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Redéfinissons une doctrine du social

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Le plan d’action en faveur du travail social conforte le mouvement de transformation de l’action sociale en « social business », déplore Jean-Sébastien Alix, sociologue et formateur en travail social à l’IUT de Tourcoing (Nord). C’est pourquoi des groupes de professionnels, d’étudiants et de chercheurs tentent de dégager des repères pour le travail social.

« Attendu de longue date, le “plan d’action interministériel en faveur du travail social et du développement social”, présenté au conseil des ministres, le 21 octobre dernier(1), était annoncé comme une réforme ambitieuse. Pourtant, les 26 mesures ne sont nullement des innovations : elles ne réactualisent bien souvent que des vieux poncifs du travail social tels que le développement social local, la participation des personnes accompagnées dans les formations ou encore le socle commun de formation.

Même si on admet que ces mesures ont l’intérêt de tenter de dynamiser les pratiques, elles sont en total décalage avec les revendications portées de longue date par les professionnels dans les centres de formation et les établissements et services. Plus fondamentalement, ce ne sont pas les mesures elles-mêmes qui posent problème, mais c’est ce que le plan dit à demi-mot et qu’il distille tout au long du programme d’action sans jamais prendre la peine d’en définir les termes. En utilisant des notions en apparence neutres – “innovation sociale”, “investissement social”, “indicateurs”, “impact social” – , il entérine et conforte un discours qui règne aujourd’hui en maître et vise à transformer l’action sociale en “social business”(2). Par exemple, lorsqu’il préconise la formation des élus, des cadres et dirigeants du secteur public au développement social, il évoque leur nécessaire “sensibilisation” à la notion d’“investissement social”, “qui consiste à considérer l’action sociale comme un levier de développement économique et non pas comme une charge”. Si la “charge” a ici une dimension péjorative, il n’est pas inutile de rappeler que les cotisations restent indispensables à la cohésion sociale. Cette marchandisation du social fait depuis longtemps l’objet de débats dans l’action sociale. Elle est notamment dénoncée par des collectifs et syndicats tels qu’Avenir éducs, Défendre les métiers sociaux, qui a rédigé une lettre ouverte portée par une trentaine de chercheurs en sciences humaines et soutenue par près de 600 personnes(3), mais aussi par les “états généraux alternatifs du travail social” qui se poursuivent en France(4) et par de nombreuses initiatives dans les régions.

Trois éléments importants et complémentaires doivent, me semble-t-il, être pris en compte :

→ Tout d’abord, la raréfaction des ressources. La décentralisation se poursuit sans donner davantage de moyens aux collectivités locales pour assumer les dépenses sociales. A cela s’ajoute le développement des appels à projets, qui entraîne une mise en concurrence des structures avec des fusions ou des fermetures d’établissements comme les clubs de prévention spécialisée(5). Dans ces conditions économiques très difficiles, certains acteurs tentent de transformer les établissements sociaux et médico-sociaux en “entreprises sociales” ou “entreprises solidaires”. Ce glissement sémantique vise à mettre l’intérêt général au service de l’efficacité économique et à faire naître un autre “esprit” de l’action sociale.

→ Ensuite, face au manque de moyens, les professionnels ont beaucoup de mal à développer une pratique respectueuse des personnes accompagnées et le décalage entre leur engagement et les orientations gestionnaires s’accroît. La recherche de la seule efficacité économique a un impact sur les conditions de travail. Elle affecte aussi le déroulement des études, puisque les problèmes de financement de la gratification ne permettent pas aux étudiants en travail social de trouver des terrains de stage et les met en concurrence avec les jeunes en service civique, aujourd’hui la priorité du gouvernement.

→ Enfin, le troisième élément est la réduction du travail d’accompagnement (clinique) et le clivage de plus en plus net entre deux modèles. Jusqu’à présent, nous avions l’habitude d’opposer deux figures de travailleurs sociaux : les professionnels de l’accompagnement au cas par cas et les techniciens ou managers. Cette distinction est remplacée aujourd’hui par une scission entre deux conceptions de l’action sociale.

Entre tradition et prétendue modernité

D’un côté, un travail social, qualifié de “traditionnel” par certains auteurs, centré sur la personne et mis en œuvre avec des métiers et des savoir-faire construits dans le temps qui tente, tant bien que mal, de survivre face aux restrictions évoquées plus haut. Ce modèle s’appuie sur des professionnels qui, avec les réductions de postes, voient augmenter le nombre des personnes accompagnées et leur charge de travail.

D’un autre côté, un modèle de l’entrepreneuriat social se développe à grande vitesse. Celui-ci serait le versant libéral du travail social, sa version “positive” présentée comme moderne et efficace. Combinant le savoir-faire des entreprises marchandes et la défense de l’intérêt proclamé “général”, l’entrepreneuriat social introduit les “managers de projets”, dont l’esprit est très éloigné de celui des métiers historiques du travail social.

Revenir aux fondamentaux

Nicole Questiaux, éphémère ministre de la Solidarité, a longtemps été la figure politique emblématique de référence pour le travail social mais le rappel incessant de sa circulaire de 1982 sur les “principales sur le travail social”, reprise dans le plan d’action, donne le sentiment que ce texte constitue le seul point d’arrimage historique du secteur ! Ne s’est-il rien passé entre 1982 et 2015 ? RMI, insertion, politiques de la ville, Europe et surtout désengagement de la puissance publique, approche gestionnaire dominante, etc. : cette circulaire donne-t-elle finalement bonne conscience à nos dirigeants ? Au-delà des célébrations, c’est tout de même sur la voie ouverte par Nicole Questiaux, dans son Traité du social(6), que nous devons nous engager en rappelant en premier lieu que le social est de nature constitutionnelle. Dans ce sens, nous devons impérativement construire un projet politique de l’action sociale qui soit transversal aux différents secteurs et métiers(7).

Il est nécessaire pour cela d’élaborer un cadre doctrinal et de poser des points de repères. Il s’agit de revenir à des notions fondatrices comme la solidarité nationale, telle qu’elle se définit en France au XXIe siècle (et qui ne se réduit pas à l’idéologie de l’économie sociale et solidaire), la justice sociale (qui ne se confond pas avec la responsabilité des individus), l’institution (qui ne serait définitivement qu’une entrave aux libertés des individus et incapable de développer leurs compétences singulières), mais aussi la place des savoirs dans la formation et les pratiques, réduits aujourd’hui à des aspects opérationnels et mesurables, etc. Les références historiques et les idéaux mobilisateurs dont nous pouvons nous inspirer ne manquent pas pour construire une pensée de l’action éloignée des modes dominants.

Redéfinir la doctrine du social n’est pourtant pas une ambition démesurée si on le fait à plusieurs. C’est la raison pour laquelle des groupes de professionnels, de chercheurs et d’étudiants travaillent actuellement, notamment dans le cadre des “états généraux alternatifs”, en vue de présenter des propositions. L’action sociale professionnalisée ne peut être une simple affaire d’experts ou de technocrates, chacun doit y contribuer. »

Notes

(1) Deux tribunes libres favorables à ce plan ont été publiées dans ces colonnes : voir ASH n° 2932 du 6-11-15, p. 67, n° 2931 du 30-10-15, p. 32 et n° 2936 du 4-12-15, p. 34.

(2) « Une sorte de deuxième vague du néolibéralisme », selon le chercheur Jean-Louis Laville – Voir ASH n° 2941 du 8-01-16, p. 22.

(3) Voir ASH n° 2916 du 26-06-15, p. 15 – www.defendrelesmetierssociaux.com.

(4) Voir ASH n° 2930 du 23-10-15, p. 21 – www.egats.fr.

(5) Sur ce sujet, voir en dernier lieu ASH n° 2944 du 22-01-16, p. 11.

(6) Paru chez Dalloz en 1978.

(7) Voir Jean-Sébastien Alix et Michel Autès – « Un bon consentement vaut-il mieux que de mauvaises contraintes ? » – Connexions n° 101 – Juin 2014 – Ed. érès.

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