« La protection de l’enfance est une politique paradoxale. Soulevant des risques juridiques majeurs (les jeunes sont pris en charge sous la responsabilité du président de département), mobilisant des ressources financières très importantes (20 % des dépenses d’action sociale en 2015), confrontée régulièrement à des critiques sévères dans les médias (en lien ou non avec les scandales générés par ses dysfonctionnements), c’est pourtant un dispositif caractérisé par un très faible niveau de structuration et de pilotage(1).
Pilotage des moyens et de l’activité, en premier lieu. En l’état des systèmes d’informations existants (observés dans la plupart des départements), il est difficile de mesurer finement le volume, le contenu et la répartition territoriale des interventions. A titre d’exemple, nombre de départements peinent encore à recueillir et à analyser des informations sur le nombre de visites mensuelles – et la nature de ces dernières – des travailleurs sociaux au domicile des familles accompagnées dans le cadre d’AED [aide éducative à domicile] ou d’AEMO [action éducative en milieu ouvert]. Dans le même ordre d’idées, les départements sont rarement en capacité d’analyser l’adéquation territoriale entre les besoins des familles et le type de réponses proposées sur les différents territoires infradépartementaux.
Pilotage des besoins, en deuxième lieu. En écho au point précédent, la qualification des besoins est souvent défectueuse, faute d’une approche rigoureuse de ce que recouvre la notion de “besoin” en protection de l’enfance (confusion entre “besoins” et “attentes”, entre les besoins des enfants et ceux des parents, etc.) et d’une analyse en miroir de l’offre disponible. Dès lors que la définition des termes est lacunaire, les outils d’observation ne peuvent être alimentés et constituer le socle d’un système de pilotage efficace.
Pilotage des pratiques, en troisième lieu. Là encore, nombre de départements se heurtent à un enjeu d’objectivation et de mesure des écarts – de la manière d’appréhender une situation (quelle est la définition d’une “information préoccupante” ?), de travailler avec les familles ou de rendre compte de leurs évolutions (qui souvent diffèrent d’un travailleur social et/ou d’un territoire à un autre). Il s’agit de pouvoir mesurer les écarts de pratiques, mais aussi et surtout de pouvoir évaluer la pertinence de ces écarts, puis de se donner la capacité de les faire évoluer en cohérence avec les orientations départementales. C’est tout l’enjeu du projet pour l’enfant (PPE) – disposition de la loi du 5 mars 2007 – encore en chantier dans la plupart des départements : parvenir, au-delà de l’existence formelle du document, à générer des pratiques convergentes, orientées vers l’implication de la famille et l’évolution positive de sa situation.
Pilotage des impacts, en quatrième lieu. On est ici au cœur du paradoxe de la protection de l’enfance. Alors même que cette politique (au regard des enjeux qu’elle recouvre) est régulièrement questionnée quant à son efficacité et à sa pertinence, on constate un faible nombre de démarches évaluatives portées par les départements, et plus encore de démarches inscrites au cœur du pilotage de la politique publique. En somme, on dispose de très peu d’éléments quant à l’effet des interventions sur les situations (est-ce que la situation de l’enfant a évolué ? De quelle(s) manière(s) ? Quelle est la contribution directe de la mesure ? Quels sont les effets des autres dispositifs ? etc.), et donc sur la pertinence des réponses (est-ce que l’AEMO était la réponse idoine ? Est-ce que le retour en famille s’est révélé judicieux ? C’est le principe même de la décision en protection de l’enfance qui est fragilisé, expliquant pourquoi aux yeux de nombreux acteurs (notamment ceux travaillant directement auprès des familles) la notion de prise de risque tend à se confondre avec la prise de décision. Ou pour le dire autrement : les acteurs n’ont pas les capacités opérationnelles de piloter la politique dont ils ont la charge et la responsabilité.
C’est à notre sens le principal chantier de la protection de l’enfance – rompre avec la “cécité stratégique” qui caractérise cette politique et produire de la “connaissance”, c’est-à-dire :
• des informations à la fois qualitatives et quantitatives sur les effets des interventions et des différents outils et dispositifs produits par le système de protection de l’enfance (référentiels, mesures intermédiaires, instances partenariales…) et les pratiques professionnelles qui les structurent ;
• des informations partagées et mises en perspective par les parties prenantes, dans une logique “apprenante”, c’est-à-dire enchâssée dans la prise de décision qu’elle met en question et qu’elle alimente de manière circulaire. En somme, c’est à l’évaluation du “schéma départemental” qu’il faut procéder, en distinguant bien la mesure des réalisations (est-ce que le référentiel a été élaboré ?) de l’analyse des impacts (quelles évolutions ce référentiel a produites sur les pratiques et sur les situations ?).
Cette production de “connaissance décisionnelle” suppose bien entendu des outils (cartographie des besoins et de l’offre, tableaux de bord, indicateurs d’impact, études longitudinales auprès des enfants et des parents…), mais plus fondamentalement elle implique une prise de conscience : des lacunes du système de pilotage existant ; du caractère indissociable de la connaissance des impacts, d’une part, et de la prise de décision, d’autre part.
C’est tout l’enjeu des “observatoires de protection de l’enfance” (disposition de la loi du 5 mars 2007) que de parvenir à enclencher cette logique “apprenante” – observatoires dont on peut justement expliquer le fonctionnement mitigé… par une insuffisante priorisation des enjeux évaluatifs. »
(1) L’ONED organisait d’ailleurs une journée d’étude sur le pilotage de la protection de l’enfance le 22 janvier dernier –