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Esprit d’équipe

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A Paris, les travailleurs sociaux de Voliges ont créé une société coopérative de production (SCOP) pour proposer des accompagnements sociaux liés à des relogements. Un statut parfois stressant mais qui offre davantage de transparence, de liberté et de partage des décisions.

La salle de pause de Voliges(1) est agréable : des touches de vert et de rose, un canapé confortable, une petite terrasse ouverte sur le XVIIIe arrondissement de Paris. L’espace de travail attenant est aéré. Les bureaux y font la ronde. « On a choisi et rénové les locaux ensemble et on fait le ménage nous-mêmes ! C’est chouette de pouvoir s’investir dans son lieu de travail pour s’y sentir bien », se réjouit Caroline Borie, assistante de service social, salariée et associée de Voliges. Avec Nathalie Meurzec et Cécile Guillerme, éducatrices spécialisées, elles forment actuellement l’effectif de cette SCOP (société coopérative de production) fondée en 2006 et à géométrie variable. En effet, Voliges compte entre trois et sept travailleurs sociaux, selon les missions qu’elle décroche auprès de ses clients. Dans la plupart des cas, il s’agit d’assurer le volet social d’une MOUS (maîtrise d’œuvre urbaine et sociale). Dans le cadre d’opérations de démolition et de reconstruction immobilières, l’équipe réalise des diagnostics sociaux pour les bailleurs et accompagne les habitants, individuellement et collectivement, vers le relogement. Elle travaille aussi avec des ménages en résidences sociales, afin de les guider vers un logement pérenne.

Le statut de coopérative est rare dans le travail social. Voliges est né d’une conjoncture favorable : en 2006, un plan de traitement des foyers de travailleurs migrants (FTM), visant notamment à réhabiliter les bâtiments, est reconduit. Les gérants des foyers transformés en résidences sociales sont soumis à de nouvelles obligations. « Il manquait des opérateurs sociaux pour les y aider », constate Nathalie Meurzec, gérante et créatrice de la SCOP, intervenue depuis dans 15 foyers. Une opportunité doublée d’une envie plus profonde, raconte la professionnelle, qui a travaillé dix ans dans des associations de travail social. « L’organisation trop pyramidale rendait la prise de décision insatisfaisante. Les décideurs d’une mission n’étaient jamais ceux qui effectuaient l’accompagnement sur le terrain. Cet écartèlement participe à l’usure des travailleurs sociaux. » Pour les créateurs de Voliges, le statut coopératif devait permettre de distribuer plus équitablement les responsabilités.

Une démocratie horizontale

La coopérative compte des salariés, dont certains sont sociétaires et d’autres seulement en contrat à durée déterminée, mais aussi des associés extérieurs bénévoles. A Voliges, pas de chef. En tant que gérante, Nathalie Meurzec s’occupe davantage de l’administratif et du développement de l’activité, mais l’objectif initial de l’équipe est de tendre vers la polyvalence de chacun. « Nous sommes tous chargés de mission. Au-delà même de la spécialisation de notre diplôme, nous sommes multicasquettes », explique-t-elle. Quand elle n’est pas sur le terrain, Cécile Guillerme, qui a quitté le « quotidien lourd » de la protection de l’enfance pour intégrer Voliges, aime faire des tableaux et des statistiques pour la précomptabilité. « Il n’y a pas de tâches supérieures, reprend Nathalie Meurzec. Chacun peut comprendre et assumer les tâches de son voisin, s’il s’y entraîne. » L’absence de hiérarchie et de protocole favorise, selon elles, leur réactivité sur le terrain. De même, que ce soit pour choisir une mission ou pour fixer les grandes orientations de la société, les membres de Voliges ont pour principe de prendre les décisions à l’unanimité. Quitte à prendre le temps. « Ici, il y a plus de discussions qu’ailleurs. On parle, on négocie, on réajuste en permanence selon les professionnels présents, les missions en cours et l’état économique de la SCOP », souligne Caroline Borie, qui apprécie cette souplesse. « Nous sommes tous au courant de ce qui se passe dans la SCOP, ajoute Cécile Guillerme. On prend les décisions ensemble. »

Pour ne pas faire porter l’ensemble des décisions sur une seule personne, Voliges s’est doté de plusieurs instances : des réunions d’équipes, des réunions plénières trimestrielles pour traiter tout ce qui touche au budget et un comité d’orientation, sorte de conseil des sages, qui siège à titre bénévole et apporte aux professionnels un regard extérieur. « Le comité d’orientation a d’abord soutenu la construction de la coopérative, détaille Lucile Adam, l’un de ses membres, chef de service dans un centre maternel. On a apporté des idées et du réseau, on a aidé dans les entretiens d’embauche. Participer à une nouvelle aventure est excitant. » Le comité peut discuter de la situation d’un salarié aussi bien que de préoccupations éthiques ou économiques : faut-il augmenter le nombre des commanditaires, accepter une mission pour un bailleur aux pratiques « limites » ? « La nature de notre activité, le travail social, est particulière, reconnaît Nathalie Meurzec. Ces garde-fous nous permettent de veiller à sa qualité. »

Modes d’intervention adaptés

Les professionnelles apprécient l’autonomie et la liberté que procure le statut coopératif. « Nous disposons d’une marge de manœuvre plus grande qu’ailleurs, se félicite Cécile Guillerme. Nous choisissons nos missions sans référer sans cesse à un chef, et nous avons la possibilité de renégocier nos modes d’intervention en fonction de ce qui se passe sur le terrain. » A Voliges, pas de « mission-vitrine » qu’il faudrait porter contre vents et marées parce qu’un conseil d’administration l’imposerait ou qu’une politique publique l’aurait décidé. Il est arrivé même à l’équipe d’interrompre une mission en cours, la jugeant inefficace. « Leur autonomie est intéressante, observe Lucile Adam. Que les professionnels soient responsables de leurs projets leur permet de trouver des solutions nouvelles et de les mettre en place rapidement. L’horizontalité d’un travail d’équipe, construit ensemble, fait gagner en qualité. »

La limite de la liberté des membres de Voliges est la survie économique de la SCOP. Les professionnels doivent générer suffisamment d’activité pour se verser des salaires. Ce matin, l’équipe est en réunion de fonctionnement. Il n’y est pas question du contenu des missions, mais plutôt de TVA, de réponses à des appels d’offres, de remboursements de transports : tout ce qui touche au salariat. Evelyne Gurfein, associée extérieure non salariée et amie de l’équipe, y apporte son expertise de consultante en informatique financière. Néophytes au départ, les travailleuses sociales ont appris peu à peu. C’est Nathalie Meurzec, la gérante de la SCOP, qui est plus particulièrement chargée de la prospection. Les clients de Voliges sont des bailleurs, des associations d’insertion ou gestionnaires de FTM, des collectivités. « Certains trouvent que le statut de SCOP fait plus sérieux, d’autres craignent que notre petite structure soit éphémère, raconte la gérante. Mais globalement, c’est plutôt nos compétences qui les intéressent. » Isabelle Yanna est chef de projet à l’ADEF, une association gestionnaire de FTM cliente de la SCOP : « Avec Voliges, les interlocuteurs sont restreints, il n’y a pas de déperdition d’information. Si on demande un aménagement, ils répondent instantanément. Au début d’une mission, ils posent un cadre un peu rigide en quantifiant leurs heures d’intervention. Contrairement à des salariés classiques, ils pensent à la gestion de leur budget. Mais une fois sur le terrain, ils sont très motivés et impliqués : ils ont des horaires souples et vont plus loin que les autres dans l’accompagnement des habitants. »

Autre contrainte : la fluctuation du volume de travail d’une année sur l’autre. La gestion administrative n’est pas simple, les missions pouvant durer plusieurs années ou prendre du retard, avec des modalités de paiement qui diffèrent selon les cas. Il faut parfois recruter un travailleur social dans le cadre d’une mission, puis lui en trouver une nouvelle ensuite. Parfois, l’équipe doit rediscuter du temps passé sur le terrain pour que la SCOP s’y retrouve financièrement. « On échange, apprécie Caroline Borie. Chacun garde en tête les deux logiques : la qualité du travail de terrain et les considérations budgétaires. » Lorsque l’assistante sociale jette un coup d’œil au planning de sa semaine, ce n’est jamais le même : « En SCOP, on fonctionne à la mission. Cela demande beaucoup d’organisation et d’autodiscipline, il faut jongler entre plusieurs missions. Mais nous établissons les plannings tous ensemble et avons la chance de ne pas être obligés d’y inscrire des réunions inutiles. »

Côté rémunération, la SCOP ne permet pas forcément aux salariés de gagner plus, mais elle offre l’avantage de décider comment sont répartis les bénéfices. Le choix a été fait de rémunérer au maximum ceux qui travaillent (60 % des bénéfices) plutôt que le capital (les associés ne touchent rien). « Dans le travail social, c’est tabou de parler d’argent, relève Nathalie Meurzec. Comme si c’était une forme de militantisme qui ne méritait pas salaire ! » A Voliges, le montant du salaire a été débattu. « Nous avons supprimé les primes d’ancienneté que nous avions d’abord instaurées. Pour nous, un senior ne mérite pas plus qu’un junior. Même chose pour les primes de prise de responsabilité. Nous avons préféré une prime de sociétariat, qui reconnaît l’implication supplémentaire des associés dans la SCOP », poursuit-elle.

Cet après-midi, Caroline Borie et Cécile Guillerme se sont installées dans le hall vétuste du foyer de travailleurs migrants d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). L’association gestionnaire les a missionnées pour un diagnostic social et un accompagnement des habitants dans le cadre d’un déménagement. Ceux-ci vont être relogés dans une résidence que l’association construit juste à côté. « Monsieur, êtes-vous inscrit pour un rendez-vous ? Avez-vous un lit à votre nom ici ? », interrogent les professionnelles. Officiellement, le foyer compte 310 occupants. En réalité, ils sont près du double. Les travailleurs, qui habitent les chambres décrépites depuis parfois vingt ans, les sous-louent lorsqu’ils rentrent annuellement, pour quelques mois, dans leur pays d’origine. A leur retour, tout le monde reste là. Mais la nouvelle résidence, elle, ne comptera que 300 studios.

Avec les habitants, les travailleuses sociales vont donc faire le point sur leurs titres de séjour ainsi que sur leur situation professionnelle, sociale et locative. « Un diagnostic qui permettra aussi aux partenaires d’avoir une vision précise des habitants, sans préjugés », expliquent-elles. Pour l’heure, elles recueillent les souhaits de relogement. « On choisit vue sur la mer ou sur la tour Eiffel ? », plaisante un vieil homme en djellaba. « Les habitants s’interrogent sur leur budget : il faudra débourser 200 € de plus par mois dans la nouvelle résidence, détaillent les deux professionnelles. Mais surtout, ils redoutent la fin de la vie collective. Ici, elle était très organisée autour de la cuisine en commun. Demain, chacun aura une kitchenette dans son studio. On s’arrange pour placer les amis côte à côte. » La liste des papiers à fournir pour l’entretien fait froncer les sourcils de certains. « Les administrations envoient de moins en moins d’attestations en papier. Ils sont censés récupérer des justificatifs sur leur compte personnel via Internet ». Mais ici personne n’y a accès…

Des missions choisies

Pour rencontrer les travailleurs, Caroline Borie et Cécile Guillerme s’adaptent à leurs horaires, et viennent parfois au foyer à 21 heures. En SCOP, elles sont plus souples. « Les habitants nous renvoient souvent que nous sommes disponibles et réactives, parce qu’on ne subit pas les lourdeurs administratives de certains gros services. » Cécile Guillerme est en outre convaincue que leur bien-être au travail se répercute sur les usagers : « Nous faisons parfois des concessions sur les temps de transports, mais nous ne subissons pas les missions. Nous les choisissons et travaillons pour nous. Nous sommes à l’aise et développons les outils qui nous conviennent. » La responsabilisation de chaque salarié l’implique davantage sur le terrain. « Notre organisation demande beaucoup d’énergie, mais on risque moins le burn-out,sourit pour sa part Nathalie Meurzec. Pas parce que nous serions des superwomen du social, mais parce que nous ressentons moins l’impuissance, le hiatus entre travail prescrit et réalisé. Parce que nous sommes en prise directe avec notre quotidien. »

Comme le statut de Voliges est atypique, on leur demande souvent en quoi il leur permet d’innover en matière de travail social. « Ce sont des petites choses, répond la gérante de Voliges. Par exemple, dans notre secteur d’activité, nous étions en concurrence avec des cabinets d’études sans travailleurs sociaux. Nous avons apporté de nouvelles méthodes : des entretiens plus longs avec les habitants, des questions ouvertes, des relances directes et du porte-à-porte. » Aujourd’hui, les cahiers des charges des appels d’offres exigent tout cela. « On a fait doucement évoluer les pratiques. »

L’idéal et la réalité

Avec un fort esprit d’équipe, Voliges saisit aussi l’opportunité de l’accompagnement au relogement pour renforcer le sens collectif des habitants. La SCOP travaille avec des compagnies de théâtre-forum pour promouvoir l’expression collégiale et la responsabilisation des résidents. Et elle parvient à convaincre le commanditaire que cette expression des habitants n’est pas une cerise sur le gâteau, mais bien une composante importante d’une MOUS. Voliges transmet d’ailleurs son diagnostic au groupe d’habitants lors de réunions d’étape. « Un relogement suscite des discussions, des mobilisations, remarque Nathalie Meurzec. S’il porte une revendication commune face au bailleur, un collectif d’habitants est légitime. C’est une possibilité de prendre sa place, de la faire valoir ou évoluer. »

Le statut de SCOP n’a cependant pas convenu à tout le monde. « Certains salariés sont partis parce qu’ils trouvaient le rythme trop complexe, les préoccupations budgétaires ou la responsabilité fatigantes, relate Caroline Borie. Et parfois, quand ça coince, on préférerait pouvoir se dire que c’est la faute de la direction, plutôt que constater que nous seuls pouvons impulser un changement. » Tout le paradoxe entre le désir de liberté et celui de se laisser parfois porter…. Au quotidien, l’équipe a aussi dû réajuster son idéal de démocratie horizontale. Au départ, elle souhaitait une cogérance ou une gérance tournante. « Pour partager le stress des responsabilités et éviter de reproduire une structure avec un meneur et des suiveurs », justifie Nathalie Meurzec. Mais un tel système est difficile à mettre en place. De fait, les clients aiment avoir un interlocuteur bien identifié. En outre, pour former l’équipe à la gérance, il faut du temps. « Nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur ce point, reconnaît Caroline Borie. Pour moi, il est important d’avoir une personne référente, un leader, qui est comme un entraîneur. » Mais tout le monde n’a pas forcément le tempérament ni le goût du leadership. « Voliges a d’abord considéré que l’équilibre du collectif primait sur les désirs individuels, mais on s’assouplit avec l’âge », sourit Nathalie Meurzec. L’équipe a ainsi beaucoup débattu quand l’un de ses membres a accepté, sans conviction, l’outil du théâtre-forum. « Si on se développe, on pourrait être chacun responsable d’un pôle d’activité : on répartirait le leadership selon les thèmes de travail qui nous intéressent », suggère Caroline Borie.

A Voliges, on se demande souvent pourquoi les coopératives de travailleurs sociaux ne sont pas plus nombreuses. « Certains pensent que la logique d’entreprise est incompatible avec celle du travail social. » La réalité semble plus nuancée. « Il ne s’agit pas que des entreprises sociales démantèlent le service public, recadre Nathalie Meurzec. Mais aujourd’hui, on voit les collègues du secteur public devoir sans cesse rendre des comptes, être évalués, mesurer leur activité pour être au maximum de l’efficacité. Dans leur ressenti, ils sont beaucoup plus sous pression que nous. » L’équipe de la SCOP croit à la coexistence d’une action sociale globale qui s’adresse à tous et d’une action sociale plus spécialisée, allant davantage vers les usagers et où des coopératives comme Voliges peuvent trouver leur place. Et les travailleurs sociaux retrouver une marge de manœuvre…

Notes

(1) Voliges SCOP : 6, rue de Panama – 75018 Paris – Tél. 09 51 36 69 68 – Contact : Nathalie Meurzec (gérante), tél . 06 76 29 47 69 – contact@voliges-SCOP.fr.

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