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Prostitution des mineurs : les signaux virent au rouge

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La prostitution n’épargne pas les mineurs. Mal connu, ce phénomène tendrait à se répandre, que ce soit via la traite des êtres humains et la prostitution de rue ou la vente de prestations tarifées sur le Net et autres échanges dits économico-sexuels. De telles situations exigent qu’institutions et professionnels se mobilisent afin d’éviter des mises en danger et de protéger les victimes par un accompagnement adapté.

Orpheline, mariée à 14 ans contre son gré à un sexagénaire, abusée par le fils de ce dernier, Awa réussit à s’échapper, puis quitte l’Afrique pour se réfugier en France. Prise dans un réseau de traite des êtres humains, elle est enfermée et forcée, à 16 ans, à se prostituer. Lycéen menacé de mort par ses oncles depuis l’annonce de son homosexualité, Ali, lui, s’enfuit du Maroc et s’installe chez sa demi-sœur en banlieue parisienne. Mais, apprenant son orientation sexuelle, celle-ci le chasse(1). S’ensuivent errance puis prostitution sous l’emprise d’un proxénète. De son côté, S.(2), qui a été agressée sexuellement à 13 ans au collège, subit une IVG et s’inscrit sur un site d’escorts à 13 ans et demi. Après divers placements, elle retourne chez sa mère… qui accepte l’argent de son activité. Comme eux, de 6 000 à 10 000 enfants seraient prostitués en France. Une réalité de plus en plus visible, mais cependant mal connue. Dans un rapport de 2012(3), l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) s’en est d’ailleurs inquiétée, relevant « un écart considérable entre les données de sources policière et judiciaire, selon lesquelles le phénomène serait quasi inexistant, et l’expérience de nombreuses associations ». L’inspection pointe de surcroît « le relatif déni » des institutions et le « faible investissement sur ce sujet », lequel « n’est pas traité en tant que tel, mais occasionnellement abordé dans le cadre d’actions sur la prostitution en général, ou sur les mineurs étrangers isolés, par exemple ».

Prise en charge limitée

Aujourd’hui, la prise en charge de cette problématique se révèle éclatée entre l’Etat, compétent en matière de prostitution, et les départements, responsables de la protection de l’enfance. Mais, alors que, depuis la loi du 4 mars 2002, le code pénal punit spécifiquement le recours à la prostitution de mineurs de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende – sept ans et 100 000 € s’ils ont moins de 15 ans –, la mobilisation, résume l’IGAS, « semble limitée à quelques opérateurs associatifs de terrain ». Lesquels tentent de mobiliser davantage les pouvoirs publics, comme le montre le colloque intitulé « La prostitution des jeunes et des mineurs-es » organisé le 1er octobre dernier(4).

Hors la rue est l’un de ces opérateurs. Travaillant auprès de mineurs étrangers en danger en région parisienne, l’association a été informée par Les Amis du bus des femmes de la présence croissante de très jeunes femmes parmi les prostituées de rue nigérianes. Depuis, elle effectue des tournées à bord du bus de prévention de ce partenaire pour repérer d’éventuelles mineures. Les obstacles se révèlent cependant multiples car les jeunes dissimulent leur âge. Leur séjour en Europe étant organisé par des proxénètes ou « madames » contre environ 50 000 €, elles doivent tout d’abord rembourser cette dette et ne revendiquent ni leur minorité ni une protection. « En général, un pacte est scellé avant le départ entre la jeune et sa “madame” lors d’une cérémonie ponctuée de rituels impressionnants. L’emprise psychologique est très forte et s’y ajoute la peur de représailles concrètes sur la famille si elle manque à son devoir », explique Bénédicte Cabrol, chargée de mission « traite des êtres humains ». Ensuite, ces jeunes disposent de récépissés de demande d’asile établis à partir de faux papiers attestant de leur majorité. Enfin, elles ont pour obligation de ne parler ni à la police ni aux associations. « Elles sont soumises au contrôle serré des proxénètes et de la communauté sur le travail effectué, l’argent gagné, leurs relations… Entrer en contact avec elles est donc complexe et il faut veiller à ne pas accroître leur mise en danger », poursuit Bénédicte Cabrol. Même constat pour Fabrice Grimaud, coordinateur du pôle « actions extérieures » de l’Amicale du Nid, qui va aussi à la rencontre de ces jeunes. « Quand elles montent dans notre bus, les femmes plus âgées qui les accompagnent parlent souvent à leur place et il est difficile d’avoir un entretien individuel », confirme-t-il. La minorité est donc évaluée à partir d’un faisceau d’indices : apparence physique – mais elles sont très maquillées et portent des perruques –, comportement, discours… La présence régulière des associations sur les lieux de prostitution a toutefois permis d’identifier un noyau de mineures et d’alerter la justice. Les associations sont ainsi en contact avec la brigade de protection des mineurs (BPM) et réalisent des signalements auprès du parquet. Dans le cadre d’un protocole visant à préserver le travail de chacun, la BPM intervient sur le terrain à l’appel des associations. « Il est difficile pour nous d’établir le lien de confiance. On essaie malgré tout de discuter, de procéder à des contrôles d’identité et, en cas de doute, de les interpeller pour les entendre », explique Bénédicte Meyer, cheffe de la section opérationnelle de la BPM. Les travailleurs sociaux de Hors la rue cherchent à ce que les mineures les identifient comme des adultes mobilisables pour accéder à leurs droits et à un accompagnement éducatif, à un accueil dans son centre de jour, voire à une orientation vers une solution pérenne. « Malgré l’emprise et les contraintes, des jeunes filles ont pu être placées à l’ASE », se félicite Bénédicte Cabrol. « Nous sommes capables désormais de mettre en œuvre des circuits de protection d’urgence », confirme Laëtitia Dhervilly, vice-procureur, cheffe de la section des mineurs du parquet de Paris, qui pointe cependant les « difficultés à convaincre la mineure qu’elle est victime et nécessite un placement afin de ne pas la voir fuguer dès le lendemain ».

Mais la prostitution des mineurs, même étrangers, ne relève pas systématiquement de la traite des êtres humains, pour laquelle des dispositifs sont en cours de développement(5). « Toute prostitution n’est pas forcée et il n’y a pas toujours de réseau derrière. On ne réglera pas tout avec des enquêtes judiciaires et c’est alors davantage une question de détection et de prise en charge qui se pose », résume Bénédicte Meyer. A la gare du Nord, à Paris, des garçons de 15 à 18 ans, souvent issus de Roumanie, se prostituent plus ou moins régulièrement dans une stratégie de débrouille économique. « On peut parfois accrocher des clients mais le premier enjeu est le suivi socio-éducatif », poursuit Bénédicte Meyer. Ces jeunes vivent en général dans des bidonvilles de banlieue. « Leur famille est parfois au courant, mais on n’est pas sur une logique de réseaux structurés, affirme Julien Boyé, éducateur spécialisé à Hors la rue. Notre objectif est de susciter une demande chez ces jeunes. Nous les incitons beaucoup à se faire dépister et leur proposons un accompagnement assez classique : accès aux droits, mission locale… » Mais nombreux sont les freins. Tout d’abord, il y a la gêne, voire le refus, de parler des pratiques en question. « En majorité, ces jeunes se vivent comme hétérosexuels. Ils tiennent d’ailleurs parfois des propos homophobes. Nous tentons donc de briser ce tabou en créant la confiance », pointe-t-il. Ensuite, du fait de leur extrême précarité, il faut pouvoir trouver d’autres sources de revenus. « Quand on leur propose une alternative rémunérée, ça les intéresse mais aujourd’hui, c’est dur. Et puis, ils ont du mal à se projeter, dans une formation ou autre, sans compter le barrage de la langue », commente-t-il. A cela s’ajoute le fait que ces jeunes vivent au rythme des expulsions des bidonvilles, ce qui entrave leur scolarisation ou leur parcours d’insertion.

Pratiques d’escorting

Une autre forme de prostitution, sans proxénète, se développe également : celle de jeunes filles, scolarisées ou non, qui, vivant dans leur famille ou en foyer de l’enfance, se vendent sur Internet. « Il s’agit de prostitution volontaire car, à un moment, elles manquent d’argent de poche et elles ne bénéficient pas d’une prise en charge éducative suffisamment structurante », constate Bénédicte Meyer. Ces mineures assimilent leur activité à de l’escorting et non à de la prostitution, car elle ne s’effectue pas sur la voie publique. Autour d’elles gravitent de jeunes hommes qui profitent de la situation. Contre une partie des gains, ces proxénètes « par aide et assistance » louent des chambres d’hôtel ou des appartements pour ces mineures, voire assurent leur sécurité lors des passes ou les mènent chez un client. Détecter ces pratiques suppose avant tout une vigilance au sein des familles, des écoles, des foyers et autres structures éducatives. « On reçoit des appels de parents ou d’éducateurs notant que leur train de vie change ou qu’elles ont été sur des sites d’escort », témoigne la responsable de la BPM, qui insiste sur le besoin de comprendre la diversité des situations pour adapter la protection au cas des victimes. Autre profil d’ailleurs relevé par Valérie Guérin, éducatrice spécialisée au service « insertion jeunes » de l’Association nationale de réadaptation sociale (ANRS), celui de garçons couchant avec des femmes pour avoir un toit. « Il y en a plein. Quand ils sont en débrouille, les jeunes se retrouvent vite happés par des rencontres à risques. » Enfin, se développe une prostitution occasionnelle, en particulier au collège et au lycée, sous la forme d’échanges de pratiques sexuelles contre de l’argent ou autres avantages. « Aujourd’hui, on est dans l’avoir, pas dans l’être. Cela produit des effets pervers sur des jeunes fragilisés, ayant des vies compliquées, des traumas infantiles… », poursuit Valérie Guérin. Appât de l’argent, consumérisme ambiant, évolution du rapport à la sexualité, au corps, banalisation de certaines pratiques… facilitent le passage à la prostitution ou, pour le moins, à des conduites à risques prostitutionnels, tel le michetonnage (voir page 35).

Prévenir ces pratiques impose de pouvoir les repérer. « Les professionnels ne doivent pas hésiter à contacter la cellule de recueil des informations préoccupantes [CRIP] pour évoquer une situation. Nous intervenons bien en amont des faits de prostitution, dès les premiers signes de risques observés : déscolarisation, rupture avec le milieu familial, changement d’apparence… », insiste Camille Peronnet, conseillère socio-éducative à la CRIP de Paris. Former les professionnels par la mise en place d’actions de prévention des conduites à risques en matière sexuelle se révèle également impératif. Du côté des jeunes aussi, la prévention doit s’organiser et des thèmes tels le respect du corps, l’estime de soi, les relations filles-garçons, savoir dire non… être creusés. Cependant, les résistances sont multiples. Cela confine à « un véritable déni, dénonce Armelle Le Bigot Macaux, présidente d’Agir contre la prostitution desenfants, les outils existent mais personne ne veut admettre que le phénomène se passe chez lui ». Les établissements scolaires sont en particulier pointés. « Ils ont du mal à accepter de travailler sur ces facteurs de risques car il subsiste de forts tabous », confirme Catherine Deschamps, assistante sociale à L’appart’ à Grenoble.

Autre pan de la prévention : le repérage de ce qui peut fragiliser un jeune, en particulier les traumas vécus dans l’enfance. « On ne se lève pas un beau matin en se disant qu’on va se prostituer. Nous constatons l’existence de facteurs communs : violences subies, agressions sexuelles, viols… », affirme Caroline Corcella, coordinatrice du pôle « prévention » de l’Amicale du Nid. En particulier, dénonce Jean-Christophe Tête, responsable territorial de l’Amicale du Nid de Paris et des Hauts-de-Seine, « il y a vraiment un travail de conscientisation à mener afin que l’Etat et les départements mettent en place des moyens pour traiter la question des violences sexuelles subies par une grande part des enfants confiés à l’ASE – incestes, viols, agressions sexistes… Combien, de surcroît, de filles ou de garçons placés dans des foyers y subissent des agressions sexuelles et deviennent des proies du fait des traumas antérieurs non traités ? » Creuser la question du trauma impose en priorité de « nommer la violence », observe Karen Sadlier, docteure en psychologie clinique et psychopathologie. Il convient ensuite d’aider la victime à identifier ses émotions et à mieux les gérer que par des prises de risque. Chercher à réduire le stress est un autre axe. « Travailler sur la respiration est utile. Il s’agit aussi de faire ressentir le corps autrement, d’aider à l’éprouver comme un lieu de bien-être. A cette fin, on peut recourir à la danse, au chant, à une activité physique… et interroger les sensations », conseille-t-elle.

Fins de parcours…

Si l’entrée dans la prostitution est un processus, la sortie en est un autre, long et ardu. L’Amicale du Nid s’y emploie. Lorsqu’un jeune est orienté par l’ASE, l’équipe lui expose d’emblée que l’association est spécialisée dans l’aide aux personnes prostituées. « Nous souhaitons qu’il identifie notre spécificité, sans pour autant l’y enfermer. L’accompagnement consistera à voir avec lui comment il s’y retrouve ou pas, à laisser venir la parole », explique Rose-Angèle Leroy, éducatrice spécialisée. Le suivi sera ensuite réfléchi sur les plans éducatif, social, psychologique, pédagogique « pour prendre en charge les diverses facettes de l’adolescent, qui, en plus d’être en plein remaniement psychique, a subi divers rejets, ruptures… », poursuit-elle. Outre créer du lien, il s’agit de s’appuyer sur ses ressources et de lui reconnaître des capacités au changement. « Malgré la culpabilité, les échecs, ces jeunes ont des compétences, ils sont en pleine construction et il faut savoir s’en saisir », affirme-t-elle. Favoriser les échanges entre pairs se révèle aussi profitable. « Il ne suffit pas de retrouver un logement et un emploi pour aller bien définitivement. Quand on a honte, on garde une image détériorée de soi, on éprouve un sentiment d’exclusion, cela atteint l’essence même de la personne », résume Jérôme Strazulla, médecin, psychanalyste et psychothérapeute. Depuis une dizaine d’années, des jeunes suivis par l’Amicale du Nid se voient ainsi proposés de partager un appartement le temps de leur réinsertion. La prostitution étant la seule raison pour laquelle les trois colocataires peuvent accéder à ce logement, « cette proximité leur permet d’évoquer avec leurs mots, parfois lors d’échanges agressifs, certaines expériences prostitutionnelles qui seraient sinon restées secrètes. Cela fonctionne très bien. Traiter la honte ne peut passer que par le retour de la parole, une parole claire et franche, sur le vécu », souligne-t-il. Enfin, aider ces jeunes à sortir de la prostitution suppose de la part des équipes de réussir à tenir sur la durée. « Car, même avec les appartements partagés où les jeunes peuvent vivre sans souci matériel et avec un appui psychologique, il y a des échecs… », confie Rose-Angèle Leroy. Ce qui pose la question des fins de parcours. Et pour les mineurs, du passage à la majorité. Ainsi, se désole Nicolas Frétel, directeur du foyer d’action éducative de la protection judicaire de la jeunesse Salomon-de-Caus à Paris, « la protection jeunes majeurs est de plus en plus rare ou trop courte. En ne les laissant pas tomber à 18 ans, on limiterait le nombre de situations. Parfois, c’est quand quelque chose est en train de se produire que la prise en charge s’arrête… »

La valeur de l’argent

Pour interroger un éventuel recours à la prostitution, poser la question de l’argent se révèle une excellente porte d’entrée. A l’Association nationale de réadaptation sociale, qui reçoit des jeunes en galère de 18 à 25 ans, ce thème est évoqué d’emblée : comment vivent-ils ?, se débrouillent-ils ?, avec quel argent ?… « Le travailleur social doit vraiment être à l’écoute pour repérer, dès le début, d’éventuels signaux d’alerte », insiste Valérie Guérin, éducatrice spécialisée. L’essentiel « n’est pas de leur faire dire le mot “prostitution”, mais d’essayer de les faire déconstruire ce qu’ils vivent ». Sans les culpabiliser, les victimiser ou leur demander d’arrêter, il s’agit de voir comment ils perçoivent leur situation, s’ils la jugent dégradante, ce qu’ils ont envie de faire, et d’adapter la réponse. « On réagira différemment avec un jeune affirmant qu’il donne son corps contre de l’argent depuis l’adolescence, et un autre qu’il dort chez des inconnus en échange de relations sexuelles car il est à la rue », poursuit-elle. Pour certains mineurs, l’argent semble être devenu un objectif en soi. Ainsi, témoigne Nicolas Frétel, directeur de foyer éducatif PJJ à Paris, « nos jeunes disent qu’ils doivent faire de l’argent. Les garçons sont dans le deal et les vols avec violences ; les filles cherchent des hommes à arnaquer en leur promettant des relations sexuelles… » Enfin, l’argent gagné n’a pas la même signification pour tous, et questionner ce qu’il représente se révèle intéressant. Selon Rose-Angèle Leroy, éducatrice spécialisée à l’Amicale du Nid, « l’argent fait tiers, c’est une façon de réparer l’acte, de se réparer. Or, parfois, certains sont dans l’incapacité de demander à l’autre une monnaie d’échange. Comme s’ils ne valaient même pas ça… »

Notes

(1) Ces cas sont extraits du rapport « Trajectoires de vie des jeunes de 18 à 25 ans accompagnés en 2012 par l’Amicale du Nid Paris : quelques éléments pour comprendre leur chemin vers la prostitution ».

(2) Situation soumise à l’Amicale du Nid 75 en 2014 par l’ASE 93.

(3) « Prostitutions : les enjeux sanitaires » – IGAS – Décembre 2012.

(4) Par l’Amicale du Nid, l’Association nationale de réadaptation sociale et Hors la rue, à Paris.

(5) Sous l’égide de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains – Voir ASH n° 2935 du 27-11-15, p. 6.

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