On savait que la notion d’« opposabilité » de certains droits sociaux est assez hasardeuse, tout au moins si on pensait pouvoir aligner les conditions de leur mise en œuvre sur les droits subjectifs du droit civil. C’est que, à la différence de ces derniers qui identifient clairement un débiteur et un créancier liés par une prestation précisément déterminée et juridiquement garantie, certains droits sociaux s’inscrivent dans des médiations collectives complexes et diversifiées, selon une logique de mise en solidarité certes, mais dont les protagonistes sont pluriels, dotés de prérogatives et de responsabilités mal identifiées ou incertaines. Bien sûr, la remarque ne concerne pas les droits à l’aide sociale ou à diverses allocations de solidarité qui sont bien « opposables » car enfermés dans un cadre juridique strict qui fait correspondre leur bénéfice au seul constat du respect de conditions générales ; elle ne vaut pas non plus pour les prestations de sécurité sociale qui, elles aussi, sont objectivement définies, bien qu’on ne puisse parler à leur égard de créances puisque, au nom même du mode de solidarité qui les fonde, la loi peut toujours les remettre en cause. En revanche, le « droit au logement opposable » (DALO), institué en 2007, est un droit dont le caractère opposable est rien moins que certain pour la raison que justement il s’inscrit dans un cadre fort éloigné de la construction des droits subjectifs.
On en connaît l’épure : dans le but de fournir effectivement un logement à des ménages qui en sont exclus ou qui ne sont pas logés dans des conditions satisfaisantes au regard de diverses conditions, il a été imaginé un dispositif à deux niveaux : le recours dans un premier temps à une commission de médiation qui classe le demandeur comme « prioritaire », évalue la nature de l’offre à lui faire et remet au préfet le soin de trouver le logement adéquat ; s’il y a échec de ce premier mécanisme au terme d’un délai de six mois, il est prévu un recours à la juridiction administrative, le juge pouvant alors ordonner au préfet le logement des personnes en cause. A charge pour ce dernier de mobiliser ses capacités de persuasion, de pression, marginalement de contrainte sur les bailleurs, surtout publics, pour y parvenir.
Depuis les premiers temps de sa mise en œuvre, on sait que le DALO n’obtient pas les résultats souhaités. Le 12 janvier dernier, le comité de suivi du droit au logement opposable a présenté un bilan très mitigé pour la période 2008-2014(1). Certes, il apparaît que 113 000 personnes ont bien été relogées, mais 60 000 demandes sont restées non satisfaites, l’immense majorité d’entre elles se concentrant évidemment dans une quinzaine de départements. Ces chiffres sont à relier au fait que les commissions de médiation ont constamment fait baisser leurs taux de décisions favorables (de 44,9 % en 2008 à 32,2 % en 2014) et que le nombre de personnes reconnues comme prioritaires a lui aussi baissé en 2014. Car, de l’aveu même de la présidente du comité, Marie-Arlette Carlotti, ces baisses ne sont pas imputables – comme on aurait pu l’espérer – à une amélioration de la situation, mais à une adaptation des commissions qui, connaissant le manque d’offres de logements, sont conduites à limiter le nombre de personnes éligibles.
Cette logique adaptative des commissions met le doigt sur les limites d’un tel « droit opposable ». Dans un marché composé de multiples acteurs et mu par des comportements complexes et mal intégrés, malgré les efforts d’anticipation et de planification, où l’offre est par ailleurs fortement déficitaire là où la demande est forte, on ne peut rien garantir à qui que ce soit, faute de pouvoir recourir massivement à des affectations administratives des logements, ce qui naturellement nous projetterait alors dans une tout autre logique politico-économique. On procède donc à l’établissement non d’un « droit » mais d’un « dispositif » destiné à faire pression sur le système constitué par les opérateurs, pour qu’ils trouvent les voies et moyens de régler les situations difficiles. Et l’efficacité de l’ensemble ne peut être que relative, déterminée qu’elle est par la situation du marché. Comme le montrent ces résultats, il y a loin du « droit » au « dispositif », la première appellation pouvant passer pour un abus de langage puisque la réalité ne correspond qu’à la seconde. Sans doute peut-on alors rappeler l’avertissement généralement attribué à Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde »…