« Il y a cette savoureuse et bien connue réflexion d’Albert Einstein : “Pour inventer il faut penser à côté”. A-t-on conscience à quel point il y a urgence à suivre le conseil si on veut éviter le risque imminent d’une déconstruction de la protection de l’enfance en France ? En mars 2015, l’Association nationale des directeurs de l’enfance et de la famille (ANDEF) avait alerté la secrétaire d’Etat Laurence Rossignol, au moyen d’une lettre ouverte, sur le fait que la protection de l’enfance était en danger(1). La ministre nous a reçus, écoutés et nous avons participé aux travaux préparatoires de la future loi de protection de l’enfance en cours de discussion au Parlement(2). Le texte prolonge utilement le cadre légal actuel. Les débats techniques ont été riches, ouverts et constructifs.
A ce stade, une question s’impose, mais elle ne trouve pas l’écho qu’elle mérite car elle se heurte à un mur de surdité. “Les dispositions portées par la feuille de route annonciatrice de la loi et les exigences qu’elles induisent peuvent-elles sérieusement être appliquées par les services départementaux de l’ASE [aide sociale à l’enfance] et ceux qui concourent plus largement à la protection de l’enfance ?” La réponse est nette : certainement pas ! La future loi ne sera pas applicable. Pourtant, ce qui a été travaillé, confronté et retenu participe à ce qui est nécessaire pour la protection de l’enfance, qui reste bien une politique publique inscrite au fronton des devoirs de la République. La loi répond aux exigences de ce qu’on nomme “intérêt des enfants”, à la volonté de permettre des parcours de vie plus adaptés, à l’ambition d’empêcher une nouvelle histoire sordide d’enfant violenté, maltraité. Comme on dit si bien : “Plus jamais ça !” Les évolutions du cadre de la loi répondent aux exigences posées par le comité des droits de l’enfant de l’ONU, auprès duquel la France ne fait pas figure de si bon élève que ça (voir ce numéro, page 7).
Mais alors pourquoi cette surdité généralisée ? Parce que l’action sociale conduite par les départements, pour une grande majorité d’entre eux, est progressivement enfermée dans une position monolithique animée par une pensée unique incapable d’intégrer la réalité, la complexité de la dimension technique et de l’expertise qui s’attachent à l’action sociale et médico-sociale. C’est particulièrement nuisible pour l’ASE dont la dimension technique est justement importante. Gagnées par certains principes issus des théories sur l’organisation et le management des grandes entités du secteur marchand (certaines en reviennent d’ailleurs), les collectivités ont adopté des postures qui se révèlent clairement dangereuses et nuisibles pour la mise en œuvre de la protection de l’enfance. Bien sûr, le réel n’est pas tout blanc ou tout noir ; des changements ont heureusement vivifié le service public et l’ont poussé à s’extraire de conservatismes inopérants. Mais certaines inflexions récentes sont redoutables.
En réponse à la crise – crise de la société, crise des valeurs, crise du travail, crise du service public –, on a sans discernement attrapé les branches les plus proches pour se rassurer, sans se demander si le salut passait par elles. Au gré de courants qui ne sont pas de la pensée, des références ont fait leur lit de façon totalement empirique, en donnant à certains porte-parole, certains organismes ou certains lobbies, le sentiment de tenir là une théorie moderne salvatrice, un cap pour la modernité. La fragilité des arguments et d’une fausse doctrine est à la mesure de la virulence avec laquelle ces références, ces postures s’imposent dans l’organisation des services et auprès des professionnels.
De quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas d’un cadre de pensée qui se développerait dans une cohérence recherchée, dans une logique, sur la base d’un système. Cette version serait séduisante, car elle offrirait une ou plusieurs hypothèses construites pour expliciter et porter l’action sociale et la protection de l’enfance. Il s’agirait d’une vraie démarche intellectuelle intégrant des hypothèses, prenant appui sur l’histoire, la recherche et l’expérience. Or rien de tout cela. L’espace institutionnel pour la réflexion et l’intérêt du sens se vide. Il se désertifie.
En réalité, dans une majorité de départements et sur un modèle dramatiquement comparable, face aux enjeux posés par l’ASE et la protection de l’enfance, on brandit exclusivement des arguments relevant du domaine de l’organisation, du contenant, du contexte, de la posture. Ils ne sont pas négligeables, mais ils ne répondent pas à la question et aux enjeux. C’est ainsi que la même litanie est récitée à l’envi en faveur du décloisonnement, de la lutte contre des silos, pour une action transversale, pour la promotion d’une territorialisation de l’action. Pour toutes ces références, point de réserve a priori, mais on ne construit pas une politique départementale de protection de l’enfance à partir de ces éléments, même s’ils accompagnent très utilement la réussite d’une action sociale de proximité. Une prose sociologisante et généraliste de faible intensité finit par éteindre la capacité des enjeux techniques à s’exposer. Il n’y a plus d’espace ; l’institution fait le vide. Elle prive la protection de l’enfance du registre de l’expertise indispensable. En matière de protection de l’enfance, qu’on le veuille ou non, que cela puisse déranger ou non, le cheminement sur le sens est complexe, combinant l’approche clinique, l’usage du droit, les moyens de la décision, du pilotage. Le plus souvent cette exigence reste inaudible. L’administration départementale reste sourde, elle supporte mal. On reproche à l’ASE son isolement, mais on refuse qu’elle en sorte si elle exporte son questionnement et ses contraintes. Comme disait le poète : “Experts, vos papiers !”
Il y a comme une paresse intellectuelle à accepter ce qui conditionne le fonctionnement de l’ASE. La pensée unique se nourrit de formules incantatoires applicables à tout et à tous. Comme si l’énoncé répété des principes généraux qui devraient façonner l’organisation du travail social suffisait à faire sens et solidarité pour l’encadrement. On récite les mots-clés. Pourtant l’ASE, par le sens même de sa mission, pose crûment et gravement la question de l’autorité. Avec le besoin de la définir et de la situer ; pour le pilotage au plan stratégique et pour la relation à chaque enfant et chaque famille. Si l’autorité est plus que jamais une question pour notre société, il faut comprendre qu’elle l’est pour l’ASE. Ne pas en prendre la mesure relève de l’insuffisance. Pourtant, et c’est grave, le courant actuel des principes d’organisation banalise et exclut pratiquement la réflexion sur ce qui peut et doit produire l’autorité dont l’action publique a besoin en matière de protection de l’enfance. Lorsqu’on observe un échantillon élargi de services des conseils départementaux, les indicateurs sont à ce titre inquiétants : imbroglio des liens hiérarchiques et fonctionnels reliant les professionnels ; confusion des sens et contenus donnés au champ de la protection de l’enfance (on confond prévention et protection administrative, on sous-estime l’enjeu du respect des droits) ; banalisation de l’enjeu des compétences et des légitimités professionnelles pour l’évaluation, la décision et l’action pour la protection des enfants. On ne prend pas les choses à leur juste mesure. On zappe !
Dans un registre proche et dans le même esprit, on constate un mouvement incroyablement comparable, concernant les départements, pour la conception du management. Le cadre dirigeant est délibérément conçu dans une distance grandissante à la matière de la politique publique qu’il a en responsabilité. Tellement grandissante qu’on se demande parfois si on souhaite même qu’il sache de quoi il parle. On est dans une fantasmagorie. On imagine que la capacité du pilotage et de la stratégie est à la mesure de cet éloignement. On oppose expertise et stratégie au lieu de rechercher un équilibre. On veut répondre aux exigences du fond par des illusions de la forme. L’administration devient illusionniste. Là encore, on se persuade de simplifications pour régler ce qui est complexe. C’est en partie pour ces raisons que les collectivités se perdent dans des fuites en avant sans fin de réorganisation en nouvelle organisation. L’agitation remplace la réflexion. La formule se substitue à l’analyse.
Ces appréciations ressortent clairement des travaux partagés avec des dizaines de cadres de l’ASE ou de cadres territoriaux, à l’occasion de séquences de formation, d’étude, de séminaires. L’isolement d’une majorité de cadres est réel ; parfois même dans une véritable errance professionnelle. Le lissage, la banalisation, la marginalisation des caractéristiques et des ressorts de l’ASE qui s’est construite depuis la fin du XIXe siècle sont insupportables. Cette politique publique a évolué progressivement, par erreurs et par réussites successives au fil des enseignements de la recherche, des leviers de la décentralisation, des exigences du droit national et international. Cette politique régalienne met l’enfant à protéger dans une relation au président du conseil départemental qui n’a rien de semblable à celle d’un usager habituel. Il va falloir l’admettre et en comprendre le sens.
C’est l’exercice d’une autorité parentale qui est en jeu, c’est la responsabilité d’un destin qui est en cause. L’action des professionnels de l’ASE et des directions enfance-famille est complexe et terriblement exigeante. Elle nécessite un espace et une temporalité dédiés pour se déployer et pour s’articuler intelligemment avec toutes les composantes qui participent à la protection de l’enfance. Ne pas comprendre cela, c’est condamner toute idée de progrès. Le retour de bâton sera violent. Pour qui ?
Il y a des ambitions formidables pour la protection de l’enfance. Les enjeux sont politiquement et techniquement majeurs. Cette complexité est passionnante. Une condition pour réussir aujourd’hui : penser à côté. Au secours Einstein !
(1) Voir ASH n° 2878 du 10-10-14, p. 17 et la précédente tribune libre de Jean-Paul Bichwiller dans les ASH n° 2885 du 28-11-14, p. 40.
(2) Après l’échec de la commission mixte paritaire, la proposition de loi a été adoptée par l’Assemblée nationale le 27 janvier dernier et va être soumise à nouveau au Sénat.