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« Pour construire un grille-pain, il faut toute une société »

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Construire un grille-pain peut-il nous éclairer sur les mécanismes des inégalités économiques ? En s’appuyant sur cet exemple, et sur d’autres, le philosophe canadien David Robichaud explore, avec son confrère Patrick Turmel, la question cruciale du partage des richesses. Leur ouvrage, court, drôle et incisif, vise à convaincre des bienfaits de la solidarité et de la redistribution.
Quel était votre objectif en publiant cet ouvrage ?

A titre personnel, nous sommes convaincus de l’importance de la redistribution et de la solidarité pour le bon fonctionnement de la société. Mais pour promouvoir cette conception solidaire, il ne suffit pas de marteler des arguments qui ne pourront convaincre que ceux qui le sont déjà. Nous avons donc voulu élaborer un argumentaire susceptible de rallier les personnes qui, au contraire, adhèrent aux thèses libérales sur la primauté de l’intérêt individuel.

Quel est cet Homo cruosoeconomicus dont vous tracez le portrait ?

Il fait évidemment référence à l’Homo economicus vanté par les tenants de l’orthodoxie économique libérale. Il s’agit d’un individu autonome et rationnel qui ne prend ses décisions qu’en fonction de son propre intérêt. Imaginons cet individu seul sur une île, à la façon de Robinson Crusoé… Il passe son temps à produire toutes sortes de biens grâce aux ressources naturelles. Imaginons alors qu’une autre personne arrive sur l’île. Le premier aura-t-il le devoir de partager avec le nouvel arrivant ce qu’il a construit et produit ? Dans la pensée libérale, la réponse est évidemment négative. Il peut être charitable et venir en aide à cette personne, mais il n’a aucun devoir de justice économique envers elle. En généralisant ce raisonnement, nous serions tous des sortes d’Homo crusoeconomicus n’ayant aucun devoir de solidarité envers personne. Le problème est que si le premier naufragé a dû se débrouiller seul, ce n’est pas du tout le cas de la société dans laquelle nous vivons. Nous ne sommes pas des individus atomisés créant des richesses dans une sorte d’isolat économique et social.

C’est là qu’apparaît le grille-pain du titre… Expliquez-nous.

Il y a quelques années, un designer anglais, Thomas Thwaites, s’était lancé le défi de créer un grille-pain de toutes pièces, à partir de rien. Il a commencé par en acheter un pour le démonter. Il s’est rendu compte que cet objet était composé de plus de 400 pièces et d’une vingtaine de matériaux différents. La tâche pour le recréer s’est donc révélée colossale. Fabriquer un simple élément métallique ou plastique demande des compétences bien au-delà de celles du citoyen lambda. Au bout du compte, il a construit un objet très laid, peu fonctionnel, très onéreux, qui a pris feu dès qu’il a été branché. Conclusion : personne n’est capable, par ses seuls moyens, de construire un objet manufacturé aussi banal qu’un grille-pain. Il faut toute une société pour cela. Cela ébranle donc l’image d’Epinal du self-made man parti de rien qui construit son succès par sa seule force de caractère et ses talents individuels. Un peu comme ces singes qui font une pyramide pour décrocher des bananes en haut d’un arbre. Le singe du haut affirme : « J’ai cueilli les bananes, pourquoi devrais-je les redistribuer ? » D’une certaine façon, nous sommes tous juchés sur les épaules de géants plus ou moins grands selon le pays et le milieu dans lesquels nous sommes nés. Ce qu’une personne peut espérer accomplir est ainsi largement déterminé par le contexte nécessaire pour développer ses talents. Même les qualités supposées des grands patrons dans la réussite des sociétés qu’ils dirigent ne peuvent pas être attribués à leur seul mérite. Bien sûr, le talent joue un rôle important dans le parcours de certains individus, mais toute création de richesse exige le support de toute une collectivité et l’implication d’un grand nombre de personnes et de connaissances. En conséquence, la redistribution des richesses devrait être beaucoup plus égalitaire.

Nous devrions donc être plutôt contents de payer des impôts…

Tout dépend comment ils sont investis et gérés mais, en effet, les impôts ne devraient pas être considérés comme quelque chose que l’on nous arrache contre notre gré. Je trouve particulièrement dommage que, lorsqu’on annonce des baisses d’impôts, les personnes ayant de faibles revenus ne voient que les 30 ou 40 € qu’elles vont économiser. Elles perdent de vue que ce sont aussi des millions d’euros qui auraient été payés par les plus riches et qui ne seront plus disponibles pour financer des biens publics. L’impôt, ce n’est pas de l’argent que l’on vient nous voler, c’est ce qui permet de financer des infrastructures et des institutions qui rendent possible le fonctionnement des industries, des services, du commerce, etc., et qui permettent donc au final de verser des salaires. Sans compter que si l’Etat n’assure pas la sécurité, on risque de dérober le fruit de votre travail. Après, à quel niveau doit-on fixer l’impôt ? Souhaite-t-on davantage d’égalité avec plus de ressources mises dans les politiques publiques, ou préfère-t-on plus d’inégalités avec moins de prestations publiques ? Le débat reste ouvert…

La véritable question n’est-elle pas plutôt celle de l’inégalité devant l’impôt et de l’évasion fiscale ?

Absolument. Le livre sur lequel nous travaillons actuellement porte justement sur cette question de l’optimisation et de l’évasion fiscale, qui est extrêmement sérieuse. Il s’agit peut-être du plus grand obstacle à la réalisation de la justice sociale. Avec les questions environnementales, c’est certainement le problème auquel il faudrait que les politiques aient le courage de s’attaquer sans plus tarder, car c’est une grande menace pour les sociétés démocratiques.

Vous dénoncez aussi la « théorie du ruissellement ». De quoi s’agit-il ?

C’est la croyance selon laquelle laisser les riches s’enrichir permettrait de redistribuer cette richesse en cascade jusqu’en bas de la société en créant de l’activité. Le problème est que cette théorie, encore largement relayée par le discours politique, n’a plus aucune crédibilité dans la théorie économique. Elle ne tient d’ailleurs pas non plus la route sur le terrain. Depuis quarante ans, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, des politiques fiscales très favorables aux plus riches ont été instaurées. Que s’est-il passé ? La croissance n’a pas été tellement importante et, surtout, la plus grande part de cette croissance s’est retrouvée entre les mains d’un petit groupe de personnes. La classe moyenne n’a pas vu son pouvoir d’achat réellement augmenter et les populations modestes se sont plutôt appauvries. On n’a donc pas vu le fameux ruissellement de la richesse. Mais peut-être va-t-il venir… Il faudrait simplement nous dire dans combien de temps nous serons tous mouillés.

Vous n’êtes pas opposés au marché, sous réserve qu’il soit encadré…

Les politiciens et économistes libéraux pensent que les individus sont naturellement disposés à entrer en compétition sur le marché et à créer des richesses, pour peu qu’ils ne soient pas entravés par l’Etat. C’est une vision idyllique des choses. Sans Etat, rien n’empêche l’un des compétiteurs de voler ses concurrents, voire de les éliminer, pour s’approprier le fruit de leur travail. Ce n’est pas un marché efficace que l’on obtient, mais une guerre de tous contre tous.

Pour éviter ces excès, le capitalisme s’appuie donc sur des « méthodes de coordination »…

En effet, mais elles sont loin d’être suffisantes. Par exemple, pour déterminer de quel côté de la route on doit conduire, il suffit de se mettre d’accord. L’important est que tous conduisent du même côté. Mais les problèmes de la vie en société ne sont pas tous aussi simples. Par exemple, si l’on crée un système de transports en commun, tout le monde a intérêt à ce qu’il fonctionne au mieux. Pourtant, individuellement, chacun a intérêt à ne pas payer son trajet. Autrement dit, tout le monde a un intérêt collectif à ce que des normes existent mais a aussi, très souvent, un intérêt individuel à les enfreindre. Il s’agit alors d’un problème de coopération qui consiste non seulement à instaurer une norme, mais aussi à s’assurer qu’elle sera respectée. Pour cela, on a besoin d’un Etat, du moins de structures institutionnelles qui garantissent le respect des règles communes, éventuellement de façon coercitive. Autrement, l’accumulation des arbitrages individuels finit par créer des catastrophes collectives. La pollution est un très bon exemple. Personne n’utilise sa voiture en se disant : « Aujourd’hui, je vais détruire un peu l’environnement. » Malgré tout, chaque fois que l’on monte dans une voiture, on contribue à détruire un peu l’environnement. Le meilleur choix individuel ne correspond donc pas nécessairement au meilleur choix collectif. Il faut de la contrainte, et surtout se mettre d’accord sur des stratégies collectives qui soient à l’avantage de tous.

Repères

David Robichaud est professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa (Canada). Avec Patrick Turmel, son confrère de l’Université Laval (Québec), il publie La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains (Ed. Les Liens qui libèrent, 2016).

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