Le 28 février 2010, la tempête Xynthia frappe le littoral vendéen. En pleine nuit, l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) Paul-Bouhier de L’Aiguillon-sur-Mer se retrouve inondé… Un samedi d’août 2013, dans le Jura, un incendie se déclare dans la chambre d’un résident du FAM (foyer d’accueil médicalisé) d’Arbois. Il ne faudra que vingt minutes pour que le toit de l’établissement, pourtant récent, s’effondre… Le 5 février 2014, à Payzac (Ardèche), c’est le CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion sociale) L’Eau vive que le feu ravage, à la suite d’un problème de surtension électrique… Le 10 décembre de la même année, un drame encore moins concevable frappe le site de La Bellangerie-Val-de-Loire, à Vouvray (Indre-et-Loire) : un avion de l’Armée de l’air s’écrase sur le FAM Les Camélias, emportant un résident sur son passage…
Comparables à un « épisode cosmologique », ces crises sèment « l’ambiguïté, la confusion, et laissent un étrange sentiment de “rien ne va plus” », décrit Christophe Roux-Dufort, professeur agrégé en management stratégique, dans son guide Gérer et décider en situation de crise (éd. Dunod, 2003). « Elles renversent les évidences, rendent obsolètes les cadres de référence, bousculent les bonnes manières et torpillent les consensus fragiles. » Eric Zolla, lui, était directeur d’une MAS (maison d’accueil spécialisée) en région parisienne lors du passage de la tempête Lothar, le 26 décembre 1999. L’électricité et le gaz ont été coupés et l’intégralité de la vie de la structure impactée. Dans son livre La gestion des risques dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (éd. Dunod, 2013), il témoigne : « Je découvrais avec stupeur la totale imprévoyance de l’institution, et surtout la mienne en tant que responsable. A l’échelle d’une vie professionnelle, cet événement fut un déclencheur qui me permit d’intégrer dans mes préoccupations de cadre médico-social l’événement climatique et, au-delà, la nécessité de mettre en place un système de gestion des risques. »
Devenu entre-temps directeur général du CESAP (Comité d’études, d’éducation et de soins auprès des personnes polyhandicapées), Eric Zolla s’est transformé depuis en expert dans le domaine. Selon lui, si l’on ne peut pas prévoir la nature et la forme d’une crise, il est possible de se préparer à la vivre (organisation, définition des circuits d’alerte et des modalités de communication, simulations…) et d’en limiter ainsi les conséquences. Dans la plupart des établissements, c’est désormais le cas avec les « plans bleus » (modalités d’organisation en cas de crise sanitaire ou climatique dans les structures hébergeant des personnes handicapées et des personnes âgées).
Pour autant, tous les managers ne sont pas préparés à l’inattendu. Ce qui ne signifie pas que leurs prises de décision ne soient pas appropriées. Ainsi, Sophie Rossignol, directrice des établissements du pôle « soin » de l’Adapei 37, n’aurait jamais pu s’imaginer qu’un avion tomberait sur le bâtiment qui abritait 24 résidents handicapés et 4 professionnels. Pourtant, la situation a été gérée « de manière optimale et avec professionnalisme », assure-t-elle avec un an de recul, avant de raconter : « A 17 h 30, nous avons entendu deux bruits d’explosion successifs – cela correspondait à l’éjection des pilotes de l’avion. Celui-ci s’est ensuite écrasé sur le FAM, qui s’est embrasé, et a fini sa course sur le bâtiment technique, en fauchant sur son parcours le groupe électrogène ! Les professionnels ont improvisé, ils ont eu les bons réflexes d’évacuation avant l’arrivée des secours, qui se sont déployés progressivement jusqu’à tard dans la nuit. Nous avons pu statuer rapidement sur le nombre de victimes : un mort et quatre blessés. » Dans ce contexte, la difficulté pour le manager « est de satisfaire toutes les sollicitations et d’arriver à repérer les différents interlocuteurs qui, tous, demandent une réponse immédiate », explique Sophie Rossignol, qui conclut : « On peut dire que, grâce à un grand élan de solidarité, tout s’est finalement passé de manière plutôt sereine, compte tenu de l’ampleur de l’événement. »
Johan Milin, qui dirigeait l’EHPAD de L’Aiguillon-sur-Mer lors du passage de la dépression météorologique Xynthia, emploie également le terme « solidarité ». Il évoque même le « dépassement de soi » pour qualifier la réaction des professionnels de l’établissement face à l’inondation. « Leurs réflexes étaient bons sans être normés. » Lorsqu’il est réveillé à l’aube à son domicile par le cuisinier de la résidence, cela fait déjà trois heures que l’agent de service hospitalier de nuit gère seule la situation. « Grâce à elle, aucun des 75 résidents ne s’est noyé, n’a glissé ou n’a souffert d’hypothermie », pointe Johan Milin. Avec 20 cm d’eau au sol, le bâtiment de 4 000 m2 bâti de plain-pied était privé d’électricité et de chauffage et le réseau téléphonique était coupé. Une fois sur place, le directeur fait appel à toutes les bonnes volontés pour l’aider à écoper. « Nous n’avions pas d’informations sur ce qui se passait dans la ville, et nous nous demandions pourquoi les secours ne venaient pas, relate-t-il(1). On s’est alors mis en mode survie, tout le monde se serrait les coudes – tout en tentant de garder une attitude normale à l’égard des résidents, qu’il ne fallait pas angoisser. » Une attitude qui devient difficile à tenir quand, au cours de la journée, le manager et les professionnels présents sur le site apprennent qu’une de leurs collègues a péri noyée à son domicile. « Le corps humain est bien fait. Malgré la fatigue et la tristesse, sur le moment, notre force était décuplée… pour mieux craquer plus tard », avoue-t-il, encore ému six ans après les faits.
« Une simple panne d’ascenseur dans un EHPAD – un événement pas dramatique à première vue – peut vite devenir une crise », pointe Annie Rodier, formatrice au cabinet TLC, qui met en place des formations pour les directeurs d’ESMS (établissement social ou médico-social) sur les « plans bleus » et la gestion de crise. Pour y répondre correctement, l’important « est d’être préparé et de communiquer », insiste-t-elle. « C’est bien de faire un “plan bleu”, mais encore faut-il le tester en réel, régulièrement, et le mettre à jour. Ainsi, j’ai fait une formation au sein d’un foyer-logement où l’on m’a garanti que le personnel avait la possibilité d’avoir accès à un générateur de secours. Mais tous les salariés savaient-ils où il était situé ? Fonctionnait-il toujours ? Tout le personnel doit être au courant des procédures, elles doivent être affichées, vérifiées. »
Lorsque l’incendie l’a frappé, le FAM d’Arbois, qui accueille des personnes handicapées de plus de 60 ans, était au point. En effet, l’association Juralliance à laquelle il appartient s’était appropriée depuis longtemps la notion de « risque » (voir encadré page précédente). Juliane Sornay, directrice du pôle « hébergements spécifiques », n’était pas sur place quand l’alarme s’est déclenchée dans la chambre d’un résident. « Quand le cadre d’astreinte m’a téléphoné, je ne me suis pas affolée, se souvient-elle. Je me suis dit : “C’est grave, il faut y aller.” En me rapprochant du site, j’ai vu les flammes, la colonne de fumée, les pompiers, des lumières, des gens qui couraient, des tuyaux, et je suis entrée dans un autre monde, celui de la responsabilité, avec une priorité : m’assurer que tout le monde allait bien. » Les travailleurs sociaux de l’établissement, qui avaient pratiqué un exercice d’évacuation le mois précédent, ont d’abord vidé les extincteurs sur les flammes avant d’avertir les pompiers et de déclencher la procédure d’évacuation des 20 résidents. « La plupart sont sortis sans difficulté et ont pu être accueillis dans un autre établissement du site. On a ensuite prévenu le directeur général, la présidente, l’agence régionale de santé, le conseil départemental, comme prévu dans la procédure. » Et si ça se reproduisait ? « Je ne ferais rien différemment. Certes, on a perdu du matériel, mais on a sauvé des vies grâce aux enchaînements qui se sont faits calmement et naturellement », souligne Juliane Sornay.
Au CHRS L’Eau vive, si les personnes prises en charge sont sorties indemnes de l’incendie, cela tient davantage de la chance. Christian Roux, qui avait pris la direction de l’établissement peu de temps avant le drame, l’admet : « Le bâtiment, un ancien couvent construit en 1711, n’était pas aux normes antifeu. Des travaux avaient été chiffrés afin de le réhabiliter, mais la somme à investir était inenvisageable pour une petite association comme Les Foyers de l’Oiseau bleu. » Quand l’alarme a retenti, en cette journée de février 2014, les professionnels sont parvenus à faire sortir les 21 femmes et 31 enfants de la structure avant l’intervention des pompiers, allant même jusqu’à mettre une échelle le long du bâtiment pour sauver une jeune femme et son bébé, coincés dans leur studio. « Nous sommes dans un village, et il faut bien vingt minutes aux secours pour arriver », précise le directeur. Une fois le feu éteint, le toit était tombé, les étages calcinés. « Les résidentes – des femmes victimes de violences conjugales qui viennent ici se mettre à l’abri avec très peu d’affaires – ont perdu le peu qui leur restait. Elles ont été orientées à la salle communale du village, où des médecins et des psychologues les ont rapidement prises en charge. » L’accompagnement a pu être poursuivi, car elles ont toutes été relogées provisoirement dans un ancien hôpital.
A peine dix-huit mois plus tard, grâce à des financements du conseil général et de l’Agence nationale de l’habitat, mais aussi aux remboursements des assurances et à un crédit contracté par l’association, éducateurs spécialisés et usagers ont investi un bâtiment entièrement reconstruit. « Tout est accessible aux personnes à mobilité réduite, tout le mobilier est traité antifeu, tout répond aux normes strictes de sécurité et notre personnel est formé aux premiers gestes de secours… Si bien qu’aujourd’hui nous sommes sans doute la structure de la région la mieux préparée à toute crise ! », résume Christian Roux. Un mal pour un bien ?
Dans son livre, Christophe Roux-Dufort écrit que l’idée selon laquelle les crises sont des opportunités pour apprendre est fort répandue : « Elles auraient des propriétés révélatrices et aideraient à la remise en question. La crise serait une sorte de montagne à deux versants – d’un côté, on sombre dans le chaos, de l’autre, on retrouve un ordre et les fondements d’un nouveau départ. » Le directeur du CHRS L’Eau vive ne peut qu’acquiescer : « Quand il se passe un tel événement, on envisage forcément le projet différemment. Même si l’on a dû gérer le départ de plusieurs salariés après le drame, l’incendie a permis de lancer une nouvelle dynamique avec ceux qui restaient et qui se serrent désormais les coudes. J’ai également changé ma manière de manager, qui est devenue davantage consultative. »
Un an après le crash de l’avion, Sophie Rossignol parle aussi d’« enseignements » liés à la crise. « L’incident a renforcé ma motivation en tant que manager. Il a également consolidé les liens entre l’équipe de direction, la confiance que nous avons envers les professionnels de terrain et celle qu’ils ont envers nous. Enfin, cela a changé la relation avec la direction générale, le conseil d’administration et les acteurs locaux. » Plus concrètement, le pôle « soin » de l’Adapei 37 a mis à jour son « plan bleu » et a conçu une « mallette de crise » contenant les coordonnées des familles et des tuteurs des résidents ainsi que des téléphones qui fonctionnent quand les réseaux et l’électricité ne répondent plus. « Nous avons aussi mis en place des solutions pour trouver à manger, récupérer les ordonnances et accéder aux médicaments en cas de sinistre, précise Sophie Rossignol. On n’est pas surpréparés, mais on est dans l’anticipation. On sait que chaque situation de crise est particulière. »
Johan Milin, lui, a préféré tourner la page en mettant fin à son contrat, une fois l’EHPAD Paul-Bouhier réhabilité et tous les résidents réintégrés. Il dirige à présent le CCAS (centre communal d’action sociale) de Plourain-lès-Morlaix (Finistère). Il admet que l’inondation, les heures, puis les mois difficiles qui ont suivi lui ont laissé un traumatisme. « Je suis tout le temps dans l’extrapolation et j’ai un fond d’angoisse permanent. Mais cela m’a fait mûrir et me permet d’avoir toujours une longueur d’avance sur la résolution d’un problème éventuel ! »
Responsable des services techniques du groupement de coopération sociale et médico-sociale Juralliance, Stéphane Perrard tient un discours rodé auprès des 26 établissements qui le composent : « Quand les éléments se déchaînent, il faut agir dans les premières minutes. Et ne pas compter sur les pompiers pour sauver les usagers. » Défaillances techniques ou actes volontaires, en quatre ans, cinq incendies ou débuts d’incendie ont frappé le groupement. « Nous avons mis en place des mesures de prévention très poussées, qui vont des formations du personnel à des éléments techniques. L’épisode du FAM d’Arbois a montré que quand on vit une situation où le risque est majeur, on parvient à sauver un maximum de personnes quand on est entraîné. » Juralliance a su aussi rédiger un guide à l’attention des pompiers. « Ceux-ci peuvent appréhender les interventions dans nos établissements, car ils se retrouvent face à des personnes qui ont un handicap psychique ou physique. On leur fournit un classeur avec le plan détaillé des structures ainsi que les problématiques des résidents (prise de médicaments, violence, sommeil très lourd…), mis à jour à chaque nouvelle entrée. »
(1) En France, la tempête Xynthia a fait 59 morts et près de 2 milliards d’euros de dommages.