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La librairie Le Mille-Feuilles a été créée dans les Yvelines il y a dix ans sous la forme d’un chantier d’insertion. Un support original pour ramener vers l’emploi des personnes en difficulté. Mais son équipe se heurte aujourd’hui à une baisse de ses financements.

A deux pas de la gare de Trappes, dans une zone pavillonnaire, une grande vitrine révèle une discrète librairie. Sandrine Hillion y réapprovisionne les rayonnages. « J’ai besoin de “spiritualité” et d’“histoire” », glisse-t-elle à ses collègues qui, dans la pièce voisine – un ancien garage –, sont en train de trier les derniers arrivages de livres. Devant un ordinateur, Mathieu O., lui, prépare sur un moteur de recherche son itinéraire pour rejoindre la médiathèque d’Ablis (Yvelines). Cette dernière a contacté la librairie pour lui proposer de venir récupérer un stock d’ouvrages autrement promis à la déchèterie. A l’étage, Aouatif A. et Richard Poznan font des recherches en ligne sur les prix des plus beaux ouvrages dénichés lors des dernières collectes, et qui vont ensuite être mis en vente sur un site bien connu des internautes. « Je vérifie que le prix en vaut la peine, puis je fixe un tarif légèrement plus bas que ceux que j’observe », résume la jeune femme, sans emploi en dépit de son CAP de cuisine et allocataire du RSA (revenu de solidarité active) depuis plus de trois ans.

Le livre, un support à connotation positive

Le Mille-Feuilles(1) est une librairie d’insertion imaginée en 2005 par l’association Bleu Oxygène Développement. « L’idée de départ était de miser sur le renouvellement des stocks des bibliothèques de la région », raconte Jérôme Thibault, directeur de l’association. Il poursuit : « Ce projet a tout de suite plu parce qu’il était innovant, qu’il cadrait avec les nouvelles préoccupations de préservation de l’environnement des élus locaux, et qu’il permettait de mettre à la disposition de publics précaires des livres à bas prix. » Sous l’impulsion de la communauté d’agglomérations de Saint-Quentin-en-Yvelines, l’association parvient assez rapidement à obtenir des conseils généraux, du Fonds social européen (FSE) et du Fonds pour l’insertion des personnes handicapées (Agefiph) les financements nécessaires pour lancer son activité dès 2006.

Le but n’est évidemment pas de construire des parcours professionnels dans un secteur d’activité – la librairie – plutôt en difficulté. « Mais le livre est un support d’activité à connotation positive, résume Emilie Bertrand, encadrante technique à temps plein du projet. Etre dans cet univers renvoie une image favorable, si on le compare à d’autres activités utilisées usuellement dans l’insertion, comme le tri de vêtements usagés ou le nettoyage. » Manipuler des ouvrages, les parcourir, même brièvement, permet aux salariés de s’ouvrir au monde et à une culture générale. « Cela enclenche aussi la revalorisation d’un savoir plus ou moins enfoui selon les personnes, constate encore Emilie Bertrand. On a des réactions du type : “Ah, je me souviens de ce livre, je l’ai lu il y a longtemps.” Ce savoir, partagé avec d’autres, c’est quelque chose que les difficultés de la vie ne peuvent pas vous enlever et qui font que vous n’êtes pas totalement exclu. »

Avant tout, aider à bâtir un projet personnel

Emilie Bertrand a elle-même été recrutée alors qu’elle recherchait un emploi, avec une expérience préalable de formatrice en français langue étrangère en GRETA ainsi que d’acheteuse de livres pour un site Internet. « Cela a représenté pour moi une plongée dans un secteur d’activité totalement inconnu, explique-t-elle. Au début, il m’était difficile de me repérer parmi tous les interlocuteurs intervenant auprès des salariés et que je ne connaissais pas forcément : PLIE [plan local pour l’insertion et l’emploi], CCAS [centre communal d’action sociale], MDPH [maison départementale des personnes handicapées], SIAO [services intégrés d’accueil et d’orientation]… Mais j’avais le soutien de l’association, je n’étais pas livrée à moi-même. Et, très vite, voir les gens évoluer a été ma plus forte motivation. » Elle est aidée à temps partiel par Corinne Duhazé, psychologue, chargée d’accompagnement psychosocial, et par Ségolène Georges, titulaire d’un DEUG de linguistique, chargée d’insertion professionnelle – qui exercent toutes les deux également dans d’autres programmes de Bleu Oxygène Développement.

« Nous ne sommes pas là pour former à un métier, plutôt pour accompagner les personnes dans l’élaboration d’un projet personnel et dans le règlement des problématiques qui les entravent », résume Jérôme Thibault. Sur la dernière année d’exercice, environ 80 % des salariés recrutés (des hommes, à 71 %) présentaient ainsi des difficultés sur le plan de la santé, telles qu’une grande fragilité psychologique, des addictions ou encore un handicap reconnu par la MDPH. Et des démarches ont été entreprises pour la moitié d’entre eux afin de réenclencher l’accès aux soins ou de faire reconnaître un handicap ou une affection de longue durée. Sur le plan social, l’accompagnement est réalisé par Corinne Duhazé en lien avec le travailleur social référent du salarié, que celui-ci relève du PLIE, de Cap emploi ou du conseil départemental. Près de 65 % des salariés ont une situation administrative à régulariser : déclaration de revenus, changements d’adresse, règlement de contentieux divers avec l’administration, démarches auprès de la préfecture…

Un financement lié au taux de remplissage

Une salariée se présente justement dans le bureau des encadrantes : elle vient de recevoir un SMS de Pôle emploi lui demandant de s’actualiser, mais elle ne parvient pas à accéder à son dossier. « Ne vous inquiétez pas, la rassure Corinne Duhazé. Je vais les appeler pour voir ce qui ne va pas. » Ce vendredi matin, l’équipe doit d’abord se réunir afin d’examiner les dossiers de recrutement en attente. Le chantier a besoin de six nouveaux salariés car plusieurs contrats se terminent le mois prochain, un autre vient d’être annulé pour un salarié devant être hospitalisé et un dernier a été interrompu pour une personne ayant quitté le chantier durant sa période d’essai. « Notre financement est tributaire de notre taux de remplissage, justifie Emilie Bertrand, nous ne pouvons donc pas nous permettre de garder un poste vacant et, depuis la réforme des chantiers d’insertion, nous devons employer 14 personnes (contre 12 auparavant) avec le même personnel. » Cela sous réserve qu’aucune absence ne survienne, les jours étant alors décomptés du forfait perçu par l’association…

Les candidats sont principalement orientés par Pôle emploi, par les services du conseil départemental ou par le plan local pour l’insertion et l’emploi. Pour intégrer le chantier, ils doivent être demandeurs d’emploi de longue durée et bénéficiaires, à 80 % au moins, du RSA. « Ils doivent également montrer un besoin d’accompagnement spécifique et accepter l’aide de notre équipe pour la recherche d’emploi, de formation, l’insertion sociale, résume Emilie Bertrand. En dehors de ces critères, nous n’exigeons aucune compétence particulière mais veillons quand même à ce qu’un certain nombre d’entre eux aient le permis de conduire pour pouvoir utiliser la camionnette de collecte. » L’équipe est également attentive à la mixité du groupe en termes de qualification, de niveau en français, même si plus de la moitié ont un niveau de formation inférieur ou égal au CAP-BEP. Avec parfois des profils atypiques : « Nous avons quand même déjà eu quelqu’un qui avait fait sept ans d’études universitaires », se souvient Corinne Duhazé.

Autre point capital, éviter l’intégration simultanée d’un trop grand nombre de candidats. « Nous ne pourrons pas faire entrer six nouveaux salariés d’un seul coup, insiste Emilie Bertrand. Nous allons donc devoir tenir encore un peu en sous-effectif. » Chaque nouvel arrivant nécessite en effet plus d’attention de la part de l’encadrante technique. Sans compter que l’arrivée dans l’emploi peut représenter un stress important pour le salarié. Une période d’essai de un mois, rarement rompue, a été mise en place afin de permettre au nouveau recruté de prendre ses marques et de s’adapter au collectif. « Le fait d’avoir des personnes à différents stades de leur parcours comporte aussi un aspect positif car il permet une forme de tutorat, observe Ségolène Georges. Cela valorise le salarié qui guide le nouvel arrivant, l’aide à développer ses capacités d’accueil et à mesurer sa propre progression. » Durant les premières semaines, un contrat d’objectif est élaboré entre les encadrants du chantier, le salarié et son référent Pôle emploi – sachant qu’à leur arrivée 41 % des salariés n’ont pas de projet professionnel défini. Les objectifs sont ensuite réévalués régulièrement entre les trois parties.

Le lundi, un suivi personnalisé

Sur le chantier, les tâches quotidiennes sont multiples : outre la collecte et le tri des ouvrages, il y a la vente à la clientèle, la gestion du stock, les menues restaurations, la mise en place de vitrines thématiques, la maintenance des locaux, etc. Les salariés ne tournent cependant pas sur tous les postes. « Par exemple, certaines personnes sont vraiment réticentes à l’usage de l’ordinateur, précise Emilie Bertrand. Je ne vais pas leur proposer de tenir la comptabilité des ventes. » D’autres souffrent de lombalgies et ne peuvent pas soulever des charges, ce qui limite leur participation à la collecte. « Et puis il faut que l’on avance, que la librairie tourne, avec des salariés qui viennent chaque matin avec plaisir », résume l’encadrante technique. La boutique est ouverte du mardi au samedi. Le lundi, tous les salariés sont au siège de l’association, où ils bénéficient d’un accompagnement professionnel personnalisé. « Auparavant, j’organisais des séances collectives sur la recherche d’emploi, la rédaction d’un CV ou d’une lettre de motivation, la recherche documentaire sur Internet, la gestion d’une boîte e-mail, détaille Ségolène Georges. Désormais, je les accompagne de manière plus individuelle, à la carte, en fonction de leurs compétences et de leurs besoins. » Sont également proposés des temps de formation à l’informatique, à l’entretien d’embauche, voire de remise à niveau en français ou en mathématiques.

Toutes ces activités permettent d’observer les comportements et les aptitudes de chacun. Le chômage de longue durée induit notamment une perte de connaissance des réalités du monde du travail et aussi de la gestion des relations interpersonnelles. « Il n’est pas rare d’avoir à recadrer des comportements agressifs sur le plan verbal, des remarques inadaptées… », note Emilie Bertrand. Mais les principaux problèmes des salariés sont surtout un important manque de confiance dans leurs compétences professionnelles (pour 88 % d’entre eux), une autonomie très limitée (pour 82 %) et une faible mobilité géographique préjudiciable à un accès à l’emploi dans le département. Afin de mieux connaître les personnalités, compétences et modes de fonctionnement de chacun, Corinne Duhazé a recours à différents tests et échelles psychologiques. « C’est d’abord un prétexte pour les amener à parler d’eux, souligne-t-elle. Il y a beaucoup de souffrances dans leurs parcours, des fragilités et ils ont souvent besoin de se confier. »

Après la réunion de travail du matin, la psychologue a rendez-vous avec Sano L. pour suivre l’avancée de ses démarches. Le jeune homme, originaire de Guinée, est réfugié politique en France depuis cinq ans. Formé à la soudure, il envisage de reprendre une formation dans ce secteur afin de pouvoir exercer dans l’Hexagone. Mais pour l’heure, il doit d’abord régler ses problèmes de logement. « Je vis dans un foyer Adoma, dans une chambre de 7,50 m2 réellement insalubre, explique-t-il. J’ai déposé une demande DALO avec mon assistante sociale, mais il faut attendre qu’elle aboutisse. » Corinne Duhazé lui propose justement de remplir une demande auprès d’un foyer de jeunes travailleurs. « Il faut que tu rédiges un peu, lui explique-t-elle en tournant l’ordinateur vers lui pour lui montrer le formulaire en ligne. Tu vois, ici, tu dois préciser ton objectif, ce que tu recherches… » Sano ne se sent pas encore prêt à prendre les commandes de l’ordinateur portable. Corinne reprend alors la machine, tout en le poussant à proposer ses propres formulations.

Problèmes récurrents : le logement et la langue

Perte de logement en cours de chantier, hébergement en structure temporaire ou dans la famille par nécessité, logement privé trop cher ou insalubre… La problématique de l’hébergement est très présente parmi les salariés du Mille-Feuilles : 69 % de ceux de l’année 2015 y ont été confrontés. « Beaucoup sont en attente d’une procédure DALO, d’une demande de logement HLM. Nous travaillons également avec une association qui fait du bail glissant, mais en général ils n’ont pas assez de ressources pour se loger dans le parc privé. » Autre difficulté dont il faut tenir compte à l’arrivée d’un nouveau salarié : les difficultés avec la langue française, voire l’illettrisme. « Certains sont angoissés parce qu’ils ne savent pas bien lire, souligne Emilie Bertrand. Il nous faut pouvoir le repérer et mettre en place très vite des cours avec des associations partenaires. » Le département dispose heureusement de plusieurs structures investies dans ce domaine. « Et nous devrions prochainement avoir un stagiaire en service civique qui pourra travailler à un diagnostic linguistique afin d’orienter ceux qui en ont besoin vers les cours adaptés », poursuit l’encadrante technique.

En moyenne, l’accompagnement dans la structure dure de huit à neuf mois et, selon les instructions de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Dirrecte), il ne peut pas dépasser un an. Une vingtaine de salariés sont donc accompagnés chaque année avec une liste d’attente qui ne raccourcit pas. Quelque 65 personnes ont été orientées vers la structure en 2015. « On ne sait jamais comment les choses vont tourner, constate Emilie Bertrand. Des situations individuelles peuvent évoluer très vite et nous avons toujours des surprises, dans un sens comme dans l’autre. Que ce soit des personnes que l’on recrute en se disant que cela va être très difficile ou l’inverse. » Il arrive aussi que certains salariés quittent le chantier avant la fin de leur contrat, parce qu’ils ont trouvé un emploi ou une formation. « C’est alors extrêmement motivant pour ceux qui poursuivent leur contrat chez nous », poursuit l’encadrante technique. « L’objectif du chantier est que chacun en sorte avec une solution, même si ce n’est pas dans l’emploi ou la formation, note pour sa part Ségolène Georges. Dans le contexte actuel, avec le taux de chômage et la diminution de l’offre de formation financée par la région ou par Pôle emploi, trouver un logement plus abordable ou reprendre un parcours de soin sont déjà des avancées notables. » Six personnes ont ainsi pu obtenir un logement à la suite des démarches engagées dans le cadre du chantier. « Pour ceux qui sortent et qui le souhaitent, ajoute la chargée d’insertion, nous pouvons également poursuivre un accompagnement allégé. » Histoire de garder le contact en attendant que des formations bloquées au moment de la sortie, faute de financements, puissent être relancées plus tard.

Entre février et octobre 2015, sur cinq salariés sortis, deux ont quitté le chantier pour un contrat à durée indéterminée (l’un comme ouvrier paysagiste, l’autre comme chauffeur-accompagnateur) et un troisième pour une formation qualifiante. « Je me verrais bien auxiliaire de vie en milieu scolaire, comme ma sœur, imagine ainsi Angèle Inderchit, qui vient tout juste d’intégrer la librairie. Ou bien travailler dans les cantines scolaires. J’ai besoin d’être active. » Arrivée sur le chantier il y a moins de quinze jours, cette mère de quatre enfants, qui n’avait quasiment jamais travaillé avant sa séparation récente, prend encore ses marques. « Je me sens bien ici, malgré le très gros complexe lié à mon absence de diplôme. Au moins, j’aurai des cours d’informatique tous les lundis, je suis sûre que cela va m’aider. »

Les financements FSE et Agefiph ayant été interrompus en 2013, le chantier est soumis à des baisses de budget. Et même si les rentrées d’argent liées à la vente des ouvrages ont augmenté, l’activité demeure menacée. L’équipe a cependant de nombreuses idées pour développer son activité : rénover un bus pour la vente ambulante, créer une activité de recyclage des ouvrages non retenus, commercialiser le papier reconstitué. « Mais tout cela nécessite des investissements que nous ne pouvons financer actuellement », tempère Jérôme Thibault.

Notes

(1) Librairie Le Mille-Feuilles : 23, rue Pierre-Sémard – 78190 Trappes – Tél. 01 30 62 22 58 – www.facebook.com/pages/Librairie-Le-Mille-Feuilles/1433293970294703.

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