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Le sens du vivre-ensemble

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Créé en 1993 à Pamiers (Ariège), Loumet Inter Générations rassemble un foyer-logement pour personnes âgées, une MECS-foyer départemental de l’enfance, un foyer de jeunes travailleurs, un service de médiation familiale et un hôtel maternel, autour d’une cafétéria commune.

Georgette Gadail sort de son buffet des photos jaunies et se souvient en riant de son enfance. Salma S. regarde, écoute et l’invite à raconter. L’affection réciproque des deux femmes date d’une soirée organisée il y a trois ans à Loumet Inter Générations où elles vivaient toutes les deux. Malgré la différence d’âge, Salma, 19 ans, et Georgette, 87 ans, ont beaucoup aimé chanter ensemble et apprécient de se voir de temps en temps. Georgette a emménagé il y a quatre ans dans un des 24 T1 bis du foyer-logement pour personnes âgées (FLPA) situé rue de Loumet, dans le centre de Pamiers (Ariège). Salma, elle, est arrivée un an plus tôt, à l’âge de 14 ans. Elle a d’abord séjourné à la Villa, une antenne de la maison d’enfants à caractère social (MECS) qui accueille une vingtaine de jeunes âgés de 8 à 17 ans placés par l’aide sociale à l’enfance. A 17 ans, la jeune fille est venue vivre à l’unité Loumet avec les grands ados puis, au bout de un an et le bac en poche, elle a accédé au foyer de jeunes travailleurs (FJT) installé à la même adresse. Depuis l’été, elle a déménagé dans un appartement en ville qui appartient au FJT et travaille tout en étudiant pour devenir infirmière. Mais la pétillante jeune femme revient régulièrement rue de Loumet saluer ses amis de tous les âges, jeunes, éducateurs ou aînés.

Loumet Inter Générations(1) est un pari fou initié par le Dr François-Bernard Soula, ancien maire de Pamiers et président-fondateur, il y a vingt-huit ans, de l’Association départementale pour la sauvegarde de l’enfant à l’adulte de l’Ariège (ADSEA 09). « L’orphelinat Marylis pour jeunes filles isolées, créé au milieu du XIXe siècle et géré par une congrégation religieuse, avait de grosses difficultés, se souvient le médecin en retraite. Ses locaux étaient inadaptés, avec des dortoirs et des douches collectives, et son personnel était peu formé. Une fermeture administrative a eu lieu, à la suite d’une plainte. En réfléchissant à la manière de le sauver, l’association, chargée de la gestion à partir de 1988, a eu l’idée de faire vivre ensemble plusieurs générations au sein d’une structure nouvelle, ouverte sur le quartier. »

Le projet visait à recréer une sorte de place de village au sein d’une institution, en réunissant autour d’une cafétéria commune un foyer-logement, une MECS, le foyer départemental de l’enfance, un FJT, un hôtel maternel pour des femmes victimes de violence ou en grave difficulté sociale avec enfants en bas âge ainsi qu’un service de médiation familiale. « Il a été extrêmement compliqué d’obtenir les financements et les autorisations nécessaires, reconnaît le président. Le foyer-logement est en gestion propre, mais nous dépendons de la caisse d’allocations familiales pour le FJT, de la protection judiciaire de la jeunesse et du département pour la MECS et le foyer de l’enfance. Nous avons eu deux ans de formalités administratives et deux ans de travaux. L’ouverture a eu lieu en 1993, alors que nous avions commencé à travailler au projet à la fin 1987 ! »

Deux ans pour préparer les équipes

Conseillère en économie sociale et familiale arrivée en 1988, Françoise Sabathier a vécu la transition. « Au début, le projet a provoqué beaucoup de craintes de la part du personnel de l’orphelinat, témoigne-t-elle. Crainte de travailler avec les personnes âgées et les mamans de l’hôtel maternel alors qu’on ne connaissait que le public des MECS, de devoir gérer les conflits avec les jeunes sous le regard de tout le monde alors que la MECS était un système fermé entre quatre murs… » Les deux ans de travaux de 1992 à 1993, pendant lesquels les jeunes ont été hébergés en appartement, ont permis aux salariés d’exprimer leurs inquiétudes, de préparer les esprits et de faire un travail de formation. « Nous nous sommes réunis pour nous emparer d’un projet dont nous n’étions pas à l’origine et pour créer une unité dans l’équipe », explique celle qui est devenue coordonnatrice du pôle « adultes » – regroupant le FLPA, le FJT et l’hôtel maternel. Tout le monde est resté et les équipes éducatives ont accepté de faire de la place aux autres salariés. « Le dispositif ne reposait plus seulement sur les équipes éducatives, devenues minoritaires, souligne Françoise Sabathier, mais sur la volonté de tout le personnel, en charge de la cuisine, de l’entretien ou des personnes âgées. »

Psychologue à Loumet depuis vingt-huit ans et coordinatrice du pôle « famille » – qui rassemble le service de médiation familiale et le service enfant-famille (SEF) –, Roselyne Dedieu le reconnaît : « Il a fallu du temps pour qu’on se mette tous dans ce concept. Mais aujourd’hui, nous sommes bien plus qu’une addition de services. Nous partageons des valeurs communes dans cette dynamique d’intergénération. Et la solidarité est une identité forte de cette maison. » Car, à Loumet, le décloisonnement vaut autant pour les hébergés que pour les salariés. « L’intergénération se ressent au niveau de chaque secteur professionnel, affirme Amandine Retourné, aide médico-psychologique au FLPA depuis trois ans, où elle s’occupe notamment des animations (revue de presse, loisirs créatifs, courses, jeux de mémoire, etc.). Je travaille pour le pôle “adultes”, mais si je vois un jeune avec un problème, je peux m’en occuper. Si une personne âgée tombe, un éducateur de la MECS va l’aider à se relever. Il y a une entraide. »

Une cohabitation stimulante

Mais c’est surtout pour les personnes accueillies que la cohabitation intergénérationnelle produit ses effets positifs. La présence des plus jeunes stimule les plus âgés en créant du mouvement dans la maison. « Pour les personnes âgées, c’est un vrai lieu de vie, car les jeunes mettent de l’ambiance, de l’animation. Le midi, jeunes et personnes âgées mangent à des tables différentes, mais si les premiers arrivent plus tard, les secondes les réclament », observe Amandine Retourné. Les jeunes enfants et les bébés qui séjournent avec leurs mères à l’hôtel maternel ont également beaucoup de succès auprès des seniors. L’un d’entre eux, surnommé « Papou », a été adopté par tous les petits. « Et une dame géorgienne prend tous ses repas avec les personnes âgées alors qu’elle ne parle pas français, rajoute Françoise Sabathier. Cela envoie un message très positif à sa fille de 16 mois. »

« L’intergénération ouvre le lieu, constate Didier Povès, éducateur spécialisé et coordinateur depuis quatre ans de l’unité Loumet (qui accueille une vingtaine de grands ados âgés de 16 à 21 ans). Ce sont des relations au quotidien, des gens qu’on croise au self, dans les couloirs ou sous le tilleul, l’été. Ce vivre-ensemble apporte de l’apaisement, par rapport aux internats fermés que j’ai pu connaître où l’autarcie générait de la violence. » Autre atout, pour les jeunes de la MECS comme pour les familles qui se retrouvent à la médiation familiale : la banalisation. Puisqu’il rassemble tous les âges, Loumet Inter Générations ressemble davantage à la vraie vie qu’une institution isolée. « Ça ne fait pas “foyer” car il y a aussi des personnes qui rendent visite aux personnes âgées, souligne Christine Saliou-Labrousse, monitrice-éducatrice chargée des grands ados, à Loumet depuis seize ans après avoir été libraire, accompagnatrice de randonnées équestres et menuisière. Du coup, les jeunes se sentent moins stigmatisés quand leurs amis viennent les chercher. » Les enfants qui rencontrent leurs parents sur décision du juge peuvent aller manger au « restaurant ». Ils interagissent spontanément avec d’autres adultes ou jeunes, au lieu de rester dans une salle, dans un face-à-face parfois un peu artificiel. « Dans l’évolution des droits de visite, le self est un outil très utile pour nous », souligne Stéphane Gardel, éducateur depuis 2000 à l’ADSEA 09 (d’abord à la MECS puis au SEF).

Lieu de passage, la cafétéria est ouverte en outre aux salariés du centre local d’information et de coordination (CLIC) et d’Ariège Assistance, deux structures qui disposent de bureaux sur place, ainsi qu’aux gens du quartier. Les admissions des personnes âgées au foyer-logement se font d’ailleurs en priorité parmi les habitants des alentours, de façon qu’ils puissent conserver leur réseau social et amical. Les spectateurs de la chapelle contiguë, qui sert de lieu culturel, viennent également y prendre un verre après les spectacles, auxquels les personnes âgées peuvent assister gratuitement.

Chaque trimestre, un conseil de la vie sociale

Chaque mois, des soirées intergénérationnelles rassemblent tous ceux qui le souhaitent – comme le jour de notre visite autour de la galette des rois –, ainsi que deux journées par an, en été et hiver. « Noël, Premier de l’an, galette des rois, soirée contes et châtaignes, bowling, karaoké, cinéma… On se sert de n’importe quelle occasion pour faire la fête ! », lance, d’un air gourmand, Amandine Retourné, qui raconte comment, au début décembre, ses collègues et elle se sont déguisées pour offrir un spectacle aux habitants de Loumet. L’établissement possède par ailleurs un conseil de la vie sociale qui se réunit chaque trimestre, ses membres étant issus à égalité de chaque secteur : deux enfants de la Villa, deux ados de l’unité Loumet, deux aînés du FLPA et deux jeunes adultes du FJT ainsi que deux représentants du conseil d’administration, un représentant du personnel et un représentant de la commune. La présidence est assurée en alternance par un jeune et un aîné.

Cependant, tous s’accordent à dire que l’intergénération se vit avant tout au quotidien et se développe au gré des affinités. « L’intergénération ne doit surtout pas être subie, avertit Françoise Sabathier. Chacun doit pouvoir manger de son côté s’il le souhaite. » Le soir de la galette, Anaïs, 10 ans, a choisi de s’installer à une table de personnes âgées, alors que ses camarades de la Villa étaient tous ensemble à la table voisine. « Il y a quelques enfants de 8-9 ans qui ont un vrai échange affectif et physique avec les personnes âgées, note Amandine Retourné. Ils trouvent des grands-parents de substitution, alors qu’ils ne voient plus les leurs. » Les ados, pour leur part, restent davantage entre eux. « Quand je mange ici, je fais le tour des tables pour dire bonjour, mais tous les jeunes ne le font pas », témoigne Gabriel, 17 ans, arrivé à la MECS il y a quatre ans avec sa sœur cadette Béatrice. Gabriel s’entend bien avec Jo et aime « avoir une mamie ou un papi avec qui rigoler ». Il est heureux que Mme Dupuy lui ait offert un cadeau pour son anniversaire.

« Le self est ouvert pour les trois repas, ce qui offre autant d’occasions de se saluer et, s’il y a des affinités, de discuter, voire de se rendre visite », se félicite Christian Claudé, directeur adjoint chargé du pôle « enfance » depuis 2009, après une vingtaine d’années passées dans la police. Ainsi, Sylvain, Camerounais de 17 ans accueilli à la MECS depuis sept mois en tant que mineur isolé étranger, a sympathisé avec Serge. Les deux hommes se voient tous les matins au petit déjeuner, entre 6 h 25 et 7 heures, avant que Sylvain se rende dans l’entreprise de maçonnerie où il est apprenti. « Ça fait plaisir de côtoyer des gens différents, petits, personnes âgées, invités de l’extérieur, raconte-t-il. Je n’ai pas connu ça dans ma vie avant. » Originaires de différents pays et arrivés au gré des guerres qui secouent le monde, les mineurs isolés étrangers représentent environ 50 % de l’effectif de la MECS. En ce moment, un Népalais, deux Afghans et un Congolais y sont notamment accueillis. « Il y a un croisement entre l’intergénération et l’interculturel, constate Didier Povès. Or les mineurs étrangers ont des relations aux personnes âgées différentes de celles des jeunes qui ont grandi ici. Et s’ils font une remarque sur un manque de respect vis-à-vis d’un aîné, cela a plus de force que si cela vient d’un éducateur. »

Parfois, d’étonnantes rencontres se produisent. Christine Saliou-Labrousse raconte celle d’« une vieille femme aigrie, raciste, avec plein d’ a priori sur les jeunes », qui a sympathisé avec un jeune Angolais. Il lui a appris le « check » (manière de se saluer en se tapant dans les mains, paume ouverte), alors qu’avant elle n’aurait pas pu toucher un Noir… « C’est le vivre-ensemble qui rend l’incroyable possible ! », s’émerveille la monitrice-éducatrice. De même, les enfants de la Villa invitent régulièrement des anciens du FLPA à partager leur goûter. Cela donne parfois lieu à des parties de pétanque en commun, dans le parc de deux hectares qui entoure les quatre pavillons accueillant chacun six ou sept jeunes, regroupés par âge et par sexe. « On joue aussi à la Wii ou à des jeux de société, raconte Béatrice, 16 ans. On a fait une sortie bowling avec des personnes âgées et les deux plus valides ont joué avec nous ! » Parfois, les enfants demandent à fêter leurs anniversaires avec les habitants du FLPA. « On tâche de ne rien imposer. Cela doit venir des enfants », souligne Laetitia Moïola, éducatrice spécialisée à l’ADSEA depuis 2003. Chargée des 8-17 ans, elle raconte, avec tendresse, que certains pensent que les personnes âgées sont placées, comme eux… ce qui suscite des questions telles que : « Pourquoi leurs enfants ne les prennent pas chez eux ? »

La confrontation au vieillissement

Reste que, vingt ans après l’ouverture, les personnes âgées ont vieilli. « Il y a moins d’échanges que par le passé, reconnaît Christine Saliou-Labrousse. Avant, on louait un bus pour aller faire des pique-niques, mais on ne le fait plus car les personnes restées au foyer ont moins d’énergie. » Aujourd’hui, le FLPA accueille 25 personnes de 63 à 96 ans, dont une est arrivée il y a quinze ans. « Avec l’aide à domicile qui s’est développée en Ariège, les personnes âgées restent plus longtemps chez elles, analyse Jean-Marc Cancel, directeur de l’ADSEA 09. Elles arrivent moins autonomes (GIR 6 ou 5) et évoluent rapidement vers la perte d’autonomie. Cela met en question la place du foyer-logement, d’autant que ce vieillissement complexifie les relations avec les jeunes, dont les codes et les attentes ont évolué. »

Il y a aussi eu des décès, qui ont secoué tout le monde. « Quand il y a un décès, les jeunes sont vraiment affectés », affirme Amandine Retourné. « La rencontre avec les professionnels qui ont accompagné les derniers instants de ces personnes soude l’équipe, quel que soit le service », complète Roselyne Dedieu, la psychologue. « Les jeunes ont du mal à verbaliser ce que la présence des anciens leur apporte, mais pour moi, c’est une réflexion sur le sens de la vie, analyse Christian Claudé. L’une des caractéristiques de l’adolescence est de vivre le moment présent sans conscience de sa finitude, d’où des prises de risques importantes. Vivre ici leur permet de voir ce qu’ils seront plus tard et entraîne une réflexion sur leur présent et leur futur. »

Coïncidence ou non, les 25 élèves qui se sont présentés l’an dernier à des examens (CAP, BEP et six bac, dont deux bac S) les ont réussis. « Cet établissement, dont j’ai pu mesurer la qualité lors de l’évaluation externe effectuée l’an dernier, n’a à ma connaissance pas d’équivalent, confirme Cathy Ducos, directrice de BVMS conseil, un cabinet spécialisé dans le médico-social. Pourquoi cela ne s’est-il pas développé ailleurs ? Peut-être parce qu’en France nous sommes très cloisonnés, et la lourdeur administrative liée à des autorisations différentes peut freiner… » Même si ce n’est pas le but, la polyvalence est aussi un atout financier. « Nous sommes compétitifs en prix de journée, car l’interétablissement dégage des synergies au niveau de l’administration et de l’entretien », note Jean-Marc Cancel. Dotés d’une grande autonomie de fonctionnement, les salariés y trouvent aussi leur compte. « Si je travaille ici depuis si longtemps (dix-sept ans), c’est par choix, assure Christine Saliou-Labrousse. C’est un sacré outil et un pari qui tient. Chapeau à ceux qui l’ont initié ! »

Focus
Une structure à la loupe

Avec 52 salariés (pour 46 équivalents temps plein), Loumet Inter Générations accueille une centaine de personnes. Le pôle « enfance », qui regroupe la MECS et le foyer départemental de l’enfance (41 places), emploie quatre techniciens du social (éducateurs spécialisés ou conseillers en économie sociale et familiale), neuf assistants socio-éducatifs (moniteurs-éducateurs ou techniciens de l’intervention sociale et familiale), quatre maîtresses de maison et cinq surveillants de nuit. Le pôle « adultes », avec 24 places au foyer-logement pour personnes âgées, 28 au foyer de jeunes travailleurs, trois appartements à l’hôtel maternel et huit contrats d’accompagnement à la vie sociale, compte cinq accompagnateurs de jour (aides médico-psychologiques ou auxiliaires de vie sociale) et deux de nuit. Un psychologue se partage sur ces deux pôles. Quant au pôle « familial », il fait appel à trois professionnels (psychologue, éducateur et médiateur familial). Le reste de l’effectif concerne l’administratif, la logistique et la direction.

Notes

(1) Loumet Inter Générations (ADSEA 09) : 7, rue de Loumet – CS 50065 – 09102 Pamiers cedex – Tél. 05 61 67 94 00.

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