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Travailleur social unique : une histoire qui se répète

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Toute réflexion sur la refonte de l’architecture des diplômes du travail social réactive les craintes de voir gommer les spécificités des professions du social et réveille le spectre du travailleur social unique et polyvalent. Car des tentatives similaires ont déjà eu lieu par le passé. Leçon d’histoire.

Le gouvernement l’a compris sans doute un peu tard : toute réflexion sur le décloisonnement des professions sociales doit tenir compte des sensibilités issues de l’histoire de leur construction. A sa demande, la commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC) avait proposé en décembre 2014, dans le cadre des réflexions menées en vue des « états généraux du travail social », une réorganisation des métiers en instituant un diplôme par niveau de qualification. Et réveillé par là les craintes des travailleurs sociaux de voir disparaître leurs identités professionnelles. Afin d’éteindre l’incendie qu’il avait allumé, le gouvernement chargeait donc la députée (PS) du Pas-de-Calais, Brigitte Bourguignon, d’une mission de concertation dont le rapport a proposé d’écarter la proposition contestée d’instituer un seul diplôme par niveau. Ce qui a amené le gouvernement, dans le cadre du « plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social », à confier à nouveau à la CPC une réflexion sur la réingénierie des diplômes(1). Celle-ci est notamment invitée à définir un corpus commun de connaissances, quel que soit le niveau, mais il n’est plus question d’effacer les frontières entre les métiers. Une valse-hésitation du gouvernement qui n’est pas sans rappeler d’anciennes tergiversations. « On ne comprend rien aux enjeux actuels si l’on néglige de réinscrire ce sujet dans un héritage historique, affirme Mathias Gardet, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-8. Ce qui est étonnant ce ne sont pas tant les atermoiements politiques que l’amnésie profonde qui accompagne le débat. Non seulement celui-ci fait peu référence à la construction historique des professions sociales, mais il fait l’impasse sur les tentatives récurrentes menées tout au long du XXe siècle dans le sens d’un rapprochement entre professions du social, voire d’un redécoupage des formations pour aller vers un travailleur social unique et polyvalent. »

Pour mettre fin à ces « oublis », une journée d’étude (voir encadré ci-contre) s’est attelée à démontrer, avec force exemples à l’appui, que le mythe du travailleur social unique a la peau dure – tout en se gardant de polémiquer : « Le propos n’est pas de prendre position en faveur ou contre l’organisation multifilières, mais d’interroger ces moments où les différentes professions du social se sont interpellées pour mieux s’unir ou, au contraire, pour revendiquer leur autonomie afin de mieux comprendre les enjeux de ces négociations, les craintes qui se font jour, les crispations des uns et des autres… », affirme Mathias Gardet. « Il ne s’agit pas de réfléchir à ce mythe sous l’angle de la confrontation, mais bien sous l’angle de l’histoire en montrant que de nombreuses expériences visant à imaginer un travail social unique ont échoué et sont tombées dans l’oubli », complète Lydie Percival, responsable des niveaux III et IV au centre de formation Buc-Ressources à Buc (Yvelines).

Initiatives avortées

Première tentative : la création, dès les années 1920, d’une Association des travailleuses sociales, devenue Fédération des travailleurs sociaux dans les années 1950, puis Confédération des professions sociales en 1976. Dès l’origine, cette organisation réfléchit à des dénominateurs communs à toutes les professions du social (surindentantes d’usine, jardinières d’enfants, résidentes sociales, travailleuses familiales, infirmières visiteuses…) avec l’idée que, pour se démarquer des actions de charité qui prévalaient jusque-là et acquérir une véritable reconnaissance professionnelle, unir ses forces est incontournable. Elle travaille à l’élaboration de plusieurs outils communs à l’ensemble des travailleurs sociaux. « A la fin des années 1950 et au début des années 1960, sa réalisation majeure est un annuaire qui réunit les coordonnées d’environ 35 000 professionnels pour que ces derniers sachent qui fait quoi et où », explique Mathias Gardet. Sous couvert d’efficience, l’association invente également un tableau surprenant – pensé comme l’équivalent d’un plan de métro ou de chemin de fer – pour permettre aux usagers de s’y retrouver face à la multitude des intervenants sociaux avec, en abscisse, la situation de l’usager, et, en ordonnée, le service social correspondant. Elle va également tenter de se doter d’une définition commune et d’un statut commun aux travailleurs sociaux – la question du « statut » finira cependant par se heurter aux réflexions, considérées comme plus urgentes, sur la « fonction » des travailleurs sociaux. Quant à l’idée d’un tronc commun de formation, l’association sera très peu entendue sur ce point. « Malgré l’obstination de ses animateurs, ces innombrables initiatives ont toutes été éphémères et ont généralement tourné court dans l’indifférence du secteur », rappelle Mathias Gardet. La création, en 1944, de l’Association nationale des assistants de service social diplômés d’Etat (Anasde, devenue ANAS) contrecarrait ces tentatives de penser l’unité de la profession en dessinant un nouveau périmètre centré autour des assistantes sociales. « Bien que la Confédération des professions sociales ait été une des rares associations à porter haut et fort et de façon précoce cette notion globale de “travailleurs sociaux”, sa dissolution au début des années 2000 n’a pas déclenché de tollé. On peut même dire que les réactions ont été très limitées », pointe Mathias Gardet.

Pour mieux comprendre ce manque d’intérêt – pour ne pas dire ces réticences – à penser et à construire un travailleur social qui existerait au-delà de la diversité des métiers, il faut se pencher sur le processus de construction des professions. L’étude de l’évolution du couple assistante sociale-éducateur spécialisé est, à ce titre, riche d’enseignements. « Ce sont deux groupes professionnels qui aiment à se distinguer et dont l’histoire est jalonnée de rencontres et de rendez-vous manqués », avance Samuel Boussion, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paris-8. « Il y a certes eu des rapprochements entre les deux professions, mais de là à imaginer un PACS ou un mariage, non ! Il faudrait plutôt parler de “cousinage social” selon l’expression de Jacques Ladsous », renchérit Christine Garcette, formatrice en travail social(2). Alors que le métier d’assistante sociale, qui émerge dans les premières « maisons sociales » à la fin du XIXe siècle, se professionnalise dès le début du XXe siècle, avec la création du diplôme d’Etat d’assistant de service social (DEASS) en 1932, les éducateurs ne font leur apparition dans les internats d’enfants que dans les années 1940. La constitution de l’Anasde va inspirer les éducateurs qui fondent, après quelques réunions communes, trois ans plus tard, en 1947, l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI). « Si de nombreux ponts existent au départ entre les assistantes sociales et les éducateurs, ces derniers vont rapidement faire le choix de l’autonomie en mettant en avant leurs différences. Il y a aussi, peut-être, une volonté de la part des éducateurs, qui sont tous des hommes, de se démarquer d’une profession qui reste exclusivement féminine », suggère Samuel Boussion.

Au début des années 1960, les cartes sont cependant rebattues : les éducateurs, qui interviennent de plus en plus en milieu ouvert, se trouvent parfois en concurrence avec les assistantes sociales. Devant la nécessité de clarifier les modes d’intervention respectifs, des réunions conjointes éducateurs-assistantes sociales aboutissent, dès 1966, à une commission nationale paritaire chargée de réfléchir à une meilleure répartition des compétences. Cette fois, les éducateurs sont en position de force : non seulement la convention collective de 1966, qui vient d’être signée, leur confère un certain nombre d’avantages, mais un diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé voit le jour en 1967. Les travaux de la commission nationale, qui débouchent sur une synthèse en 1971, prennent acte de certaines lignes de fractures entre les deux professions. Ils relèvent une référence au travail en équipe plus marquée chez les éducateurs que chez les assistantes sociales, davantage spécialisées dans l’intervention individuelle, et une implication plus importante des premiers par rapport aux secondes qui auraient davantage de distance à l’égard des usagers. « Les chevauchements entre les deux professions sont en partie attribués à de mauvaises orientations professionnelles. D’où l’idée évoquée dans la synthèse de 1971 d’une présélection commune, de cours communs et d’une possibilité de réorientation en cours de formation. Mais ce jeu permanent de distinctions et de rapprochements s’apparente à un dialogue de sourds », estime Samuel Boussion.

Deux modèles concurrents

C’est dans ce contexte que le VIe plan d’action sanitaire et sociale (1971-1975), dans une utopie d’action sociale globale, imagine un travailleur social polyvalent. « Ce plan met en avant la notion de transversalité qui sera réaffirmée plus tard dans le cadre de la politique de la ville et avec la première phase de décentralisation au début des années 1980. C’est une époque où le terme de “travailleur social” se développe avec l’idée, côté professionnel, de revendiquer un meilleur statut et de meilleurs salaires, et, côté Etat, de décloisonner davantage les professions sociales », explique Christine Garcette. S’interrogeant pour la première fois sur l’organisation des formations, la commission d’action sociale qui prépare ce plan dès 1966 se confronte à deux modèles concurrents. L’un, qui émane du ministère de la Santé, se traduira par la création en1972 des instituts régionaux de formation des travailleurs sociaux (IRFTS), qui remettent en question la formule qui prévalait jusque-là, à savoir des écoles constituées autour d’une profession (éducateur, assistante sociale…) fonctionnant chacune dans son pré carré. Le second modèle, porté par le ministère de l’Education nationale, défend le principe des IUT « carrières sociales » qui, dès la fin des années 1960, forment ensemble animateurs et travailleurs sociaux avec des passerelles entre professions(3). « Dans les deux cas, ce rapprochement des formations, y compris géographique – au sein d’un même lieu –, implique en filigrane l’idée d’un travailleur social bien plus polyvalent, pour ne pas dire unique », considère Mathias Gardet.

Cette double pression des ministères amènent les professionnels à faire front commun et à s’organiser pour défendre leurs spécificités contre ce qu’ils perçoivent comme une remise en cause de leur identité. « Pour les écoles, les IUT représentent une concurrence nouvelle. Aussi s’y opposent-elles en déclarant le cadre universitaire inadéquat et les formations proposées trop légères », avance Nathalie Thiery, maître de conférences au département « carrières sociales », option « éducation spécialisée », au sein de l’IUT Ville d’Avray-Saint-Cloud-Nanterre. Face à l’opposition de la profession, seul l’IUT de Grenoble, dès sa création en 1967, est habilité à délivrer à titre expérimental des diplômes d’Etat d’éducateur spécialisé et d’assistant de service social. Quant aux autres IUT, ils vont surtout délivrer des DUT d’animateur(4). Même attitude de résistance face aux IRFTS, qui ne rencontrent finalement pas le succès escompté : seule une poignée sera inaugurée et restera plus ou moins en sommeil jusqu’à la création des instituts régionaux du travail social (IRTS) dans les années 1980. Sentant le vent tourner, les écoles, qui redoutent qu’on leur impose rapidement la mise en place de troncs communs de formation, amorcent cependant une réflexion en ce sens. Peu font toutefois réellement évoluer leur programme : la plupart restent spécialisées dans un seul type de formation et celles qui proposent plusieurs filières continuent à fonctionner de façon très cloisonnée.

Cette tension permanente entre l’injonction à l’unité et la défense des singularités professionnelles apparaît aussi dans les revues. Alors que les années 1940 et 1950 sont marquées par l’émergence de publications portées par des associations professionnelles qui défendent un métier (La Revue française des assistantes sociales, Liaisons pour les éducateurs, LeBulletin de l’association des surintendantes…), il faut attendre les années 1970 pour voir la naissance de revues militantes qui se veulent les porte-parole de l’ensemble des travailleurs sociaux. C’est le cas de Champ social qui disparaît au début des années 1980, puis de Paroles et pratiques sociales (PEPS) qui, jusqu’au numéro final en 1998, réclamera la reconnaissance d’un statut pour les travailleurs sociaux. Un temps rédacteur en chef de PEPS, Hugues Bazin, aujourd’hui chercheur indépendant en sciences sociales et animateur du Laboratoire d’innovation sociale par la recherche-action, représente ce que pourrait être une figure polyvalente du travailleur social : il fut moniteur-éducateur, puis assistant de service social, puis éducateur spécialisé en prévention… Selon lui, «  PEPS a été le support d’une prise de parole des travailleurs sociaux pour dépasser les corporatismes et construire un vocabulaire et une grammaire qui leur soient propres dans le but de construire une identité commune et de porter une parole politique collective ». Un programme qu’il juge toujours d’actualité. Pas sûr qu’il fasse consensus.

Une journée d’étude dédiée

Organisée le 29 janvier dernier aux Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) par l’université Paris-8, le Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (Cnahes), l’IRTS Paris-Parmentier et Buc-Ressources en partenariat avec les Archives nationales, cette journée d’étude intitulée « Le mythe du travailleur social unique – Une histoire qui ne date pas d’hier » s’inscrit dans le cadre d’un séminaire sur l’histoire du travail social coorganisé depuis 2012 par le département des sciences de l’éducation de Paris-8, l’IRTS Paris-Parmentier et Buc-Ressources.

Comités d’entente : l’union fait la force

Si l’unification des différentes professions sociales est toujours restée chimérique, les établissements de formation en travail social ont cherché à s’associer à travers des comités d’entente organisés par métier. « Ces derniers n’ont rien de spontané, mais répondent à un intérêt stratégique : se regrouper pour peser davantage face à la volonté des pouvoirs publics de structurer le secteur », explique Sylvain Cid, archiviste du Cnahes. En témoigne la proximité chronologique entre la constitution des comités d’entente et la création des diplômes professionnels. Ainsi le comité d’entente des écoles d’assistantes sociales, qui regroupe six écoles, a été créé en 1927, soit cinq ans avant la création de leur premier diplôme d’Etat. En 1966, le comité d’entente des écoles d’éducateurs spécialisés voit le jour, un an seulement avant la création du diplôme d’Etat d’éducateur. Quant au comité d’entente des écoles d’éducatrices de jeunes enfants, il naît en 1966, suivi par le diplôme d’Etat en 1972. « Une fois les diplômes d’Etat obtenus et malgré les conseils de perfectionnement mis en place par le gouvernement pour améliorer les programmes, les comités d’entente choisissent de perdurer dans l’objectif d’éviter la mainmise de l’Etat sur les écoles », précise Sylvain Cid. Une nouvelle étape est franchie avec les réflexions menées autour de la création des instituts régionaux de formation des travailleurs sociaux au début des années 1970 : sollicités par le gouvernement pour y réfléchir, les comités d’entente font front commun contre le projet. La mobilisation aura eu le mérite de les unir, à la fin 1971, dans une fédération en vue de réfléchir à une pédagogie commune. Selon Sylvain Cid, « les débats vont cependant s’étioler très vite pour être remplacés, après 1974, par une réflexion sur les normes de financement, puis sur de simples indicateurs de fonctionnement des centres de formation ».

Social worker : l’éclairage américain

« Le mythe du travailleur social unique n’est pas récent en France, mais l’Association nationale des travailleurs sociaux américains fait carrément remonter le social worker à 1750 avant J.-C., à Babylone, rattachant le travail social à des valeurs morales pluriséculaires », affirme Guillaume Perissol, attaché temporaire d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation à l’université Paris-8. En contrepoint de ce mythe des origines qui situe le travail social américain du côté de l’altruisme, le chercheur évoque un autre socle fondateur au social worker : l’efficience et les techniques modernes – à relier au case work, une méthode d’intervention psychosociale en provenance des Etats-Unis, qui va contribuer à professionnaliser les assistantes sociales françaises dans les années 1950. « Pour être efficace, le social worker doit se spécialiser et travailler en réseau, ce qui génère toute une galaxie de travailleurs sociaux qui est d’autant plus éclatée que chaque Etat édicte ses propres statuts et que chaque université élabore son propre cursus – certains, comme celui de l’école de travail social de Columbia, sont particulièrement prestigieux », poursuit Guillaume Perissol. Le social worker est ainsi difficilement réductible à une définition unique, mais recouvre des réalités très différentes. « La question d’une définition commune du social worker n’est sans doute pas l’enjeu essentiel pour les Américains. En revanche, le social worker joue un rôle politique important par le biais des communautés, qui tiennent une place centrale aux Etats-Unis. D’ailleurs, Saul Alinsky, qui inventa dans les années 1930 une méthode de mobilisation des habitants d’un ghetto de Chicago[1], reste une référence, y compris pour Barak Obama qui œuvra un temps dans le secteur du travail social ».

Notes

(1) Voir ASH n° 2948 du 19-02-16, p. 9.

(2) Egalement auteure de La professionnalisation du travail social : action syndicale, syndicalisme, formation, 1880-1920 – Ed. L’Harmattan, 1996.

(3) Trois options sont proposées au départ (animation socio-culturelle, assistance sociale, éducation spécialisée), auxquelles se sont ajoutées, plus récemment, celle de gestion urbaine et celle de service à la personne.

(4) La tendance évolue néanmoins depuis le milieu des années 2000 avec la création d’une option « éducation spécialisée » dans plusieurs IUT, parfois dans le cadre de partenariats avec des écoles de travail social.

(1) Il continue aujourd’hui à inspirer l’intervention sociale collective en France (travail social communautaire, empowerment…) à travers son Manuel de l’animateur social – Ed. du Seuil, 1976.

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