A l’entrée de chaque chambre, un petit signe autorise ou non l’entrée : une feuille d’arbre découpée dans un épais carton. Côté pile, elle est peinte en rouge et interdit l’accès. Côté face, elle est colorée en vert et autorise les entrées. « On l’a tous, oui, regarde, elle est accrochée à la poignée de ma porte, explique Sylvain Mahler, 31 ans, l’un des résidents du foyer d’accueil médicalisé (FAM) de la Fondation Mallet, à Richebourg(1). C’est bien respecté maintenant par le personnel. Avant, ils entraient un peu comme dans un moulin. » Le dispositif a été imaginé en même temps que le FAM mettait en place un projet favorisant l’accès à une vie affective, amoureuse et sexuelle des personnes accueillies. Il peut aussi bien permettre de s’entretenir tranquillement avec un professionnel que d’abriter un petit moment de passion en toute discrétion. « Parce que moi, j’ai une copine, poursuit Sylvain, qui vit à Richebourg depuis quatre ans, et j’ai bien l’intention d’avoir une vie comme tout le monde. »
Outre le FAM, la Fondation Mallet abrite actuellement un pôle de médecine physique et de réadaptation (PMPR), un institut d’éducation motrice (IEM) et une micro-crèche. Ses bâtiments modernes, encore en travaux pour certains, sont posés à flanc de colline en plein plateau mantois, dans un environnement bucolique. Chacune des six unités de vie qui le composent porte le nom d’un fruit, dont la couleur domine la décoration. Au quotidien, les résidents y sont accompagnés par cinq aides médico-psychologiques et deux aides-soignants. Une équipe médico-sociale et éducative complète le personnel.
Lorsqu’il a été décidé en 2010 d’agrandir le FAM de 44 à 83 places, la direction a également entamé une réflexion sur son projet d’établissement. A l’époque directrice du foyer, Nathalie Le Padellec, éducatrice spécialisée de formation, se souvient de l’ambiance paradoxale qui régnait alors sur la question de la vie affective : « C’était rangé avec les interdits, par crainte et méconnaissance des besoins des personnes, alors que la sexualité fait partie de la vie de tout un chacun et que les résidents eux-mêmes évoquaient la question lors des réunions sur la vie du foyer. » Certains avaient déjà vécu en couple avant l’apparition du handicap et l’entrée en institution. D’autres non, mais formulaient régulièrement l’envie de faire des rencontres. D’autres, encore, éprouvaient simplement leur désir au sein du foyer, tant bien que mal. Les personnels étaient donc confrontés à des situations qu’ils ne savaient pas appréhender, qu’ils surprennent des usagers dans un moment d’intimité partagée ou qu’ils soient directement sollicités sexuellement. « Moi, je recueillais souvent des demandes de la part de résidents », poursuit la responsable.
De longues réflexions ont été engagées au sein de l’institution, au terme desquelles son comité d’éthique a pris position au travers d’une charte en trois points : la nécessité de prendre en considération la dimension affective et sexuelle pour l’équilibre psychique de tout individu accueilli ; l’obligation d’apporter des réponses concrètes aux souffrances psychologiques induites par la carence affective et/ou sexuelle ; l’impératif de mettre en place des mesures afin d’accompagner les personnes en situation de handicap et de préparer les professionnels à cet accompagnement.
Pour concrétiser ces principes, l’institution a fait appel à Catherine Agthé, sexopédagogue suisse et formatrice pour adultes(2), qui a organisé des sessions de formation de trois jours, d’abord destinées aux cadres (directeurs, directeurs adjoints et chefs de service). « Il fallait les convaincre en premier, pour que la démarche soit portée par toute l’institution », justifie Nathalie Le Padellec. La première session a été particulièrement axée sur la responsabilité de l’institution et la législation qui encadre le fonctionnement des lieux d’hébergement. « Les professionnels sont toujours très inquiets de savoir ce qu’ils ont le droit de faire ou pas, précise Marie-Catherine Pires, actuelle directrice adjointe du FAM. C’est d’ailleurs pourquoi l’engagement de la direction et les principes de la charte sont réaffirmés au début et à la fin de chaque formation. » L’année suivante, en 2011, ce sont les professionnels du FAM qui ont été formés. « Au sein de la fondation, les problèmes ne se posent pas de la même façon dans tous les services, et les besoins se manifestent différemment, observe Nathalie Le Padellec. Au PMPR, par exemple, les usagers restent moins longtemps, et à l’IEM, ce sont des enfants et des jeunes. Alors qu’au FAM nous avons des résidents qui resteront très longtemps, avec un projet de vie à élaborer. La démarche doit être spécifique à chaque public. »
Tous les salariés du foyer au contact des usagers ont été formés. « Il s’agissait de les amener à mieux comprendre les besoins de la personne, d’être conscient du rôle de tiers que nous avons à jouer aussi dans cette question-là, même si nous n’y occupons pas un rôle actif, et de générer des attitudes communes pour un meilleur épanouissement des personnes accueillies », résume Nathalie Le Padellec, devenue depuis également directrice chargée du pôle qualité et communication et chargée de mission « stratégie et développement » auprès du directeur général de la Fondation Mallet. Les objectifs sont surtout de transformer le regard sur la personne handicapée, de relativiser les craintes et les préjugés des professionnels, d’identifier leurs propres réactions et ressentis afin de mieux les maîtriser et d’augmenter les « habiletés d’intervention » des professionnels. « La formation nous amène à changer notre regard sur les personnes et à trouver les bons mots pour la bonne intervention, estime la responsable. Cela permet aussi d’élaborer en groupe, ce qui permet de vaincre sa gêne. » Les membres de l’équipe éducative reconnaissent se sentir plus à l’aise face aux sollicitations des résidents sur ce sujet. « J’avais tendance à les voir comme dépourvus de certains attributs de l’humain, confie Sabrina Buron, éducatrice spécialisée. La formation m’a permis de reconnaître leurs désirs et leurs souhaits, même s’ils m’en parlaient déjà avant… » Parler de sexualité n’est désormais plus tabou au sein de l’institution. « On en parle plus sereinement, avec moins d’appréhension », ajoute Julie Pierre, également éducatrice spécialisée.
Dans les 12 unités de vie qui hébergent chacune une dizaine de résidents, le bénéfice de la formation est reconnu. « Cela m’a permis de comprendre certains comportements observés chez les résidents de mon unité, témoigne Pierre Finaud, aide-soignant, formé il y a tout juste deux semaines. Entre autres, leur difficulté à compenser une absence de vie sexuelle et le rôle que je peux jouer dans cet aspect de leur vie… » Par exemple, aider à préserver ou à aménager certaines plages d’intimité. « Nous avons remarqué que des résidents vivent avec un réel plaisir la douche en plateau avec l’eau qui coule sur leur corps, poursuit l’aide-soignant. Ils aimeraient en profiter davantage. Mais normalement, on ne peut pas les laisser seuls à ce moment-là pour des raisons de sécurité. Une réflexion a été engagée et nous attendons de voir quelle réponse peut être apportée. »
Car, outre la formation de tous, des « groupes ressources » ont été constitués en 2012 au sein de chacun des établissements de l’institution. Leurs membres, des professionnels volontaires, ont bénéficié d’une deuxième phase de formation avec Catherine Agthé et se réunissent mensuellement pour aborder les problématiques qu’ils rencontrent. Dans ces groupes, les professionnels des différents établissements sont mélangés afin de stimuler davantage les échanges. « Même si tous les personnels des unités de vie sont formés, chacun a ses limites, observe Sandrine Faucheur, aide-soignante. Certains restent timides sur le sujet ou conservent des avis assez rigides sur ce qu’il est possible de faire pour accompagner une personne dans sa vie affective. » Les membres de groupes sont facilement identifiés, par leurs collègues comme par les résidents, en tant que personnes ressources pour les aider à trouver une réponse à un besoin signalé ou à une demande formulée. Sabrina Buron a ainsi pu élaborer au sein d’un groupe l’attitude à tenir face à la demande d’un jeune homme qui souhaitait acquérir un film pornographique. « Ça peut sembler simple, mais moi je ne savais pas quoi lui répondre, explique l’éducatrice. Nous avons pu en discuter en groupe, choisir les mots rassurants pour en parler avec lui et aussi trouver les solutions “techniques”. Car où cela s’achète-t-il quand on n’est pas dans une grande ville ? Quelle sera l’accessibilité en fauteuil du commerce choisi ? Quel type de film souhaitera le résident ? Qu’est-ce qu’on fait du ticket de caisse, qui risque d’être vu par le tuteur si celui-ci est un parent ? »
D’emblée, bien sûr, les parents comme les personnels ont affiché des attitudes variées. Avant le lancement des premières formations, une réunion a été organisée entre les parents et la formatrice sexopédagogue. « Seules deux familles ont fait le déplacement », se souvient Marie-Catherine Pires. Toutes avaient été informées. « Mais beaucoup nous ont fait remarquer qu’elles avaient d’autres enfants et qu’il n’y avait pas de raison qu’elles se mêlent davantage de la vie affective et sexuelle de celui qui réside au FAM, explique la directrice. D’autres estiment que tant que cela se passe dans nos murs, c’est parfait. » Certaines familles, en revanche, sont très présentes et veulent tout savoir de la vie de leur proche. « Or des résidents nous ont expressément demandé de ne pas aborder ce sujet avec leurs parents. Il nous faut néanmoins pouvoir répondre aux inquiétudes de ceux-ci, car souvent ils n’admettent pas que leur enfant soit devenu adulte et à même de décider de vivre une vie sexuelle. »
Un autre exemple de situation réfléchie collectivement au sein des groupes ressources concerne la réponse concrète à apporter à une demande de rapports sexuels entre deux résidents sévèrement handicapés. Deux volontaires ont finalement accepté d’installer des matelas au sol, de déshabiller le couple et d’aller jusqu’à poser le préservatif. « Ils étaient contents tous les deux, c’était un moment sympa qu’ils n’imaginaient pas possible, s’enthousiasme Christine Nash, ergothérapeute et l’une des deux volontaires lors de cette situation. Pour l’intimité et la pudeur… bon, en institution, c’est de toute façon quelque chose de particulier, et quels que soient nos efforts en la matière, il fallait bien les aider. » La soignante est a posteriori presque étonnée et plutôt fière d’être parvenue à ce niveau de l’accompagnement. « C’est quelque chose sur quoi nous avions réfléchi au cours de notre deuxième formation, poursuit-elle. Nous avions visionné une vidéo qui nous permettait d’évaluer jusqu’où nous serions prêts à aller pour aider un couple à avoir un rapport sexuel. Sans cela, je pense que je ne l’aurais pas fait. J’aurais craint que mon geste soit mal perçu, alors que grâce au groupe et à la discussion, ce que l’on fait devient transparent. » Les demandes de ce type sont néanmoins peu fréquentes, souligne la professionnelle.
Ce qui explique peut-être que la chambre équipée d’un lit double et prévue dans les plans du foyer ne soit pas encore disponible… « Nous n’avons pas encore pris la décision d’installer ce lit, car il nous faut d’abord réfléchir à l’accompagnement que nous voulons ou pouvons proposer », résume Marie-Catherine Pires, la directrice adjointe. A savoir, s’agira-t-il uniquement d’un espace occasionnel ? Faudra-t-il prévoir un planning de « réservation » ? Jusqu’à quel point y accompagnera-t-on les résidents et comment définir quels couples pourront y être accueillis ? Car qu’est-ce qu’un couple, en définitive ? « C’est une chose de mettre deux personnes dans un lit, c’en est une autre de les aider à la pénétration quand ils le demandent. Nous nous devons d’avoir réfléchi à tout cela avant de mettre cette chambre en fonction. » De fait, la question du consentement des deux partenaires ne va pas sans discussion. « Il faut accompagner tout en protégeant les résidents en permanence, en fonction de leurs compétences physiques, mais aussi cognitives et psychiques, ajoute Marie-Catherine Pires. C’est très délicat et complexe. » La fondation est cependant en train d’aménager, en parallèle, une petite maison séparée qui permettra aux résidents d’accueillir un proche ou de passer un week-end en amoureux sans le poids de la collectivité. Un projet qui devrait être achevé d’ici à la fin 2016.
A l’intention des résidents, le FAM a également mis en place des « ateliers du cœur », un espace de parole mensuel animé par la psychologue de l’établissement. Ces ateliers permettent aux usagers de poser des questions ou d’exprimer des difficultés concernant leur vie affective et sexuelle. « Une vingtaine de personnes le fréquentent sur l’année, même si je ne reçois en général que trois ou quatre d’entre elles à chaque réunion, observe Valérie Delfour, la psychologue. Elles s’interrogent sur le rapport sexuel, la reproduction, la masturbation, mais aussi sur les sentiments, l’anatomie, etc. C’est très varié. » L’idée, cependant, n’est pas d’apporter des réponses toutes faites, mais plutôt de faire circuler la parole entre les résidents et de les amener à trouver leurs propres réponses. Une partie des personnes vivant au FAM a grandi en institution, où l’instruction et l’éducation sexuelle sont rarement présentes. Raison pour laquelle le foyer accueillera prochainement des animatrices du Mouvement français pour le planning familial des Yvelines, afin d’organiser des séances d’information et de prévention avec les demandeurs.
Se pose également le problème d’une certaine solitude. L’isolement du FAM ne facilite pas les échanges avec l’extérieur et les résidents se montrent très avides de rencontres. « Leur vie sociale extra-institutionnelle n’est pas si riche que cela, confirme Julie Pierre. Beaucoup évoluent depuis toujours dans des institutions avec un certain niveau de confinement. Ils ont peu d’interlocuteurs de l’intime, pas d’ami à qui ils peuvent passer un coup de fil lorsqu’ils ont des doutes. Alors nous devons travailler à élargir leur réseau social. » La fondation cherche donc à multiplier les temps d’échange et de rencontre avec les résidents d’autres institutions – pendant les séjours de vacances, par exemple, mais également au cours de sorties au restaurant, en discothèque, de sorties culturelles ou dans des bars. Des échanges d’où naissent alors des relations qu’il faut, là aussi, pouvoir accompagner. « Nous avons actuellement un couple qui s’est formé en vacances, et nous sommes en train de voir avec la MDPH s’il ne serait pas possible de faire évoluer leurs orientations pour qu’ils puissent se rapprocher », rapporte ainsi Marie-Catherine Pires.
« Mais moi, ce que je veux, c’est rencontrer une vraie fille, adulte, pas en fauteuil », revendique pour sa part Benjamin Lebrethon, 27 ans, qui réside à la fondation depuis sept ans. Au moins, le jeune homme apprécierait la possibilité d’utiliser Internet pour discuter avec des jeunes femmes. « Ce que j’aimerais, c’est aller sur des sites de rencontres non payants, précise-t-il. J’ai cherché ça avec Christine et Audrey [deux auxiliaires de son unité de vie, ndlr], mais pour l’instant on n’a rien trouvé de gratuit. Si ça marche, on pourra au moins discuter par téléphone, c’est déjà ça. Et puis si je rencontre quelqu’un, un jour je la ferai venir ici. » La demande a également été discutée au sein d’un groupe ressources et avec Catherine Agthé, les professionnels des groupes pouvant programmer au moins une fois par an une réunion d’échanges avec la sexopédagogue. « Outre l’aspect financier, il faut bien avertir que ce type d’échanges peut aussi être un peu brutal, explique Marie-Catherine Pires. Catherine Agthé n’aime pas l’idée de laisser la personne seule devant son écran alors qu’on ne sait pas qui est à l’autre bout. » L’institution réfléchit actuellement à la formation de quelques référents parmi les professionnels sur ce point particulier.
(1) FAM de Richebourg (Fondation Mallet) : château de Richebourg – 22, route de Gressey – 78550 Richebourg – Tél. 01 34 85 36 60.
(2) Catherine Agthé Diserens est l’auteure de Sexualité et handicaps. Entre tout et rien… (éd. Saint-Augustin, 2013). Elle a également participé en 2012 à la rédaction d’un Guide de bonnes pratiques dans le contexte des institutions spécialisées, pour l’association suisse Sexualité et handicaps pluriels (SEHP). Elle est à l’origine de la première formation d’assistants sexuels en Suisse. A noter qu’en France une première formation à l’assistance sexuelle doit débuter en juin – Voir ASH n° 2948 du 19-02-16, p. 19.