« Hermance Barbet pose une question “A quoi cela sert-il de vouloir toujours faire mieux (en économie sociale et solidaire) ?” et apporte une réponse : “La finalité de l’économie sociale et solidaire ne peut pas être toujours plus, ni même toujours mieux. Le mieux n’est pas une fin en soi, tout simplement parce qu’il est multifactoriel et par nature complexe…, mais ériger comme principe qu’il est toujours possible de faire mieux repose sur une croyance dépassée et dangereuse.” Une telle affirmation mérite pourtant un peu de controverse.
Deming a surtout été connu pour les quatorze principes de management(2) qu’il a largement diffusés dans le Japon des années 1950 et 1960. Parmi ceux-ci : cesser d’obtenir la qualité au travers des contrôles et éliminer le besoin de contrôle systématique en fabriquant de la qualité ; permettre à chacun, délivré de la crainte des contrôles, de travailler plus efficacement pour l’entreprise ; renverser les barrières interservices – R& D (recherche et développement), méthodes, ventes et fabrication doivent travailler en équipe pour anticiper les problèmes de production et d’utilisation des biens et des services – ; éliminer les slogans, les exhortations et les objectifs qui demandent au personnel d’atteindre le zéro défaut ou de nouveaux seuils de productivité ; mettre chacun des membres de l’organisation en capacité d’accomplir la transformation, qui est l’affaire de tous.
Selon Jean-Marie Gogue(3), qui a été douze ans l’assistant de Deming, le cycle “planifier-faire-évaluer-ajuster” (en anglais PDCA) n’est pas une méthode de gestion de la qualité, ni même une méthode de résolution de problème, mais un processus général d’acquisition de connaissances par la vérification expérimentale d’une hypothèse.
Que ce soit dans l’animation ou le militantisme, avant même une formation professionnelle, nous sommes un certain nombre à avoir appliqué de façon intuitive et empirique la démarche PDCA : dans la préparation d’une activité avec des enfants, dans la vente de muguet du 1er mai, etc. Et, à chaque fois, des éléments de réalité sont venus s’interposer (météo, dynamique de groupe, panne de véhicule) qui ont démenti, en positif ou en négatif, les prévisions initiales, ce qui nous a conduits à envisager le déroulement, amélioré ou non, d’“une prochaine fois”. Et nous avons réitéré ce processus tout au long de notre formation de travailleur social et au cours de nos expériences professionnelles.
Pour quelles raisons sommes-nous entrés intuitivement dans ce processus ? Pour comprendre les causes des erreurs ou des échecs ; par goût du moindre effort – répéter ce qui semble marcher, éviter de répéter les erreurs et les échecs ; par désir de se dépasser ; plus tard, durant notre formation et nos débuts professionnels, pour être reconnus comme professionnels – nous avons fait ce que nous avons dit et ça marche ! Enfin, parce que nous avons compris que l’anticipation et l’organisation facilitent la spontanéité et la réactivité face aux imprévus.
Je suis prêt à parier que des néandertaliens du paléolithique ont progressivement mis en œuvre ce processus en apprenant à tailler les silex, et plus tard les agriculteurs, les éleveurs, les chasseurs, au Moyen Age les corporations d’artisans et, depuis toujours, les artistes quand ils développent une “technique”. Le PDCA est inscrit dans le processus de progrès par l’inteligence.
Aujourd’hui, on transpose ce processus à des organisations humaines (industrielles ou de services, lucratives ou non, politiques, coopératives, associatives) et des situations complexes.
La question de fond soulevée ici est de nature philosophique et éthique : Peut-on toujours faire mieux dans l’accompagnement des personnes vulnérables ? Répondre oui serait épuisant ; répondre non serait désespérant ! Sommes-nous condamnés à un choix impossible ?
Posons une question préalable : un mieux est-il toujours souhaitable dans l’accompagnement des personnes vulnérables, et donc aussi dans la bientraitance des personnes en charge de cet accompagnement ? Autrement dit, le progrès vers plus de qualité de vie, de dignité d’existence est-il souhaitable pour les personnes âgées, en fin de vie, en situation de handicap, d’exclusion sociale, de maltraitance ? Et avec quelle limite éventuelle ? Un mieux est-il souhaitable dans les conditions et la qualité de vie au travail des salariés du secteur ? Et là encore, avec quelle limite éventuelle ? La réponse à ces questions est-elle si évidente pour être assénée comme en étant une ?
Et si un mieux est souhaitable, est-il possible ? Les débats précédant l’adoption de la loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie(4) illustrent bien que le souhaitable ne fait pas consensus ; la mise en œuvre bien lente du droit à l’accessibilité ou la mise en œuvre de la loi 2002-2 montrent en outre que du souhaitable au possible puis au réalisé, il y a la résistance du réel et à l’intérieur du réel, il y a certes les “moyens”, mais aussi les valeurs, les représentations, l’imaginaire, les équilibres sociétaux, bien plus complexes à faire évoluer qu’un processus de production industrielle.
Il faut donc interpréter Deming pour le secteur : le terme “continu” (dans amélioration continue de la qualité) renvoie à l’évolution “permanente”, “constante” de nos sociétés, des structures sociales comme des structures mentales, des connaissances scientifiques.
La place particulière de notre secteur dans la société nous oblige à être en veille permanente sur ces évolutions : il s’agit de s’interroger sur l’impact de ces évolutions sur le sens de notre intervention, sur l’adéquation entre nos ressources (humaines notamment), nos pratiques et nos organisations, d’une part, et les besoins et attentes des personnes accompagnées (et de leur entourage), d’autre part. Et donc de réfléchir aux réponses managériales à apporter face aux contradictions dans lesquelles se débattent les accompagnants.
Pour en revenir à la roue de Deming, la quatrième phase (“Adjust”) est une phase de décision qui appartient pleinement à l’instance décisionnelle : il s’agit de généraliser et de répéter ou non le changement expérimenté, de reprendre ou non un cycle d’amélioration. Cette décision appartient au dirigeant qui doit prendre en compte aussi le climat social et la capacité de changement qu’il permet ou non.
L’imposture managériale n’est donc pas dans la roue de Deming, mais dans l’usage qui en est fait. Notamment quand on transforme cette méthode (exigeante certes) en dogme ! Mais c’est aussi une imposture de considérer qu’une méthode expérimentale serait en soi attentatoire à la liberté.
Je connais quelques belles associations (avec de belles valeurs !) qui ont perdu… leur vie pour avoir ignoré les chiffres (par incompétence, mépris ou en les maquillant), mais aussi les valeurs et convictions qu’elles revendiquaient. Les chiffres ne sont pas les ennemis du sens : ce sont des éléments de langage et de connaissance, comme les mots, les images, les actes. Toute la difficulté est à la fois de les faire parler (donc de les interroger), d’entendre leur part de vérité, et de les faire comprendre à d’autres. C’est vrai pour notre relevé bancaire mensuel, comme pour un budget associatif, ou les résultats d’une enquête de satisfaction !
Mais il est vrai qu’à se satisfaire uniquement des chiffres comme éléments de connaissances, à ne pas compléter des études quantitatives par des études qualitatives, on prend le risque de passer à côté du réel.
L’économie sociale et solidaire perdra son âme à vouloir donner des leçons sans avoir cherché à acquérir des connaissances nouvelles. Elle perdra son âme à renoncer à des idéaux de progrès social comme elle perdra son âme à croire que les valeurs et déclarations d’intention seraient “naturellement” plus fortes que le réel de la vie.
En revanche, elle enrichira son âme à ne pas avoir peur notamment de ses salariés, à travailler avec eux les valeurs partagées, à interroger de façon régulière la congruence entre ces valeurs les enjeux qu’ils doivent affronter et les pratiques et organisations déployées au service de personnes vulnérables. »
(1) Assistant social à l’origine, aujourd’hui consultant et formateur au sein de Coopetic, il a aussi dirigé l’Ecole pratique de service social de Cergy-Pontoise et l’Institut régional de travail social de Paris-Ile-de-France.
(2)
(3) Auteur de « PDCA : Méfiez-vous des imitations » – Disponible sur