Alors que le secteur marchand s’en est emparé jusqu’à l’excès, le secteur médico-social est resté jusqu’ici à distance de la démarche de développement durable, souvent considérée comme peu compatible avec ses enjeux ou éloignée de ses préoccupations. Les représentations, cependant, évoluent (voir notre rubrique « En chantier », ce numéro, page 36). La Fédération nationale avenir et qualité de vie des personnes âgées (Fnaqpa)(1) a, de son côté, fait « l’hypothèse que s’engager dans une telle démarche pouvait doter le champ des personnes âgées de nouvelles marges de manœuvre pour construire des réponses globales au service de tous – les personnes âgées et leur famille mais aussi les professionnels et les gestionnaires – et qu’à ce titre, s’y intéresser était porteur d’avenir », explique Christel Journoud, responsable de la communication de la Fnaqpa.
La fédération s’est lancée dans une recherche-action au long cours de septembre 2013 à novembre 2015. Objectifs : analyser l’intérêt de la démarche de développement durable pour les établissements et services du secteur des personnes âgées, identifier les leviers qui pourraient conduire les gestionnaires à s’y engager et élaborer des pistes d’action susceptibles de faciliter sa duplication et sa pérennisation. Intitulée Add’Age (Action développement durable au service du grand âge), cette étude à plusieurs facettes (voir encadré, page 23), soutenue par la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA)(2) et l’AGIRC-ARRCO, a fait l’objet d’une restitution lors des « assises générations durables » le 10 décembre dernier à Lyon(3). Un rapport d’une centaine de pages, rendu public par la CNSA à la fin décembre(4), retrace l’ensemble du processus, énumère les principales conclusions et avance des préconisations.
Au cœur de la démarche : l’expérimentation des principes du développement durable par quinze sites pilotes répartis en zone urbaine ou rurale dans l’ouest de l’Ile-de-France, le Centre-Est et le Sud de la France. Intégrés dans le processus du début à la fin, treize établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et deux services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ont bénéficié d’un diagnostic en matière de développement durable, qui a servi de base à la construction d’un plan d’actions centré sur une thématique précise. Lutte contre le gaspillage alimentaire, tri des déchets, installation de « mousseurs » aux arrivées d’eau pour contrôler les consommations, accords avec des producteurs locaux pour l’approvisionnement alimentaire, accessibilité, management participatif… : les portes d’entrée pour s’insérer dans la démarche se sont révélées nombreuses.
Scrutés à la loupe à travers une série d’indicateurs, les sites pilotes ont bénéficié, en tant que terrains d’observation, d’un accompagnement resserré. Ils ne sont toutefois pas les seuls précurseurs. L’enquête nationale réalisée en parallèle de l’expérimentation a mis en évidence que 41 % des gestionnaires d’établissements et de services du secteur des personnes âgées sont d’ores et déjà engagés dans une stratégie de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) – qui équivaut à la transposition du développement durable dans les organisations. « Cela nous a beaucoup surpris car nous ne nous attendions pas à un chiffre si élevé, c’est extrêmement encourageant », affirme Sandra Bertezene, enseignante-chercheuse en gestion à l’université Lyon-1(5), qui a piloté l’enquête nationale.
Autre surprise : des trois dimensions du développement durable que sont le social, l’économie et l’environnement, c’est le volet social qui arrive en tête des préoccupations des dirigeants. « Nous pensions que ce serait le volet écologique étant donné que c’est le versant le plus médiatisé du développement durable et qu’il est assez facile à mettre en œuvre », avance Sandra Bertezene. Or, selon l’enquête nationale, pour 90 % des directeurs déjà engagés, le développement durable permet avant tout de « répondre aux attentes des personnes âgées, d’améliorer le dialogue social et la représentation collective, de soutenir le personnel souhaitant développer ses compétences ou encore de lutter contre les maladies professionnelles », indique le rapport. Rien d’étonnant pour Marion Briançon-Marjollet, chargée de mission « développement durable » à la Fnaqpa, qui rappelle combien « l’attrait pour le social est très fort dans le secteur ».
Le volet économique n’est toutefois pas en reste. Pour les établissements et services, s’inscrire dans une stratégie RSE est en effet l’opportunité, dans une situation économique ressentie comme tendue, de nouvelles stratégies budgétaires. « Si le premier intérêt de la démarche consiste à satisfaire les personnes âgées, la recherche-action a mis en évidence des bénéfices économiques importants pour les structures : anticiper les consommations d’énergie, par exemple, engendre des économies qui peuvent être réinvesties dans d’autres actions à orientation sociale, thérapeutique et préventive selon un cercle vertueux », analyse Christel Journoud. Grâce à l’achat d’une centrale de dilution équipée d’un bouton poussoir, la résidence de l’Argentière à Vienne (Isère), un des sites pilotes, a réussi à limiter le gaspillage en gérant mieux la dilution de ses produits d’entretien (ses déchets sont passés de 46 à sept cartons et de 342 flacons de 750 ml à 12 bidons de cinq litres par an). Tout en privilégiant une gamme de produits éco-labellisés et en limitant les risques de manipulation du personnel, « cela nous a permis de réaliser plus de 1 000 € d’économie », indique Catherine Burstert, directrice adjointe. « En dépit du contexte économique, près de la moitié des EHPAD et des SSIAD engagés dans une stratégie RSE ont vu leur chiffre d’affaires et leur trésorerie augmenter plus fortement que les non-engagés », confirme le rapport.
Si l’enquête nationale montre que le volet écologique est en retrait par rapport au social et à l’économique, 67 % des structures impliquées mettent néanmoins en œuvre des actions pour limiter leur impact sur l’environnement (réduction des déchets, achat d’une chaudière moins énergivore…). « Près de la moitié ont par ailleurs des objectifs de protection de l’environnement et 12 % financent même des programmes en la matière – un chiffre qui peut paraître faible en valeur absolue mais qui est tout à fait estimable », souligne Sandra Bertezene.
Quel que soit l’axe prioritaire, les répercussions d’un engagement dans une stratégie RSE sont loin d’être anodines : un peu plus de 60 % des établissements et services notent en particulier un accroissement de la satisfaction des personnes âgées, dont le confort et la qualité de vie augmentent sans modification de leur participation financière. Dans la mesure où la démarche implique la prise en compte des attentes de l’ensemble des parties prenantes, les personnes âgées, concernées en premier chef, font en effet l’objet d’une attention soutenue. « La concertation avec les personnes âgées – mais aussi avec les familles – est au cœur de l’approche ; elle permet d’avoir une connaissance fine des attentes des usagers qui rend possible l’amélioration de leur cadre de vie – par exemple, en conduisant la structure à baisser le son des sonnettes des chambres jugées trop bruyantes, à prévoir des plantes dans les couloirs pour éviter une ambiance qui rappelle l’hôpital, à choisir des lumières plus adaptées ou à prévoir un meilleur réglage de la température pour optimiser le bien-être général. Il y a aussi beaucoup à faire en matière d’accessibilité et d’ergonomie des lieux : ajouter un banc à tel ou tel endroit peut se révéler judicieux », observe Marion Briançon-Marjollet. Concernant les repas, « la mise en œuvre d’une approche globale de la nutrition et de la restauration permet une adéquation entre les besoins nutritionnels, le plaisir (satisfaction des convives, qualité des produits) et la lutte contre le gaspillage alimentaire (évaluation des quantités jetées) », indique le rapport. La recherche-action pointe aussi le fait que la qualité de vie peut progresser indirectement, par exemple avec une meilleure gestion des consommations (énergie, déchets…) qui ont un impact positif sur le reste à vivre des résidents.
Autre effet notable : 79 % des structures engagées constatent une amélioration de leur image, laquelle se traduit par une plus grande notoriété – ce qui profite à l’ensemble du secteur des personnes âgées, qui a souvent une image négative et peine à attirer les futures vocations. « Mais cette amélioration de l’image n’est pas réductible à du greenwashing(6), précise Marion Briançon-Marjollet. En effet, pour un EHPAD, communiquer sur le développement durable n’est pas forcément porteur. D’ailleurs, les actions d’ordre strictement environnemental – par exemple sensibiliser le personnel aux éco-gestes – sont en général peu valorisées par les gestionnaires. En revanche, la démarche, en améliorant la qualité de vie des résidents sans augmentation de coût, va être un facteur déterminant dans le choix de l’établissement. »
Enfin, côté salariés, la recherche-action montre que la démarche renforce le bien-être au travail. « Ce qui peut s’expliquer par un engagement fort des équipes autour de valeurs fédératrices », note Sandra Bertezene. Le personnel de la résidence de l’Argentière a, par exemple, élaboré collectivement une charte engageant chaque salarié à respecter certaines valeurs à l’égard des résidents. Forte de cette mobilisation, la résidence Massy-Vilmorin à Massy (Essonne), autre site pilote Add’Age, a, pour sa part, constaté une forte diminution des accidents du travail et du turn-over, passé de 20 % à 6 % en deux ans. « Grâce aux échanges qui ont lieu dans le cadre de la démarche, les salariés ont davantage de facilité à se positionner par rapport aux résidents et aux autres corps de métier. Ils peuvent également développer des “talents” qui n’étaient pas repérés au préalable : par exemple, un salarié impliqué dans une AMAP [association pour le maintien d’une agriculture paysanne, qui fournit à ses membres des paniers de légumes, généralement bio, produits localement, NDLR] a élargi la distribution au personnel de son établissement », complète Marion Briançon-Marjollet.
Malgré ces atouts, plusieurs obstacles freinent l’engagement dans la démarche. « Le premier d’entre eux réside dans le manque de moyens financiers », note le rapport, qui pointe aussi, en second lieu, le manque de temps. « Enfin, face à l’ampleur d’une démarche RSE et à la complexité de certaines thématiques et réglementations (nutrition, énergie, communication, achats, gestion des déchets, psychologie…), les organisations témoignent d’un manque de compétences », poursuit le rapport.
Autre frein important : le manque de suivi et d’évaluation. Seules 52 % des structures engagées dans une démarche RSE réalisent une évaluation annuelle, et 28 % n’en font jamais. En outre, « bien qu’il existe des indicateurs financiers, seules 18 % des structures évaluent le coût des actions RSE », pointe l’étude, qui souligne que, dans ces conditions, il est difficile de mesurer « précisément les impacts de la démarche mise en place ». Cette évaluation apparaît pourtant essentielle pour que la structure prouve l’efficience des actions auprès de son environnement institutionnel et lève les réticences des organisations non engagées en avançant des preuves chiffrées des avantages de la démarche. « Les gestionnaires du secteur ne savent ni d’où ils partent ni où ils vont. Or, sans diagnostic ni plan d’actions détaillé, il est très difficile de maintenir la dynamique dans la durée. A l’inverse, pouvoir mesurer régulièrement la réduction de ses déchets ou la baisse de ses émissions carbone donne un sens qui motive tous les acteurs », analyse Marion Briançon-Marjollet.
En contrepoint, il existe un certain nombre de leviers qui favorisent l’investissement dans le développement durable. « Pour près de 90 % des établissements, c’est la philosophie et la vision du dirigeant qui sont le moteur de son engagement. Autrement dit, son implication est d’abord personnelle », indique Sandra Bertezene. Une fois la démarche lancée, la logique de coconstruction inhérente au développement durable implique la création de partenariats qui entretiennent la dynamique. L’enquête nationale montre en effet que 93 % des directeurs engagés tendent à développer leurs liens sur leur territoire – par exemple, pour le choix de fournisseurs locaux. Par ailleurs, contrairement à ce que pensent les directeurs qui ne sont pas impliqués dans une stratégie RSE, « les dirigeants déjà engagés mobilisent peu de ressources pour se lancer, ce qui s’explique par l’utilisation d’outils existants (principes de la charte des droits et libertés de la personne âgée, charte “maison”, guide de questionnement éthique), assure le rapport. Seulement 26 % y consacrent un budget spécifique, et seulement 9 % des dirigeants et 5 % des équipes ont suivi une formation dédiée. »
Au-delà des freins et des leviers, la recherche-action s’est intéressée aux conditions de la réussite de la démarche : si le secteur médico-social a « la capacité et l’appétence pour mettre en place des démarches RSE », un certain nombre de critères doivent être réunis pour qu’elles se pérennisent, indique le rapport. Tout d’abord, la démarche appelle une « nouvelle posture du gestionnaire » qui doit être à même d’inscrire sa structure au sein d’un environnement plus large dans l’espace, dans le temps et dans les compétences (valorisation des talents, mutualisation…). Parallèlement à ce « penser global », il doit être en capacité d’impulser une stratégie d’innovation sur le long terme en s’appuyant sur « un management permettant de conduire le changement pour aller vers une organisation apprenante ».
Ensuite, il est nécessaire que les acteurs du territoire soutiennent la démarche. « Il ne suffit pas que les établissements et services soient engagés, leur environnement immédiat doit comprendre la logique de cet engagement pour pouvoir la soutenir. Il est donc nécessaire d’avoir des interlocuteurs compétents sur les questions RSE, notamment auprès des autorités de tarification », estime le rapport.
Quant au cadre institutionnel, il joue un rôle décisif : « C’est dans les dispositifs nationaux et les politiques publiques que les établissements et services trouveront l’environnement incitatif qui les encouragera à agir », souligne l’étude. Cela passe « par de nouvelles postures et de nouvelles logiques, notamment économiques et contractuelles, donnant lieu à un nouveau mode de gouvernance » impliquant des modalités de contractualisation – notamment via la généralisation des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) – et de tarification rénovées. Sur le plan économique, le rapport prône par ailleurs la « liberté d’affectation des résultats, permettant au gestionnaire, dans le dialogue avec les autorités, un réinvestissement de tout ou partie de la performance dans l’amélioration de la qualité de l’organisation ». A côté des organisations professionnelles, comme la Fnaqpa, qui jouent un rôle de premier plan dans l’information des gestionnaires, les pouvoirs publics pourraient également encourager le secteur à s’engager dans ce type de démarches par le biais d’actions de sensibilisation via des outils pédagogiques et pratiques (guides, annuaires…), des formations, le partage d’expériences…
Afin de faciliter l’essaimage de la démarche, Christel Journoud pointe « le besoin urgent de données exploitables : elles permettraient de favoriser les prises de décision et d’engager de nouvelles stratégies économiques, sociales et environnementales ». « Savoir, par exemple, combien de tonnes de couches pour personnes âgées sont utilisées chaque année permettrait d’envisager la création d’une nouvelle filière de traitement de ce type de déchets », renchérit Marion Briançon-Marjollet. Or, pour l’heure, le défaut de formalisation des démarches ne permet pas de disposer de chiffres fiables à l’échelle nationale. Sandra Bertezene affiche toutefois son optimisme : « S’il est vrai que la démarche RSE est souvent mal pilotée et peu outillée, c’est tout à fait normal dans la mesure où le secteur médico-social commence tout juste à s’en saisir. Il ne fait aucun doute que les choses vont se structurer peu à peu. » Dans cette perspective, la Fnaqpa met à disposition du secteur plusieurs outils forgés à partir des résultats de la recherche-action(7). De quoi, espère-t-elle, susciter de nouvelles vocations.
En 1987, le rapport « Brundtland » de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU définit le développement durable comme « un mode de développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Cette démarche volontaire vise à prendre en compte simultanément l’équité sociale, l’efficacité économique et la qualité environnementale. La combinaison de ces trois piliers (social, économie, environnement) s’inscrit dans un processus décisionnel dans lequel les notions de concertation, de démarche à long terme et d’équité intra et intergénérationnelle sont centrales.
La recherche-action Add’Age s’est appuyée, d’une part, sur une revue de littérature internationale relative à la démarche de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) – qui correspond à l’application du développement durable dans les entreprises et les organisations – dans le secteur médico-social(8) et sur une enquête nationale(9) conduites par des chercheurs en économie et gestion de l’université Lyon-1. Et, d’autre part, sur une expérimentation à taille réelle dans 15 sites pilotes. « Les approches macro et micro se sont enrichies mutuellement pour obtenir la vision la plus complète possible », indique Christel Journoud, de la Fnaqpa. Ont également apporté leur concours Gerontim, un organisme spécialisé en gérontologie, et le C2DS (Comité de développement durable en santé), expert du développement durable. Marcel Jaeger, titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale au Conservatoire national des arts et métiers, a par ailleurs été associé en tant que personnalité qualifiée du secteur social.
(1) Elle rassemble environ 400 gestionnaires d’établissements et de services à domicile pour personnes âgées à but non lucratif.
(2) La CNSA est le principal financeur du projet à hauteur de 80 % – pour un budget global de près 951 000 € – dans le cadre de ses crédits dédiés à la recherche et l’innovation.
(3) Les assises ont été labellisées « Paris 2015 » dans le cadre de la COP 21.
(4) Titré « Le développement durable, un axe d’avenir pour les projets d’établissements et de services du secteur des personnes âgées » –
(5) Egalement membre de conseil scientifique de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux.
(6) « Ecoblanchiment » en français, soit un procédé marketing utilisé par une organisation pour se donner une image écologique responsable sans action réelle en faveur de l’environnement.
(7) Un guide numérique, un livre scientifique, un film de sensibilisation et un film de formation viennent compléter le rapport.
(8) Qui a donné lieu à un ouvrage intitulé Manager la RSE dans un environnement complexe. Le cas du secteur social et médico-social français – Sandra Bertezene et David Vallat – Ed. EMS, 2015.
(9) Réalisée par le biais d’un questionnaire d’une quarantaine de pages diffusé en ligne auprès de 4 600 établissements et services du secteur des personnes âgées qui a permis d’exploiter près de 500 réponses.