J’ai commencé à travailler il y a dix ans sur la question des émeutes à l’échelle mondiale, et je voyais bien que les choses étaient en train de mal tourner. On est passé de mobilisations, sans doute violentes mais néanmoins porteuses de revendications et de rassemblement, à des drames où les gens s’entretuent. Et cela augmente régulièrement un peu partout dans le monde. Après les attentats de janvier 2015, comme tout le monde, j’ai d’abord été sidéré et incapable d’écrire, car il me fallait prendre un peu de recul. Puis, dans un entretien pour la revue Regards, j’ai évoqué l’idée d’une islamisation de la révolte radicale, et non d’une radicalisation de l’islam. C’est en partant de cette idée qu’est né cet ouvrage inscrit dans la continuité de mes travaux de recherche. L’objectif était d’essayer de comprendre ce qui se passe – même s’il faut rester modeste car il y a encore beaucoup de choses qui demeurent opaques.
La radicalité est indispensable. C’est un regard critique et créateur, porteur d’espérance, voire d’utopie sur de nombreuses questions telles que la politique, la science, la culture… Au XXe siècle, cette forme de remise en cause a été majoritairement portée par le communisme, mais cette période est désormais révolue, même si l’on n’a pas totalement soldé les comptes. Bien sûr, le communisme a entraîné de nombreuses dérives, mais il était porteur d’une certaine espérance qui a permis à beaucoup de gens de supporter la situation dans laquelle ils vivaient. Aujourd’hui, les peuples font face à des Etats qui rendent davantage de comptes aux marchés financiers qu’aux citoyens. L’Etat et l’économie ont congédié la question sociale, et cela se traduit par des souffrances et des accès de rage, car il n’y a pas d’espérance. C’est dans ce contexte qu’a émergé une nouvelle offre politique de type djihadiste, avec des organisations telles que Daech. Car c’est bien une offre politique, fondée sur une lecture du monde, que propose Daech en occupant une place laissée vide par l’espérance sociale. Il y a toujours eu des courants extrêmes dans toutes les religions. Pourquoi celui-ci a-t-il un tel succès aujourd’hui ? Les raisons sont à chercher ailleurs que dans la religion elle-même.
La France est le quatrième fournisseur de combattants pour Daech, après l’Arabie Saoudite, la Tunisie et le Maroc, à égalité avec la Russie. Il existe, on le voit, un rapport particulier de la France avec le chaos du Moyen-Orient. Toute une partie de la jeunesse française est constituée de petits-enfants ou d’arrière-petits-enfants de personnes venues des ex-colonies françaises pour travailler en métropole et que l’on a traitées comme des chiens lorsque l’industrie a commencé à battre de l’aile. Quelque chose s’est constitué sur trois, voire quatre générations autour de stigmates accumulés dans une population que l’on n’a jamais considérée comme complètement française. Aujourd’hui, une partie de cette population revendique une fierté et une identité à travers l’islam, mais pas forcément le djihad. A cela s’ajoutent les désillusions et la perte d’avenir qui touchent tous les jeunes, et pas seulement ceux qui sont nés dans des familles de culture musulmane.
On a pu observer une réislamisation de populations des banlieues après les émeutes de 2005, liée à la façon dont on a géré ces événements. La quasi-totalité de la classe politique de l’époque a estimé qu’il était scandaleux de brûler des voitures bien avant de s’indigner de la mort de deux enfants. Cette priorité accordée aux voitures incendiées a eu un effet symbolique dramatique sur la jeunesse des quartiers, que l’on a laissée seule, contrairement aux étudiants qui se sont mobilisés quelques semaines après contre le CPE. Personne n’a vraiment cherché à savoir ce qui se passait et, une fois les émeutes terminées, on est passé à autre chose. Les jeunes émeutiers avaient à l’époque entre 15 et 16 ans. Quel âge ont-ils aujourd’hui ? Celui des terroristes de janvier et de novembre… Cette expérience collective a sans doute eu un effet souterrain largement sous-estimé.
Il n’y a pas de fatalité à aller tuer des gens. En arriver à de telles extrémités, c’est toujours la conjoncture de situations très individuelles de désespoir, parfois de dépression. Lorsque le Premier ministre affirme que comprendre, c’est excuser, il réduit le débat à seulement deux positions : excuser ou condamner. Il affiche une posture de guerre et ne cherche pas à définir une politique de pacification. Par ailleurs, par ces propos, il indique très clairement que la vie des gens, ce n’est pas son problème. D’une certaine façon, il congédie le peuple. Mes confrères sociologues ont pris cette phrase pour eux, mais il s’agit avant tout d’une prise de position politique qui met en porte-à-faux tous ceux qui gèrent les souffrances du peuple au quotidien : les juges, les travailleurs sociaux, les enseignants, les sociologues aussi, bien sûr… Cela produit un effet de perte de sens professionnel pour un grand nombre d’agents de l’Etat, qui peuvent légitimement se demander pourquoi ils travaillent.
Je suis assez pessimiste, même si j’essaie de ne pas l’être complètement. Nous sommes face à des logiques globales de désorganisation sociale, avec la mondialisation financière et l’automatisation des procédures de gouvernance. Les pouvoirs en place ont perdu leur légitimité vis-à-vis du bien commun, c’est-à-dire du peuple. Ils essaient de trouver des légitimités alternatives dans le sécuritaire et la guerre, mais c’est un engrenage infernal. Nous avons perdu à la fin du XXe siècle la figure moderne du politique, et il est urgent d’en inventer une autre. Nous sommes dans une politique de construction du commun. Les grandes mobilisations actuelles ne cherchent pas à prendre le pouvoir. Elles le critiquent et parfois le congédient, mais il persiste une forme de méfiance vis-à-vis de l’espace du pouvoir, perçu comme corrupteur. Il n’y a plus de stratégie de pouvoir, mais des stratégies à l’égard du pouvoir qui cherchent encore la façon de se concrétiser. C’est ce qui se passe dans différents espaces de mobilisation collective, en Espagne, en Tunisie, en Turquie, en France… Mais ces bouts de politique nouvelle ont encore besoin de prendre de la consistance dans la durée.
La radicalité est un beau mot qui a été beaucoup utilisé à la gauche de la gauche depuis près de vingt ans. Il exprime cette volonté de critique fondamentale de l’ordre existant. Qu’on l’utilise pour désigner des dérives meurtrières et fanatiques est un bien mauvais tour qu’on lui joue. Le djihad, c’est autre chose. C’est ce qui attire quelques milliers de jeunes en rupture idéologique et d’avenir, en rupture avec leurs familles, qui ne les voient pas évoluer. L’urgence n’est pas de « déradicaliser » une poignée de jeunes que l’on aura isolés des autres, mais bien d’accompagner les milliers de jeunes aujourd’hui en rupture et en danger, et d’imaginer des solutions permettant une remédiation générale. Il faut travailler au plus près de ces jeunes, et pour cela on devrait recruter en masse des travailleurs sociaux.
Une partie du travail social est utilisée actuellement dans un objectif disciplinaire, en imposant aux professionnels de suivre des protocoles préétablis qui découpent la vie des gens et provoquent chez certains de la colère. Il faut au contraire libérer la capacité d’invention et d’intervention du travail social et refaire fonctionner la compétence collective dans un certain nombre de métiers. Ce n’est pas à partir d’un cabinet ministériel que l’on peut aujourd’hui penser l’intervention sociale sur le terrain. C’est avec des travailleurs sociaux en lien avec des familles, des associations, des imams dans un certain nombre de quartiers… Il faut engager une refondation pratique, mais aussi intellectuelle. C’est une urgence.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Alain Bertho, anthropologue, enseigne à l’université Paris-8 et consacre ses travaux aux mobilisations urbaines et aux émeutes. Il publie Les enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs (Ed. La Découverte, 2016). Il est également l’auteur du Temps des émeutes (Ed. Bayard, 2009).