologique permettrait de contrebalancer une approche trop biologisante de la dépendance. D’une façon générale, nous sommes arrivés au bout d’une vision médicale de la vieillesse, et les sciences sociales pourraient apporter une vision plus objective de la situation des personnes âgées dépendantes. Enfin, il faudrait essayer de prendre en compte l’histoire de toutes ces personnes. Les aides-soignantes n’ont pas beaucoup de temps pour les écouter, mais prendre davantage en compte leurs trajectoires de vie permettrait de mieux adapter la prise en charge, même si cela peut paraître utopique au regard des moyens dont disposent la plupart des structures.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Valentine Trépied est chercheuse associée au centre Maurice-Halbwachs. En 2015, elle a soutenu sa thèse « Devenir dépendant. Approche sociologique du grand âge en institution » à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) et à l’INED (Institut national d’études démographiques).

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