Cela revient à penser qu’à partir du moment où l’on évoque des causes sociales pour expliquer les comportements de personnes ayant commis des attentats ou des crimes ou ayant participé à des émeutes, on les excuserait. Les chercheurs en sciences sociales sont ainsi accusés de déresponsabiliser les acteurs sociaux en excusant leurs actes. Je pense qu’il y a un malentendu qui vient de la polysémie du verbe « comprendre ». Celui-ci peut être entendu dans le sens de « je me mets à ta place », avec l’idée d’une certaine empathie avec la personne incriminée. Mais comprendre, pour les sciences sociales, ne signifie pas du tout être dans l’empathie. Il s’agit d’une reconstruction des conditions dans lesquelles les gens ont commis tel ou tel acte. Or un glissement, souvent de mauvaise foi, se produit entre ces deux acceptions. Cette dénonciation d’une prétendue « culture de l’excuse » a toujours été ancrée dans les milieux d’extrême-droite et de droite, mais elle a également trouvé un écho au Parti socialiste après le tournant que l’on a qualifié de « sécuritaire » du colloque de Villepinte, en 1997.
Nos responsables politiques, comme d’ailleurs certains éditorialistes et essayistes, connaissent très mal ce que sont les sciences sociales. Je suis toujours étonné que l’on puisse vouloir être un responsable politique et prétendre changer le monde sans avoir un minimum de connaissance rationnelle sur son fonctionnement. Or un grand nombre d’élus, même parmi les mieux formés, n’ont probablement jamais lu une ligne d’un ouvrage d’anthropologie ou de sociologie de leur vie. De leur point de vue, les sciences sociales constituent une sorte de discours politique, car eux-mêmes ne connaissent pas autre chose que les discours moraux et politiques sur l’univers social. Il est dommage qu’ils ne fassent pas l’effort de lire les travaux des chercheurs, car ceux-ci, dans leur grande majorité, ne sont pas là pour dire le bien ou le mal. Leur rôle est d’essayer de comprendre ce qui se passe réellement, avec la distance nécessaire et en se fondant sur des données empiriques, et non sur leurs fantasmes de la réalité. La sociologie n’est pas de la politique, c’est une science du monde social.
Parler de déterminismes sociaux, autrement dit des contraintes qui pèsent en permanence sur les gens du fait de leur éducation, de leur socialisation, du contexte dans lequel ils vivent, produit chez certains une sorte de blessure narcissique. Pour Freud, auteur de cette expression, dans le domaine psychanalytique, cela renvoyait à la difficulté qu’ont les gens d’accepter qu’une bonne partie de ce qu’ils font n’est pas conscient alors qu’ils pensent être maîtres d’eux-mêmes. Les sciences sociales en rajoutent une couche en montrant que les gens sont en grande partie déterminés par leur éducation, leur appartenance sociale, l’origine de leurs parents… Elles blessent quelque chose dans notre volonté d’être libre et vont ainsi à l’encontre d’un certain nombre de piliers de la défense de la liberté individuelle. Une bonne partie de la philosophie, notamment celle qui est enseignée au lycée, repose sur cette idée du libre arbitre. Le droit, lui aussi, est entièrement fondé sur les responsabilités individuelles. Il a besoin de penser les individus comme responsables de leurs actes. Mais toute la question est de savoir si l’on préfère s’illusionner ou connaître la réalité des choses.
Cette morale de la responsabilité individuelle conduit, en effet, vers une forme de naturalisation des inégalités. Que vous soyez pauvre ou riche, vous êtes entièrement responsable de votre destin. Si vous êtes pauvre, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même. On fait ainsi peser sur les chômeurs l’idée selon laquelle ils ne feraient pas tous les efforts nécessaires pour sortir de leurs conditions. A l’inverse, si vous êtes riche, vous ne devez rien à personne. Cela véhicule une vision extrêmement conservatrice de l’ordre social.
Pas du tout. On nous présente comme une science inhumaine, parce que statistiquement fondée… Mais une statistique compte des cas individuels. Par exemple, l’espérance de vie des femmes se situe actuellement autour de 84 ans et celle des hommes, de 79 ans. Je ne vois pas en quoi c’est inhumain de faire ce constat. Cette statistique repose sur des données fiables qui, au final, concernent des gens. En outre, la sociologie est loin de s’intéresser uniquement aux chiffres. Nous réalisons des observations sur le terrain, des études de cas, des entretiens. Nous possédons une connaissance très précise de qui sont les individus, quelles sont leurs conditions de vie, leurs façons d’appréhender le monde. La sociologie va jusqu’à un niveau très fin de connaissance des réalités sociales et n’est pas que la science des grands collectifs et des grandes tendances.
Certains élus et intellectuels passent leur temps à vouloir défendre la liberté, mais ne veulent pas admettre que c’est en prenant conscience des déterminismes et des mécanismes sociaux, économiques et culturels, que l’on peut modifier les choses dans le bon sens, et non en les méconnaissant. Le pari des sciences sociales consiste à dire que plus on en sait, mieux on peut agir. Si l’on prend l’exemple classique des inégalités scolaires, pendant longtemps, on a affirmé que certains élèves avaient du talent et d’autres pas. On pensait que certains avaient un esprit concret, et d’autres un esprit plus abstrait. Puis les sciences sociales ont montré que la réussite scolaire était d’abord liée aux positions sociales, et surtout aux capitaux culturels des parents. Avoir démontré ce mécanisme, aujourd’hui évident aux yeux de beaucoup, permet de mieux agir contre les inégalités scolaires en imaginant des politiques de compensation avec des interventions beaucoup plus précoces auprès des enfants les moins favorisés. La sociologie est ainsi le contraire du fatalisme. Et si l’on récuse des enseignements des sciences sociales au nom du refus du déterminisme, on court très probablement à l’échec. Il faut faire avec les réalités du monde tel qu’il est.
Sans doute, mais elles ne peuvent faire autrement que de montrer en quoi nos sociétés, qui se disent démocratiques, sont loin d’avoir réduit toutes les inégalités. Elles mesurent ces inégalités de toute nature : entre riches et pauvres, diplômés et non diplômés, hommes et femmes, nationaux et étrangers… Ainsi, lorsqu’on compte le nombre d’hommes et de femmes présents sur les bancs de l’Assemblée nationale, on voit qu’il existe une surreprésentation masculine. Difficile de le nier. Cela n’est, bien sûr, pas très bien vu par tous ceux qui bénéficient de l’état actuel du monde social. Montrer les choses qui fâchent finit par en agacer certains.
Je crois qu’il faudrait que celles-ci soient enseignées de la manière la plus précoce possible, je pense dès l’école primaire. Cela peut paraître un peu provocateur, mais les historiens et les géographes ont bien pris la mesure de l’importance d’enseigner leur science dès l’école primaire. Pourquoi alors ne pas introduire un enseignement en sciences sociales lié à celui de l’histoire et de la géographie, de façon évidemment adaptée, afin d’habituer les enfants à regarder le monde comme un ensemble structuré, qui a ses propres lois et mécanismes. Je crois que, ce faisant, beaucoup d’adultes auraient un rapport au monde un peu moins magique. D’autant que regarder le monde social avec un peu plus de distance n’empêche pas de défendre des valeurs.
Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Il publie Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » (Ed. La Découverte, 2016). Il est également l’auteur, entre autres, de Monde pluriel : penser l’unité des sciences sociales (Ed. Le Seuil, 2012).