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Face à certains troubles alimentaires chroniques, le monde médical se révèle impuissant. Le domaine de l’Arzille, à Feurs (Loire), expérimente une prise en charge éducative et sociale. Un espoir pour des personnes ayant multiplié sans succès les séjours hospitaliers.

Clair, avec un balcon ouvrant largement sur les monts du Forez, le trois-pièces habité par les deux premiers participants au « programme d’accompagnement des personnes présentant des troubles chroniques du comportement alimentaire » est coquet. Ici, rien ne rappelle une quelconque institution médicale, pas même un pèse-personne !

Pour Véronique Seignier(1), cet appartement est celui de la renaissance. Agée de 54 ans, elle souffre de troubles du comportement alimentaire depuis ses 13 ans, alternant des phases d’anorexie et de boulimie vomitive. Ce n’est qu’à 35 ans que sa pathologie est diagnostiquée, lorsqu’elle est hospitalisée pour une hémorragie du tube digestif. Au cours des deux décennies suivantes, elle s’enfonce de plus en plus dans la maladie. Hospitalisée six fois, elle rechute toujours, se coupant de plus en plus du monde. « A la fin, j’étais en isolement total, je ne sortais plus, j’avais rompu tous mes liens familiaux », raconte-t-elle. Un peu plus de huit mois après son entrée dans les lieux, le changement est spectaculaire : elle suit des cours de dessin, participe à un club de randonnée et de marche sportive, travaille bénévolement deux après-midi par semaine dans la médiathèque de la ville et a repris contact avec sa famille.

Si, pour elle, les progrès sont très rapides, la situation de son colocataire paraît en revanche plus compliquée : sa chambre reste fermée à clé, car il est hospitalisé depuis trois mois. Pour autant, le lien avec le programme n’est pas rompu. A la fin janvier, la directrice du domaine mutualiste de l’Arzille(2) auquel le dispositif est rattaché, le chef de service et l’éducatrice spécialisée l’ont reçu pour renouveler avec lui son « contrat de séjour ». Un temps administratif qui a surtout permis de faire le point ensemble et de le rassurer. « Nous lui avons rappelé que s’il veut revenir, sa place est toujours libre », explique Karine Duguet, la directrice. « Tout le parcours de ces personnes a été ponctué de ruptures, et donc d’isolement. Il est important de lui signifier que cette hospitalisation ne nous pose pas de problème, que cette rupture n’est pas forcément définitive, poursuit Lionel Maussion, chef de service éducatif. Bien sûr, s’il n’est pas revenu à la fin de cette nouvelle période de six mois, il quittera le programme, car cela n’aurait plus de sens. » En attendant, cette pause lui permet, entre autres, de tester la fiabilité du lien avec la structure.

Une expérimentation sur deux ans

Baptisé Coquelicot en interne, ce programme porté par la Mutualité française Loire a pour objectif de prendre en charge des personnes pour lesquelles les troubles alimentaires sont devenus chroniques et qui sont en rupture avec une prise en charge médicale. Cette expérimentation, qui devrait durer deux ans, est le fruit d’une réflexion qui a débuté en 2012 avec les psychiatres du CHU de Saint-Etienne, impuissants face à ces patients chroniques. Conçu comme une alternative au soin, ce programme s’appuie sur une prise en charge éducative et sociale, avec un étayage social et psychologique assuré par une éducatrice spécialisée, une aide médico-psychologique (AMP), une psychologue et une psychomotricienne. Son coût, estimé à 200 000 € pour deux ans, est intégralement pris en charge par le fonds national « Solidarité et action mutualiste » de la Mutualité française. Deux premières places ont été ouvertes, et deux autres devraient bientôt suivre. « Nous avons préféré commencer avec deux personnes pour prendre le temps de construire cet accompagnement », explique Karine Duguet. Tous les trois mois, des réunions avec les psychiatres du CHU tendent à faire le point sur les évolutions du programme.

Le choix de l’établissement porteur n’est pas lié au hasard. Accueillant depuis 2000 une population qui souffre de troubles psychiques variés (autistes, personnes souffrant de schizophrénie ou de psychoses maniaco-dépressives), le domaine de l’Arzille offre des prises en charge différenciées grâce à son foyer occupationnel et à son foyer d’accueil médicalisé. En outre, depuis 2005, six personnes vivent en colocation dans des villas de Feurs. « Les psychiatres à l’origine de ce projet se sont appuyés à la fois sur le plateau technique de notre établissement et sur notre expérience d’un travail hors les murs acquise avec un programme baptisé Tremplin », explique Karine Duguet.

Travailler le lien avec l’extérieur

L’idée de proposer un hébergement à l’extérieur s’est donc assez naturellement imposée. « Si les personnes qui participent à ce programme étaient hébergées au sein de la structure, il serait plus compliqué de travailler le lien avec l’extérieur. Or, pour elles, cette question est primordiale, précise Aurélie Desmous, psychologue. Nous nous sommes demandé si leur lieu d’habitation devait posséder une pièce de rencontre qui serait dédiée aux rendez-vous avec ma collègue psychomotricienne ou avec moi. » Cette proposition a été rapidement écartée pour aider à bien différencier la place de chaque intervenant. L’équipe éducative intervient au sein de l’habitation, tandis que la psychologue et la psychomotricienne exercent dans l’institution. Quant aux soins médicaux, ils ne sont pas assurés au domaine de l’Arzille. Le psychiatre est le seul médecin que rencontrent les professionnels de l’équipe du programme Coquelicot. Tous les deux mois, ils confrontent avec lui leurs regards et font un point sur les progrès et les difficultés rencontrées.

Plus économique, l’hébergement en colocation permet surtout de pallier d’éventuels risques d’effondrement psychique. « Cette cohabitation est déjà un premier pas vers la socialisation », commente Aurélie Desmous, psychologue. Faire cohabiter deux personnes qui souffrent de troubles du comportement alimentaire représentait néanmoins un pari : leurs pathologies ne risquaient-elles pas de se renforcer ? « Ils me disent au contraire qu’ils se reconnaissent, et même se soutiennent », se réjouit Marie-Pierre Dubouis. « Notre cohabitation s’est toujours bien passée. Il y a quelqu’un, même si nous n’avons pas les mêmes horaires », confirme Véronique Seignier. Et bien que son colocataire ne soit plus présent physiquement depuis plusieurs mois, ils restent en lien par téléphone. Cependant, quand ils habitaient sous le même toit, il n’était pas question de manger ensemble, chacun prenait ses repas séparément. En effet, la question de la nourriture occupe toujours une place importante. « Ce qui doit être mangé est l’objet d’une réflexion permanente », souligne Magali Possuelos, éducatrice spécialisée, qui intervient auprès des personnes accueillies dans le cadre des programmes Tremplin et Coquelicot. « Nous avions d’ailleurs clairement sous-évalué le budget alimentation », raconte Karine Duguet. Depuis, celui-ci a été réévalué à la hausse. « Mais, même ainsi, ce budget est intégralement dépensé. Le frigo est toujours plein, constate Mireille Brest, aide médico-psychologique dans le cadre des programmes Tremplin et Coquelicot. Ils vont faire les courses au moins une fois par jour. » Pas question, bien sûr, de faire comme si les troubles alimentaires n’existaient pas, mais l’équipe éducative s’immisce très peu sur ce terrain. « Au début, nous faisions les courses avec eux. Rapidement, nous nous sommes rendu compte que cela n’était pas nécessaire », indique Magali Possuelos.

Gérer la vision d’un corps anorexique

De toute façon, pour ces personnes installées dans la maladie depuis des années, l’objectif du programme n’est pas d’éradiquer la pathologie. « Le sens de l’accompagnement n’est pas la guérison, mais le mieux-être avec la maladie », insiste Karine Duguet. Un important travail est mené autour du corps. « Mon premier objectif est de le relier avec la tête, car, dans l’anorexie, celle-ci prend toute la place, le corps n’est qu’un instrument, il n’existe que dans la maladie », explique Marie-Pierre Dubouis, psychomotricienne. Les dessins réalisés lors du bilan psychomoteur effectué à l’occasion de la première rencontre avec cette professionnelle sont révélateurs. « Quand je leur demande de représenter un bonhomme, les corps ne sont pas finis ou cachés derrière un objet. » Il faut donc apprendre peu à peu à se réconcilier avec ce corps malmené. Chaque semaine, Véronique rencontre la psychomotricienne pour des séances d’environ trois quarts d’heure. Ces temps lui permettent notamment de travailler sur le ressenti et l’expression des sentiments. « Dans l’espace clos de la salle de motricité, il est possible, par exemple, de rejouer une scène pendant laquelle la personne a ressenti de la colère mais ne l’a pas exprimée. Elle peut ainsi expérimenter cette colère et voir que si celle-ci est canalisée, ce n’est pas dangereux », détaille Marie-Pierre Dubouis. Il n’existe pas de séance type, le déroulé dépend de ce que la personne amène. « Contrairement à l’hôpital, où il existe un protocole de soin, quand la personne arrive, je lui demande : “Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce que vous proposez ?” Si elle ne propose rien, il ne se passe rien. Il faut le supporter. » Le soutien de l’équipe et les échanges avec les collègues sont alors indispensables.

Toutes les séances de psychomotricité ne se déroulent pas au domaine de l’Arzille, une partie d’entre elles a lieu en bassins dans la piscine publique du bourg. Ce qui implique de se mettre en maillot de bain et de se confronter au regard des autres. La gêne est alors plutôt du côté du professionnel. « Ce n’est pas évident de voir un corps anorexique, il faut le gérer, d’autant que la personne ne le cache pas et a plutôt tendance à l’exposer », observe Magali Possuelos. « Pour la personne anorexique, il peut exister une forme de jouissance à se montrer, à prendre le temps de s’étirer, alors que les gens présents ne peuvent s’empêcher de regarder ce corps décharné, les yeux écarquillés. » Toute l’équipe a dû s’interroger sur l’impact de la confrontation avec ce corps pour lequel la privation de nourriture peut être fatale. « Dans la période avant l’ouverture, nous avons dû réfléchir à la mort pour nous en détacher », relate Lionel Maussion, le chef de service. En effet, pour pouvoir agir efficacement auprès de personnes victimes de troubles alimentaires chroniques, mieux vaut ne pas être obnubilé par une possible issue fatale, tout en gardant à l’esprit leur grande fragilité.

Pour Véronique Seignier, les progrès en ce qui concerne le rapport à la nourriture ont été très rapides. Depuis qu’elle a rejoint le programme le 9 juin dernier, elle n’a plus fait la moindre crise de boulimie. Du fait de ses vomissements fréquents, elle souffrait de nombreuses carences et avait un taux de potassium très bas, ce qui l’exposait à un risque de problèmes cardiaques. Ses analyses sont aujourd’hui bien meilleures. « Même si je mange de petites quantités, je réussis à prendre tous mes repas et j’ai réintroduit la viande et le poisson. » Si elle se félicite de cette amélioration, elle reste toutefois lucide sur sa fragilité. « Il faut encore stabiliser l’alimentation. Il peut suffire d’un choc… »

Quand son colocataire s’est fait hospitaliser, elle a craint ce retour à la solitude, mais a appris finalement à faire face. Bien qu’exerçant leur activité à cheval sur les deux programmes, hors les murs, du lundi au vendredi, Mireille Brest et Magali Possuelos restent aisément joignables. « Quand on a une grosse émotion, on sait qu’on va pouvoir appeler Magali, Mireille ou la psychologue », confirme Véronique Seignier. S’il n’y a pas de permanence le week-end, chaque lundi matin, l’aide médico-psychologique et l’éducatrice spécialisée se rendent à l’appartement afin de faire le point. « Quand j’ai revu ma fille après neuf ans de séparation, j’ai eu besoin de parler de ce que cela m’avait fait », se souvient Véronique. Ce temps d’échange permet aussi d’organiser la semaine. Le suivi médical reste lourd et nécessite de nombreux déplacements. Le médecin généraliste de Véronique Seignier est toujours à Montbrison, son ancienne ville de résidence, tandis que le psychiatre et l’endocrinologue sont à Saint-Etienne…

Magali Possuelos et Mireille Brest ne se contentent cependant pas de ce rôle de planification, et jouent également un rôle d’intermédiaire avec l’extérieur. « Mes cours de dessin finissent tard et je dois traverser la ville à pied. A travers nos échanges, Magali s’est rendu compte que ce n’était pas facile pour moi. Elle a demandé si quelqu’un pouvait me raccompagner. Moi, je n’aurais jamais osé », confie Véronique Seignier. Magali Possuelos se rend aussi régulièrement à la médiathèque de la ville, où Véronique est bénévole deux après-midi par semaine. Pendant des années, bien que malade, celle-ci a travaillé à plein temps comme gestionnaire des stocks dans une entreprise, mais l’aggravation de son état l’a conduite à cesser toute activité professionnelle. En septembre, elle a signé pour trois mois une convention de bénévolat avec le pôle culturel (médiathèque et musée) de la ville de Feurs. Une convention reconduite et étoffée en décembre : Véronique intervient désormais deux demi-journées par semaine en participant au rangement des livres ou en renseignant le public. Avant son hospitalisation, son colocataire était lui aussi intervenu à la médiathèque, mais il ne souhaitait pas être en contact avec le public. Il a donc été chargé de l’étiquetage des nouveaux livres et de la saisie informatique du catalogue.

Lever les appréhensions autour de la maladie

Avant leur arrivée, l’éducatrice avait rencontré l’équipe du lieu pour un échange autour de la maladie. « L’anorexie, nous en avions vaguement entendu parler, comme tout le monde, rapporte Laure Bréat, adjointe au patrimoine à la ville de Feurs. Alors, avant que Véronique ne vienne, nous avions quelques appréhensions. A la médiathèque, il faut porter des livres. Allait-elle avoir la force suffisante ? Ne risquait-elle pas de s’évanouir si elle n’avait pas mangé ? » Son état de santé n’était pas la seule source d’inquiétude. « Nous nous demandions comment nous comporter avec elle. Juste avant d’ouvrir la médiathèque au public, toute l’équipe prend une pause avec des boissons chaudes et des petits gâteaux. Nous nous demandions si elle ne risquait pas d’être mal à l’aise. » Autant d’inquiétudes qui se sont rapidement évaporées. Véronique Seignier a non seulement trouvé sa place dans l’équipe, mais elle a aussi participé, lors d’une animation de Noël, à une lecture à deux voix devant 35 enfants, et envisage de réitérer ce genre d’expérience. « J’aimerais retrouver un travail à mi-temps », affirme-t-elle. Magali Possuelos reste néanmoins prudente. « Pour le moment, il s’agit encore d’un simple souhait. » Pas question, donc, de brûler les étapes et d’engager des démarches d’insertion professionnelle. L’amélioration de son état ayant été très rapide, il est primordial de le consolider.

Du temps sera encore nécessaire. En juin, Véronique Seignier a signé un contrat de séjour de six mois qui pourra être renouvelé, le temps d’accéder à l’autonomie et d’apprendre à se détacher de cette équipe qui lui a permis de revivre. Neuf mois après son lancement, le « programme d’accompagnement des personnes présentant des troubles chroniques du comportement alimentaire » entre lui aussi dans une nouvelle phase. En décembre, des plaquettes ont été envoyées aux établissements des environs, notamment à l’hôpital Le Vinatier de Lyon et à celui de Roanne, et une information a été diffusée auprès de leurs équipes. Un appel à candidatures a été lancé pour l’ouverture d’un deuxième appartement. Des personnes sont actuellement reçues et un premier dossier a été accepté. Reste à savoir si de nouveaux financeurs prendront le relais de la Mutualité française quand celle-ci se désengagera en juin 2017. « Le bilan des prises en charge mais aussi les listes d’attente seront déterminants pour que l’ARS et le conseil départemental s’engagent », souligne Lionel Maussion. Ces incertitudes n’empêchent pas l’équipe de réfléchir à une évolution du programme. « Pour des femmes ayant des enfants en bas âge, s’installer six mois dans une colocation est impossible. Une prise en charge en ambulatoire serait une solution. »

Notes

(1) Le nom et le prénom ont été modifiés.

(2) Domaine de l’Arzille : 4, rue de l’Arzille – 42110 Feurs – Tél. 04 77 27 60 10.

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