« Aujourd’hui, au sein de différentes institutions censées assurer la protection et l’éducation des enfants, on s’inquiète du manque de coopération des parents sur les questions d’éducation et de soins pour les enfants. On peut faire aussi le constat, également préoccupant, que les institutions se désengagent toujours plus de leur responsabilité éducative auprès de tous les enfants. Aussi la situation s’aggrave-t-elle pour certains d’entre eux. On parle ainsi de plus en plus des « enfants en situation de rue », pour désigner ceux qui ne sont pas accompagnés, dans les espaces publics, d’un adulte pour prendre soin d’eux.
Combien de temps allons-nous continuer à accepter l’inacceptable ? Avons-nous oublié que nous sommes collectivement responsables de l’éducation et de la protection des enfants ? Et qu’il faut tout un village, ou tout un quartier, pour élever un enfant ? C’est l’ouverture justement que propose la démarche de la pédagogie sociale : il s’agit d’exercer de manière effective notre responsabilité collective dans l’éducation et la protection de chaque enfant, à l’échelle de chaque territoire, de rejoindre les personnes qui se retrouvent exclues là où elles vivent, d’aller à la rencontre des gens pour construire avec eux des temps de rencontre, des liens de confiance, une communauté éducative.
Du côté des familles, qu’observons-nous en effet aujourd’hui ? Certains parents ne donnent pas suite aux interpellations, voire aux injonctions qui leur sont adressées. Ils ne se rendent pas aux convocations venant de l’école, des services sociaux ; ils n’honorent pas toujours les rendez-vous proposés pour assurer les soins de leurs enfants… Certains enfants n’ont pas les lunettes indispensables ou ne sont pas inscrits sur la liste d’attente pour rencontrer une orthophoniste, une psychomotricienne… D’autres sont scolarisés de façon irrégulière, les parents ne trouvant pas toujours la force de les accompagner à l’école.
Les discours, les leçons de morale tenus au sein des institutions, ne changent rien, car trop souvent les réactions des professionnels indignés ne prennent pas en compte la réalité de ces familles. Les rencontres que nous pouvons avoir avec ces adultes nous montrent en effet qu’ils ne peuvent plus faire face aux contraintes imposées par leur situation. Ce sont des familles qui s’enfoncent dans la pauvreté et perdent toutes perspectives d’emploi ou de formation qui pourraient pourtant leur faire envisager un avenir meilleur, porteur d’un peu d’espoir. On entend parfois certains parents dire à leur enfant en pénétrant dans le bureau d’une assistante sociale : “Quand tu seras grand, tu auras, toi aussi, une assistante sociale.”
Ces adultes, malmenés par une existence trop incertaine, découragés, ne peuvent plus assumer les démarches indispensables pour assurer le meilleur cadre de vie possible à leurs enfants. Ils rentrent peu à peu dans des logiques de survie. Dépensant une partie de leur énergie à rechercher du « pas cher » en traversant, tout au long de la semaine, la ville d’un bout à l’autre, sans parfois pouvoir bénéficier des transports en commun, trop coûteux. S’efforçant de trouver des solutions pour payer des factures dont le coût est incompressible. Comme me disait tout récemment un jeune : “Mon père, il a travaillé toute sa vie pour être pauvre.”
Economie oblige, « le secteur social coûte cher à la société ». Cet argument, absolument imparable, est avancé par les institutions éducatives et sociales qui n’arrivent pas toujours à remplacer les personnes en congé maladie ou parties à la retraite. Dans de nombreux lieux de soins et éducatifs, on ne peut plus faire face à la demande : les listes d’attente s’allongent (centres d’action médico-sociale précoce, orthophonie, pédopsychiatrie…). A tel point que la demande des familles n’est parfois prise en compte qu’au bout de un an ! Certaines familles – les mieux loties – ont recours au secteur privé où la prise en charge financière est très partielle, voire nulle, ce qui grève encore leurs budgets déjà trop serrés.
Les parents s’épuisent alors à assumer des accompagnements hebdomadaires, voire bihebdomadaires, en bus pour ceux qui le peuvent. Leurs journées sont suspendues à toutes les démarches qu’ils doivent accomplir. Pour s’y consacrer et parce qu’ils sont seuls pour faire face, certains parents dont un enfant traverse des difficultés vont même rompre un contrat de travail.
De leur côté, les institutions sollicitent toujours plus la contribution des parents… Alors qu’elles n’hésitent pas, lorsqu’elles estiment avoir atteint leurs limites, à exclure certains enfants de leurs structures sans s’interroger sur les conséquences de cette exclusion pour eux et leurs familles. Elles invoquent la responsabilité éducative des parents tout en se désolant toujours plus de leurs incompétences.
C’est ainsi que des enfants se retrouvent seuls dans la rue, livrés à eux-mêmes et confrontés parfois à la brutalité des plus grands(1). Ils sont âgés de 6 à 13 ans et ont parfois en charge des plus petits, de 2 à 5 ans. Les études scientifiques parlent d’“enfants insécures”, d’enfants “toujours sur le qui-vive”, qui se méfient de tout et ne font confiance à personne.
Ces enfants livrés à eux-mêmes font des apprentissages qui les relient d’une façon moribonde au réel. Ils grandissent dans un rapport d’hostilité quasi permanent avec les autres. Il ne faut pas pleurer, pas dire la peur, la peine, la douleur car ce sont des manifestations de faiblesse. Christophe Dejours(2) nous interpelle sur l’évolution d’une société au sein de laquelle certains quartiers sont devenus des rebuts : la police s’y rend la peur au ventre, et bientôt il n’y aura plus que l’armée pour venir cogner sur ces gosses qui se comportent de façon sauvage.
Ces enfants se retrouvent “à la rue”, pour différentes raisons : leurs parents sont en grande détresse et sont incapables de les protéger ; et les institutions éducatives répondent parfois par l’exclusion, par l’abandon de ceux qui ne sont plus conformes au comportement attendu, toléré, exigé.
Les pédagogues sociaux estiment que les enfants ont besoin d’un milieu adapté et favorable pour bien grandir et se construire. “Encore faut-il que ce milieu soit accueillant, habitable et investi par les familles et les groupes sociaux vivant dans un même quartier. […] Ce qui soutient vraiment les parents, c’est d’avoir une vraie place dans la société, d’être reconnus comme des adultes valables et importants. Ce qui soutient vraiment les enfants, c’est d’avoir des parents intègres, valorisés, actifs dans leur environnement, leur cercle familial, amical, de voisinage et social”, explique Laurent Ott, président d’Intermèdes Robinson(3). Pour réaliser cet objectif, les pédagogues sociaux offrent un temps de présence de façon régulière – même jour, même lieu, même heure – et s’engagent auprès des personnes qu’ils rencontrent, afin d’essayer de régler des problèmes concrets.
L’objectif de la pédagogie sociale est de chercher à transformer avec les personnes concernées ce qui est inacceptable : l’aggravation de la pauvreté pour de nombreuses familles et ses conséquences, qui peuvent être dévastatrices pour chacun de ses membres. On trouve des pédagogues sociaux à Paris, à Grenoble, à Vénissieux. A Saint-Etienne, à l’association Terrain d’entente, nous proposons des ateliers de rue, au pied des immeubles du quartier Beaubrun-Tarentaize. Nous apportons des tapis, des jeux et nous assurons une présence tout au long de l’après-midi et toute l’année. L’accueil est inconditionnel pour tous ceux qui souhaitent nous rejoindre. Il est libre : on vient quand on veut, on part quand on veut afin de respecter le temps des personnes. L’accueil est gratuit afin de construire une relation sur un pied d’égalité.
Cette démarche s’ancre dans la réalité de ce que vivent les familles, dans ce qu’expriment les enfants et les adultes à partir d’une action collective construite avec l’ensemble des personnes intéressées. Chacun des membres du collectif est ainsi à l’origine de chaque projet décidé ensemble. Il est invité à s’y investir jusqu’à son aboutissement en fonction de ses ressources, de sa force, de son énergie.
Nous faisons des apprentissages fondamentaux : se rencontrer, se parler, apprendre à se connaître, s’organiser ensemble pour mener à bien des projets. Nous apprenons à “faire société” ensemble. Nous apprenons, grâce aux temps de partage, que la diversité de nos origines est source d’une immense richesse.
Nous assurons une réelle protection aux enfants pris en charge par une communauté éducative qui s’enrichit au fil des expériences partagées ensemble. C’est en fait une protection pour chacun d’entre nous que nous assurons car nous retrouvons ensemble l’espoir d’une vie meilleure… »
(1) Ils ont fait l’objet d’une étude « Les actions pour les enfants en situation de rue en France » (septembre 2011) menée par le Centre d’études et de recherches appliquées (CERA) du centre de formation Buc ressources – Voir ASH n° 2757 du 27-04-12, p. 21.
(2) In « Territoire d’éveil » – Lettre des acteurs de l’éveil culturel et artistique du jeune enfant n °1 – Juin 2014.
(3) Lors d’une conférence sur la « Souffrance au travail » organisée par le cercle Condorcet de Bourg-en-Bresse, le 14 mars 2012, à Peronnas –