Ce jeudi matin, après la pause de 10 heures, Daisy, Dylan, Sofiane, 17 ans, et Kévin, 19 ans, remontent de la cour au premier étage du lycée privé professionnel Charles-de-Foucauld de Schiltigheim, près de Strasbourg. Des éclats de voix jaillissent de leur classe numéro 110, où neuf adolescents, tous élèves de l’institut médico-professionnel (IMPro) de Strasbourg, ont leurs habitudes pour la seconde rentrée consécutive.
Daisy et Sofiane s’apostrophent, Kévin s’installe devant l’ordinateur au fond de la salle, se balançant dangereusement sur sa chaise, tandis que Dylan se rassoit à l’une des petites tables, face à Muriel Hans-Grill, leur enseignante. Progressivement, celle-ci invite les autres à regagner leur place et à se concentrer. Une dizaine de minutes s’écoulent avant que chacun ait son fichier en main et s’intéresse au document projeté sur le tableau blanc, que pointe l’enseignante.
Plus ou moins consciencieusement, les adolescents recherchent dans les pages de leur classeur la fiche correspondante, après celles sur les mots « vivre » ou « projet ». « Vous n’avez pas encore la fiche dont on parle aujourd’hui, indique Muriel Hans-Grill d’une voix posée. On travaille dessus en ce moment, vous vous souvenez ? Le mot “respect”. Je reprends, parce que certains d’entre vous étaient en intégration les fois précédentes. » Chaque élève a un emploi du temps personnalisé, et rares sont les jours où toute la classe est réunie. « Alors, qu’est-ce qu’on a déjà écrit qui vous fait penser à ce mot ? » Muriel montre au tableau les termes déjà soumis et commentés par les jeunes depuis les attentats du 13 novembre à Paris, survenus une dizaine de jours auparavant. « “Respect”, ça me fait penser à l’humanité, aux animaux », tente l’un des ados. « Respecter le physique des autres aussi, ceux qui sont en surpoids », glisse un autre garçon. Un troisième rebondit : « Etre obèse, ça nous expose aux maladies, c’est depuis que la malbouffe est apparue ! » L’enseignante de reprendre : « Quand je vous parle de respect, vous me parlez de différence physique… » « Il y a aussi le handicap ! Comme nous, [qui sommes] un peu à part », lance l’un des élèves, tout de suite repris par un camarade : « Moi, je me sens pas du tout à part. »
Ce refus du handicap, exprimé lors d’une discussion comme l’enseignante et son collègue éducateur en suscitent régulièrement, illustre une spécificité de ce groupe : des jeunes affectés d’une déficience mentale légère, dont le handicap est néanmoins reconnu par la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), et qui bénéficient d’une notification leur permettant d’intégrer un IMPro. Celui-ci, baptisé SIFAS (service d’insertion, de formation et d’apprentissage spécialisé)(1) et dirigé depuis quelques années par Denis Dudenhoeffer, dépend de l’AAPEI (Association de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) de Strasbourg et environs. Initialement conçu pour des adolescents de 14 à 20 ans, il accueille actuellement 58 jeunes de 16 à 25 ans. « A son ouverture, en 1991, nous avions principalement ici des enfants trisomiques dont les parents étaient à l’origine de la création de l’association en 1978, raconte Tony Cartisano, chef de service et bras droit de Denis Dudenhoeffer. A cette époque, face à l’impossibilité de faire scolariser leurs enfants dont le handicap était visible, évident, ils ont organisé des classes spéciales dans des écoles primaires. Mais depuis la loi de 2005, qui oblige l’Education nationale à intégrer tous les enfants dans l’école de leur quartier jusqu’à leurs 16 ans, les enfants arrivent chez nous plus tard, quand le système ne veut plus d’eux. »
Outre ce glissement d’âge, le profil des jeunes a fortement évolué depuis dix ans. En plus des enfants trisomiques ou autistes – « la population classique des IMPro », explique Tony Cartisano –, on voit désormais arriver « une nouvelle population » qui sort de CLIS (classes pour l’inclusion scolaire) en niveau maternelle, d’ULIS (unités localisées pour l’inclusion scolaire) en niveau primaire mais intégrées dans les collèges, ou d’EREA (établissements régionaux d’enseignement adapté). La déficience intellectuelle légère de ce nouveau public s’accompagne de troubles du comportement, de problèmes d’acceptation de l’autorité, de bouffées délirantes pour certains, de dépression pour d’autres. Nombreux sont ceux qui sont issus « de milieux sociaux très carencés », empêtrés dans « des vies compliquées », précise le chef de service. Le problème, poursuit-il, est que « la notification d’accueil en IMPro est la même, qu’il s’agisse d’un autiste lourd, d’un enfant atteint de trisomie 21 ou d’un jeune au profil atypique. Du coup, ces ados déficients légers, qui ont pu s’accrocher en ULIS jusqu’à 16 ans du fait de leurs compétences, s’intègrent très mal au SIFAS ensuite. » Le malaise s’installe d’ailleurs dès la visite de l’établissement par les parents, qui « prennent une claque », note le directeur, quand ils se rendent compte que leur enfant va intégrer une classe avec des enfants trisomiques ou autistes, « dont certains qui bavent ». Le chef de service confirme : « Un père m’a dit un jour qu’il était d’accord pour que son fils intègre l’IMPro, mais pas avec celui-là, celui-là ou celui-ci, en me montrant du doigt des enfants dont le handicap était visible. » Une mère, pour sa part, « n’arrive toujours pas à venir dans les locaux du SIFAS », alors que son fils a, lui, « trouvé sa place au sein d’un groupe technique dans lequel il se sent moins en échec qu’ailleurs ». Il y a dix ans, précisent encore le directeur et le chef de service, les parents étaient « contents » d’avoir une place pour leur enfant au SIFAS. « C’était évident pour eux. » Une adhésion parentale qui ne va plus de soi.
Si les parents sont régulièrement choqués que leurs enfants, qui étaient au collège en ULIS, soient assimilés à de vrais handicapés, les ados, eux, louvoient le plus souvent pour éviter tout amalgame entre eux et les handicapés lourds, voire éprouvent de la honte à se montrer avec leurs camarades. « Quand, ces dernières années, on faisait des sorties, les jeunes au handicap léger se planquaient dans le bus pour qu’on ne les voie pas avec les autres, raconte Tony. Ils nous disaient régulièrement : “Je ne suis pas comme eux, je ne suis pas handicapé.” »
Outre la difficulté d’identification de ces jeunes, leurs centres d’intérêt et leurs besoins se sont révélés complètement différents. « Alors que les autres arrivent en taxi, ils viennent tout seuls à l’IMPro, remarque Denis Dudenhoeffer. Ils sont sur les réseaux sociaux, ont une vie sociale et sexuelle, sont turbulents, quand les jeunes trisomiques sont très doux et ne bougent pas… Même intégrés dans les groupes les plus adaptés, ça ne marchait pas. Avec les dispositifs existants, nous n’arrivions pas à nourrir ces jeunes, à répondre à leurs besoins. »
En 2012 et 2013, à l’occasion de la réflexion collective autour du nouveau projet d’établissement, l’idée émerge d’une nouvelle classe qui rassemble ces jeunes en dehors des murs du SIFAS, qu’ils ressentent comme stigmatisants. Le service compte alors sept classes qui partagent leur temps entre la poursuite de l’enseignement scolaire (deux jours par semaine) et des jours d’ateliers (formation professionnelle et technique). A la rentrée 2014, après l’adoption de ce nouveau projet d’établissement, une classe de l’IMPro ferme et une nouvelle ouvre, baptisée « déc-pro », sans référence directe au SIFAS, et externalisée au lycée Charles-de-Foucauld cinq jours par semaine.
Alain Steck, le directeur du lycée, se souvient : « Avec le SIFAS, cela s’est fait naturellement. Leur projet correspondait complètement à la philosophie et au projet éducatif de notre établissement. Ici, nous avons un héritage très important de gestion des publics fragiles et en précarité sociale. Au départ, dans les années 1980, on avait les “décrocheurs”, qu’on appelait alors les “sans emploi”, “sans qualification”. Puis on a développé le projet autour de deux axes : la prise en compte de tous les publics et la réponse dans le champ de la culture professionnelle et technique, avec les métiers de bouche, le département industriel et les classes d’orientation. » Depuis dix-huit mois, le SIFAS dispose au lycée d’une salle de classe, d’un peu de mobilier, et surtout de la possibilité d’intégrer ses jeunes dans les cours techniques, les activités sportives ou les sorties. « L’objectif est de mélanger les ados, de permettre les échanges et les rencontres, reprend Alain Steck. Tout ce qui concerne la citoyenneté, la vie scolaire, l’accueil, les récréations, est imposé comme étant commun à tous les jeunes. Ils doivent cohabiter. » Et d’assurer que l’équipe de professeurs n’a opposé aucune résistance à ces intégrations. Habitués aux « profils compliqués », la plupart d’entre eux auraient même été surpris par la proximité entre « leurs » jeunes et ceux du SIFAS. De l’aveu des cadres de ce service, Alain Steck a d’ailleurs un peu bousculé leurs éducateurs en intégrant les jeunes handicapés dans les ateliers après seulement quelques semaines, quand les responsables de la « déc-pro » envisageaient de les intégrer au bout de six mois. Motif : repousser leur intégration aurait placé ces jeunes davantage à la traîne. « Les élèves sont tous au même poste de travail, conclut, satisfait, le chef d’établissement, avec une solidarité fantastique qui se met en place. »
Fatigabilité particulière, phobies diverses, rapport à l’autorité, etc. Les jeunes du SIFAS n’ont pas toujours la partie facile, mais le dispositif semble satisfaire tout le monde. Et ce, jugent Denis Dudenhoeffer et Tony Cartisano, grâce notamment à l’engagement des deux professionnels qui en ont la charge, Muriel Hans-Grill, l’enseignante du SIFAS volontaire pour tenter l’aventure, et Jérôme Bardot, éducateur technique spécialisé, « qui est à fond dans le projet ». Pour ce jeune travailleur social « au bagage technique acquis en dehors du secteur médico-social », c’est la dimension professionnalisante qui différencie cette section du reste des classes de l’IMPro. Même si, reconnaît-il, la capacité de ces jeunes à trouver un emploi en milieu ordinaire à la sortie du dispositif reste très hypothétique. Il souligne : « Le glissement de public que l’on observe au SIFAS est également vrai en ESAT [établissement et service d’aide par le travail]. Ceux qui, avant, trouvaient du travail en milieu ordinaire se retrouvent parfois en ESAT aujourd’hui. Or certains de nos jeunes n’acceptent pas du tout l’idée d’aller travailler en milieu protégé ! »
L’intégration dans la « déc-pro » demande certains prérequis : être autonome dans ses déplacements, maîtriser les fondamentaux (lecture et écriture) et avoir réfléchi à un projet professionnel dans le cadre d’un projet individualisé d’accompagnement (PIA). « On fait les recherches-métiers ensemble, explique l’éducateur. Souvent, ces jeunes ont une représentation faussée du travail, qui repose sur ce que vivent leurs parents, dont beaucoup sont sans emploi. Je dois clarifier les exigences du marché du travail, la compréhension et la mémorisation des consignes, la dextérité ou l’habileté relationnelle, et leur montrer les opportunités de travail dans le milieu protégé. Malgré leurs troubles légers, et surtout les difficultés psychologiques qui les rongent, l’objectif est de les remettre sur les rails d’un parcours normal. »
En plus de ce travail d’orientation en classe, Jérôme Bardot est aux côtés des jeunes sur les temps de restauration scolaire. « Je déjeune à la table des professeurs, mais je garde un œil sur eux. Je vérifie qu’ils ne s’isolent pas, qu’ils ne se cachent pas dans les couloirs, que ça se passe le mieux possible avec les autres élèves. » L’éducateur est également présent en permanence dans la classe, où il prend un temps avec chaque jeune, à l’ordinateur ou à la table ronde du fond, pendant que Muriel Hans-Grill continue la classe. Titulaire du CAAPSAIS (certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaires, remplacé par le CAPA-SH), l’enseignante a, quant à elle, toujours travaillé avec des enfants handicapés, avant même d’intégrer le SIFAS il y a vingt ans. Avant de prendre en charge la classe « déc-pro », elle travaillait avec des ados de 14 à 17 ans au handicap mental moyen, dont des trisomiques, avec un niveau scolaire correspondant à celui du CP. Mais « les classes ont changé tout doucement, raconte-t-elle. Avec les nouveaux venus, on arrivait à faire des classes à peu près homogènes en termes de niveau intellectuel et scolaire, mais il devenait difficile d’avoir des élèves qui bougent et ont du répondant avec ceux plus calmes. » Difficile aussi de concilier les préoccupations de jeunes autistes avec celles de jeunes qui expriment « leur angoisse de l’avenir, leur crainte d’avoir “une vie de merde”, comme ils disent, “une vie qui ne sert à rien, sans appart’, sans copine, sans boulot”. »
Pour faire face à ce public différent dans le cadre de la « déc-pro », Muriel se dote de nouveaux outils, écartant tout ceux qui sont dédiés aux jeunes enfants. Elle s’initie au travail informatique, se forme à de nouvelles matières, comme la PSE (prévention, santé, environnement), dont ses élèves ont besoin pour passer le certificat de formation générale. Tandis que l’enseignante est, de par sa formation, à l’aise avec l’histoire et le français, elle doit intégrer désormais le vocabulaire technique de cuisine ou d’hygiène dont se servent les professeurs des filières dans lesquelles les jeunes du SIFAS sont intégrés. Un enrichissement pour elle, et une réussite pour cette classe qui a déjà vu son effectif grimper de 7 à 9 inscrits entre 2014 (date de sa création) et 2015. L’un des élèves a réussi à intégrer un CAP à la dernière rentrée, et un autre a obtenu son code, puis son permis : « Une première au SIFAS ! », s’amuse Tony Cartisano. « J’espère qu’on va continuer sur cette lancée », note quant à lui Jérôme Bardot, satisfait du développement de la filière en phase avec ce nouveau public.
La vocation de la classe « déc-pro » devrait être confortée, à mesure qu’une population en remplace une autre, avancent Denis Dudenhoeffer et Tony Cartisano. Puis le directeur et le chef de service tentent une analyse : avant le chômage de masse, alors que la société dans son ensemble (monde du travail inclus) faisait moins la promotion de la performance, ces jeunes handicapés mentaux légers trouvaient leur place même sans qualification ou accompagnement particulier. Aujourd’hui, alors que le taux de chômage est élevé, le système scolaire puis le marché du travail rejettent ces jeunes, au motif qu’ils ne sont pas assez compétitifs. Le secteur du handicap les accueille donc, obligé au passage de revoir ses pratiques et ses dispositifs. En outre, le nombre d’enfants naissant avec un handicap lourd diminue, du fait des diagnostics prénataux et des interruptions médicales de grossesse.
Au SIFAS, cette réorientation des pratiques est financée « à moyens constants », indique le directeur. Dépendant à 100 % des subsides de l’agence régionale de santé d’Alsace, le service n’a pas de ligne budgétaire spécifique pour ce nouveau dispositif. Outre l’accompagnement quotidien de leur enseignante et de leur éducateur, les neuf jeunes de la « déc-pro » bénéficient du suivi de la chargée d’insertion du SIFAS, qui s’occupe notamment de leur trouver des stages, et de celui, bimensuel, de la psychologue du service. Si l’accueil dans les ateliers du lycée Charles-de-Foucauld est gratuit – le SIFAS ne paie aucuns frais de scolarité pour ses élèves –, les charges liées au fonctionnement de la salle sont désormais facturées par le lycée à l’association. « On redéploie les moyens en fonction des besoins des jeunes », philosophe le directeur, qui regrette par ailleurs que le conseil général du Bas-Rhin cesse, au même moment, de financer les déplacements des adolescents handicapés (notamment ceux en taxi).
Avec un agrément pour 58 jeunes, l’IMPro SIFAS affiche aujourd’hui complet. « Quand une place se libère, elle est d’abord proposée en interne, aux autres services de l’AAPEI, note le directeur. On essaie quand même de maintenir un équilibre des profils, avec parfois des appels d’air, quand un petit nombre de jeunes glissent vers le secteur adulte. » Sur la liste d’attente informelle que tient Denis Dudenhoeffer, on comptait à la fin de l’année quelque 70 noms.
(1) IMPro SIFAS : 20, rue des Veaux – 67800 Bischheim – Tél. 03 88 81 43 77 –