Ce sont ceux qui mettent en difficulté les organisations et les professionnels s’occupant d’eux et les obligent à essayer d’aller chercher d’autres acteurs et à penser de nouvelles modalités d’action pour faire face aux impasses de prise en charge dans lesquelles ils se trouvent. Les intervenants sont confrontés non seulement à des jeunes en grande difficulté, mais aussi aux défaillances de leurs propres actions. Empêchés, désemparés, impuissants, ils s’efforcent de régler le trouble né de leur impuissance en le socialisant, c’est-à-dire en élargissant le cercle et le réseau des protagonistes concernés pour multiplier les prises autour de l’adolescent.
Elle apparaît à la fin des années 1950 avec les premières hospitalisations psychiatriques de jeunes, et notamment de jeunes filles confiées à l’aide sociale à l’enfance. Ces adolescentes, qui présentaient des troubles sévères mais spécifiques, se sont retrouvées avec le « tout-venant » de la psychiatrie adulte. On imagine les dégâts. Des psychiatres critiques ou des psychologues exerçant dans les institutions psychiatriques vont dénoncer les conditions d’hospitalisation dramatiques de ces jeunes et problématiser la notion d’« adolescentes très difficiles ». On voit ainsi cette catégorie commencer à émerger, déjà pour désigner une inadaptation de la prise en charge institutionnelle, mais le problème n’est pas encore un problème public. Pour qu’il le devienne, il faudra qu’il soit inscrit sur l’agenda de la psychiatrie, puis de l’action publique en général. Cela débute, dans les années 1980, quand une deuxième vague de psys plus jeunes, un peu militants et très sensibles aux conduites ordaliques des adolescents, notamment de ceux qui vivent en banlieue dans des conditions très précaires, se préoccupent de leur souffrance psychique, une souffrance non psychopathologique et d’origine sociale. Au-delà des cabinets médicaux et des services hospitaliers, les travailleurs sociaux et les éducateurs au sens large du terme reprennent à leur compte cette problématique et contribuent à mettre en place des dispositifs d’écoute des « jeunes en souffrance ». Puis, dans les années 1990, ce souci s’étendra aux jeunes qualifiés d’« incasables », sans solution de prise en charge.
La notion de vulnérabilité commence alors à s’imposer. On se met à parler de ces jeunes comme étant très vulnérables, ce qui est quand même porteur d’espoir : quand on parle de vulnérabilité, on a toujours l’espoir que le jeune trouve des capacités, des ressources, pour faire face à un épisode de grande fragilité. En fait, la peur bleue de tous ces administrateurs de l’action publique en direction des « adolescents difficiles » est celle de ne pas savoir choisir la bonne orientation, de ne pas pouvoir maintenir la continuité de la prise en charge, et d’assister, impuissant, à l’irréversibilité du parcours du jeune.
Oui, on a assisté à la naissance d’une pluralité d’espaces de travail interinstitutionnels situés, pour l’essentiel, aux confins de l’action socio-éducative, judiciaire et de santé mentale. Par exemple, en 1994, des psychiatres d’une unité dédiée aux adolescents ont instauré au sein de leur service un dispositif en lien avec des familles d’accueil. Ils avaient constaté, d’une part, qu’un ado qui reste trop longtemps dans une structure psychiatrique va encore plus mal, donc que l’hospitalisation est iatrogène ; d’autre part, que lorsqu’ils confiaient ces jeunes, souvent issus de l’aide sociale à l’enfance, à des familles d’accueil pour les sortir de l’hôpital, les intéressés étaient généralement en crise au bout de trois jours. En réfléchissant avec les assistantes familiales sur la manière de faire face à ces situations de crise, ces équipes hospitalières ont développé ce qu’elles ont appelé l’accueil familial thérapeutique et institué en quelque sorte les familles d’accueil en partenaires du soin. On voit là comment des professionnels en difficulté avec des jeunes vont essayer de remédier à cet échec de leur profession par de l’appel à d’autres institutions. Nous avons ainsi repéré dans l’agglomération lyonnaise, terrain de notre recherche, différentes générations de dispositifs (voir page 27), comme autant de réponses, historiquement datées, à une même question : que faire quand on ne sait plus que faire ?
La sociologie de l’intervention sociale et sanitaire tend à ne s’intéresser qu’à l’actuel et, de plus en plus, aux micro-événements. Nombreux sont les sociologues qui ne se penchent plus sur l’arrière-fond historique de notre présent. Même lorsqu’on parle de déclin ou de transformation des institutions, on met l’accent sur ce qui est nouveau et on oublie un peu que ce qui s’est passé hier continue de structurer ce qu’on fait aujourd’hui. Personnellement, je crois que si on veut penser la complexité du monde, on doit se donner les moyens de voir l’ensemble des strates enchevêtrées dans le temps présent. La perspective historique confère aussi la profondeur de champ nécessaire pour éclairer les prises en charge actuelles. Ce qui est très intéressant, quand on suit le parcours des psychiatres ou des psychologues qui font de la clinique des « adolescents difficiles », c’est de voir que leur manière de prendre aujourd’hui soin des ados s’inscrit dans une histoire aussi bien individuelle que collective, c’est-à-dire à la fois dans leur carrière personnelle et dans l’expérience des échecs passés qui les ont marqués et sur laquelle ils prennent appui.
Non, les agencements dont nous avons étudié l’émergence et le développement se sont multipliés et diversifiés, mais aussi accumulés dans le temps. Ce qui fait qu’aujourd’hui, pour un même adolescent, différents dispositifs peuvent être mobilisés simultanément ou bien successivement au cours de son parcours. Ce qui est intéressant, c’est de regarder comment démarre une problématique d’adolescent difficile : par un problème de placement ?, par un décrochage scolaire ?, par un trouble du comportement ? Et comment, après, on va passer d’une problématique de travail social à une problématique de santé mentale, ou inversement. C’est la question de l’enchevêtrement des vulnérabilités psychiques et des vulnérabilités sociales qu’il faut penser de façon très « micro » et longitudinale pour voir comment elles prennent corps et se connectent.
C’est tout l’intérêt de la quatrième et dernière génération de dispositifs identifiés, que nous avons nommés « dispositifs au carré », parce qu’ils réarticulent des dispositifs déjà existants. Ces « dispositifs au carré » sont peut-être ceux qui rendent le mieux compte du changement énorme que connaissent aujourd’hui les institutions. Quitte à schématiser un peu brutalement, je ferais volontiers l’hypothèse que les lieux de l’institutionnalisation ne sont plus dans les établissements, mais dans les parcours et dans la prise en charge très singularisée des parcours. Donc, on ne sait plus qui est le pilote de l’action et où les décisions se prennent réellement. Ce n’est plus le directeur d’établissement qui va définir la trajectoire d’un jeune, c’est le comité de pilotage, si j’ose dire, du parcours, c’est-à-dire l’ensemble du réseau des professionnels impliqués. Je le vois quand j’interviens dans les diplômes universitaires (DU) « adolescents difficiles ».
Lorsque, par exemple, une cadre de santé m’interpelle sur le cas d’un jeune, on en discute et elle va sans doute se saisir de notre échange pour en parler à ses collègues qui interviennent autour du jeune. Il est donc possible de dire que le DU a une influence sur la prise en charge. La problématique du même adolescent peut être exposée dans une commission départementale « adolescents difficiles ». Il va y avoir là une autre prise, une autre réflexion. Cette situation est aussi susceptible d’être étudiée dans une maison des adolescents, au cours d’une réunion pluriprofessionnelle mensuelle. Il y a chaque fois du pilotage multi-institutionnel et multidisciplinaire de cette situation, mais il est porté ici par une personne, là par une autre et par une troisième encore dans un autre endroit. C’est la manière dont on se saisit collectivement du parcours qui va lui donner sa cohérence d’ensemble et son rythme. Les dispositifs de quatrième génération participent d’une nouvelle logique de régulation, qui est continuelle. C’est la grande différence avec un pilotage par établissements, qui suivent leurs programmes d’action. Là, on ne sait pas où on va, on tâtonne en permanence.
Dans les commissions « adolescents difficiles », on voit bien que ce sont les psys qui finissent par avoir le dernier mot – et cela se retrouve, me semble-t-il, dans toutes les instances de ce type ou presque. Les sociologues ont généralement une grande méfiance pour tout ce qui touche au domaine psy, et c’est souvent de manière assez peu documentée qu’ils parlent de psychiatrisation ou de psychologisation du social. Pour peu qu’on accepte de dialoguer avec les psys, on peut penser les choses différemment. Si les psychiatres, bien souvent, gagnent la partie, c’est parce qu’ils ont davantage que les travailleurs sociaux le souci de prendre soin des professionnels. Ils en ont peut-être aussi plus les moyens de par leur appétence clinique.
L’hypothèse que j’avance, et que je veux travailler dans les années qui viennent, est que les psychiatres ont ce goût et cette compétence pour faire parler les professionnels de leurs échecs à l’égard des adolescents. C’est là où le travail social a loupé le coche. En dehors de quelques travailleurs sociaux qui ont un grand charisme, un carnet d’adresses impressionnant et une longue expérience, ceux qui arrivent à faire exister des lieux de réflexion et de coordination réflexive sont des psys, notamment des pédopsychiatres. Sans doute cela s’explique-t-il aussi parce qu’ils ont une autorité médicale. Quand on est pédopsychiatre et psychanalyste, on a à la fois une autorité sur le champ de la pédiatrie et une capacité d’écoute des professionnels en souffrance.
J’aurais envie de dire qu’on les « clinicise », même si l’expression n’est pas jolie. Je fais une différence entre la psychologie qui individualise, la médicalisation qui médicalise ou « allopathise », et la clinique qui est à l’écoute de la souffrance. On revient toujours sur cette question de souffrance au travail, simplement parce qu’on est dans une société qui ne va pas bien et le geste clinique consiste à aller vers les gens, vers les groupes qui ne vont pas bien. La clinique n’est pas l’apanage des psys. Les sociologues peuvent se faire cliniciens lorsqu’ils se portent au chevet de situations sociales problématiques ; la clinique est, pour moi, le B-A-BA d’une analyse sociologique qui se fonde sur les difficultés d’une société à exister comme société. Et les sociologues ont, en ce sens, un rôle à jouer dans le soutien aux professionnels en difficulté.
Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question, parce que je ne saurais pas dire ce qui définit aujourd’hui le progrès. Parfois, la fermeture de certaines maisons d’enfants peut être considérée comme une bonne chose, celle des lits d’hôpitaux psychiatriques aussi, tout comme le fait d’être au plus près des demandes des jeunes. Mais est-ce qu’on a progressé ? Je pourrais vous donner tellement d’exemples de ratés de prises en charge singularisées ! On est passé d’un contrôle disciplinaire à un contrôle continu qui tourne autour de l’injonction à l’autonomie faite aux jeunes, alors que, précisément, quand ce sont des clients de l’aide sociale à l’enfance ou de la psychiatrie, ils sont plus vulnérables que d’autres et n’ont pas accès aux supports ni aux équipements nécessaires à cette sacro-sainte autonomie. Il est également très difficile de parler de progrès parce que les modes de prise en charge ont changé très sensiblement. Les dynamiques d’établissement permettaient de penser à long terme, de se projeter assez loin dans la carrière sociale du jeune, avec une certaine solidité. Aujourd’hui, la centration sur les parcours fait qu’on est contraint de réagir de manière extrêmement rapide. Ce tempo de l’intervention d’urgence et la logique de contrôle permanent des trajectoires fait que l’action n’est jamais stabilisée. C’est cette absence de stabilité dans la réflexion, dans les attachements, dans ce qu’il faut faire, qui met les professionnels en grande, grande difficulté.
Ce serait justement de donner du temps aux professionnels pour réfléchir sur les situations les plus délicates. Ce n’est pas forcément de l’analyse de la pratique – qu’il faudrait à mon avis reconfigurer –, ce sont des temps de réflexion collectifs interinstitutionnels, interprofessionnels et interdisciplinaires, qui permettent de regarder où on peut aller ensemble et de se donner collectivement de nouvelles valeurs. Les employeurs et les tutelles rabiotent en permanence ces temps collectifs. A cet égard, il me paraît essentiel de tirer le signal d’alarme : il y va de la prévention des risques psychosociaux encourus par les professionnels, qui sont énormes dans ce champ de l’aide aux ados difficiles. Indissociablement, il est urgent de faire un peu plus confiance aux professionnels. Certes, il est primordial de lutter contre l’arbitraire des décisions qui pourraient se prendre de manière subjective et c’est pourquoi il est essentiel de développer les instances de réflexion collectives autour des situations problématiques. Mais les professionnels sont encombrés de guides et de référentiels, hyperstandardisés, qui les empêchent d’agir « sur mesure ». Bien que pensées comme révisables, les recommandations de bonnes pratiques se révèlent beaucoup trop injonctives. Elles agissent souvent davantage comme des diktats que comme des indications.
Les configurations interinstitutionnelles d’aide aux adolescents que Christian Laval et Bertrand Ravon ont étudiées sont celles qui existent dans le Grand-Lyon. Deux raisons au choix de cette localisation. D’une part, un intérêt pratique : la proximité géographique des auteurs qui enseignent et/ou font de la recherche à Lyon, et surtout leur connaissance de tous les acteurs à même de les accueillir dans les dispositifs à analyser. « La confiance qu’on nous a accordée est le résultat de 15 ans d’implantation dans différents terrains du travail social et de la santé mentale en tant que chercheurs », résume Bertrand Ravon. D’autre part, la possibilité, en travaillant sur une grande agglomération, de penser la complexité de l’action dans les diverses échelles administratives : municipalité, communauté d’agglomérations, département, région, Etat. « Entre les secteurs de la psychiatrie, les circonscriptions territorialisées de l’action sociale, les quartiers de politique de la ville, les directions de la protection judiciaire de la jeunesse qui fonctionnent en déconcentrations départementales de l’Etat, les services décentralisés de l’aide sociale à l’enfance ou encore les centres communaux d’action sociale, vous avez un millefeuille de territoires d’intervention qui empiètent les uns sur les autres. Pour comprendre les coordinations mises en œuvre, il fallait absolument qu’on voie cet enchevêtrement », explique Bertrand Ravon. Les dispositifs repérés ne constituent pas pour autant une spécificité purement lyonnaise : les diplômes universitaires « adolescents difficiles » et les maisons des adolescents, par exemple, existent dans de très nombreuses villes. Il y a aussi, à travers tout l’Hexagone, énormément d’institutions transversales, qui sont le produit de mobilisations et de concertations locales. « Des travailleurs sociaux et des psychiatres de Chambéry et de Paris se sont reconnus dans les initiatives présentées dans notre livre », commente Bertrand Ravon. Ce ne serait peut-être pas le cas partout. En particulier pas dans les localités où « la psychiatrie n’a pas fait, comme à Lyon, ce travail d’aggiornamento, de réflexion et d’autocritique sur les institutions psychiatriques, n’a pas cette culture militante d’une psychiatrie ouverte, d’une psychiatrie de secteur, comme on disait avant », précise le chercheur. En revanche, « là où des psys critiques ont réalisé cette ouverture sur la santé mentale, on va retrouver le même genre de petits dispositifs innovants que ceux que nous avons pu décrire ».