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Petites pensées impertinentes sur le métier de direction

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Peut-on encore diriger une organisation sociale ou médico-sociale à l’heure de la « personnalisation des parcours », de la « désinstitutionnalisation » et de la remise en cause de l’autorité ? Oui, à condition, paradoxalement, de redonner du sens à l’institution et de penser le projet managérial à partir des notions d’équipe et de clinique, défend Francis Batifoulier, consultant-formateur(1).

« Si une certaine désorientation caractérise aujourd’hui notre société, il en est de même pour le secteur social et médico-social, qui n’échappe pas à un sentiment de fort bouleversement. Tout y est en mouvement et c’est dans ce contexte que s’opère un passage générationnel au niveau de la direction des associations et établissements et services sociaux et médico-sociaux.

Si l’on veut poser de manière adéquate la réflexion sur le gouvernement d’une organisation sociale ou médico-sociale pour les temps qui viennent, il faut intégrer au moins trois facteurs qui interfèrent de manière significative dans l’exercice de la fonction de direction et sont en interaction. Le premier est l’affirmation de l’individu dans un secteur où le “faire équipe” est central, le deuxième concerne la dimension institutionnelle de nos organisations et le dernier s’intéresse au “faire autorité” dans un contexte où être en position de direction ne va plus de soi.

La question du “faire équipe”(2) est aujourd’hui, pour le directeur, un enjeu majeur. Mais si le “faire équipe” est une réalité première dans notre secteur, nous ne pouvons être indifférents aux effets de l’individualisme contemporain sur les collectifs, notamment de travail. Qu’est-ce qui caractérise cet individualisme ? Est-ce l’affirmation du sujet, un sujet enfin désarrimé d’un certain nombre d’attachements qui le ligotaient plus qu’ils ne l’émancipaient ? Ou, comme certains auteurs le soutiennent, l’individualisme contemporain est-il principalement un individualisme de déliaison ? Les deux, semble-t-il, et si l’enjeu est de faire équipe, le directeur ne peut pas ignorer les menaces que ferait courir un individualisme de déliaison. D’autant que, comme le note Jean-Pierre Pinel(3), nos institutions sociales et médico-sociales sont des instances de liaison fragiles. Il y a bien une nouvelle donne qui consiste à construire une communauté d’action dans un contexte où semble s’imposer la personnalisation des parcours, que ce soit celui des salariés ou celui des usagers.

Le deuxième paramètre à prendre à compte est directement articulé au précédent : c’est à un moment où quelque chose du collectif est menacé que le secteur social et médico-social est invité, notamment par les instances européennes, à désinstitutionnaliser. Si, comme l’affirme Pierre Legendre(4), l’institution est l’ensemble des montages et assemblages qui nous font tenir ensemble, il ne s’agit pas de désinstitutionnaliser, mais de diversifier les modes d’hébergement et d’accompagnement et de les réaliser au plus près du domicile de l’usager. A l’heure où s’affirment de multiples formes de déliaison, le défi est plutôt de refaire de l’institution, non pas en voulant ressusciter des formes institutionnelles caduques mais en en inventant de nouvelles pour qu’un “vivre” et un “œuvrer ensemble” demeurent possibles dans de nouvelles configurations organisationnelles.

L’autorité en question

C’est enfin la question du rapport à l’autorité qui doit être prise en compte. Jean-Pierre Lebrun réaffirme la nécessité, dans cette période de montée de l’individualisme, de déliaison, de déclin de l’institution ou de crise du modèle démocratique, qu’il y en ait “un” dans l’organisation qui occupe ce qu’il appelle “la place d’exception” ; un acteur censé garantir que l’intérêt général prévaudra dans les décisions stratégiques et non pas des ajustements entre les différents acteurs, ajustements qui, selon lui, mettent à terme les établissements et services en crise.

Nous avons cité ces trois dimensions de l’époque contemporaine. S’il y en a d’autres qui interfèrent dans la manière dont s’exerce la fonction de direction, notamment un contexte financier de plus en plus contraint et une emprise de la norme, ces trois-là nous semblent avoir une importance décisive dans la pratique de gouvernement d’une organisation.

Pour rajouter à la complexité de la réflexion, il faut aussi rendre compte des mutations internes du secteur social et médico-social. Le paysage associatif se métamorphose et l’organisation par établissement ou par service se voit progressivement remplacée par des associations dotées de directions générales qui gagnent en taille et regroupent leurs structures par pôles. Ces mutations ne sont pas sans effets sur l’exercice de la fonction de direction.

Face à ces bouleversements endogènes et exogènes, qu’est-ce qu’un directeur ? Un directeur d’établissement, un directeur de pôle, un directeur général, etc. ? On ne sait plus trop, car la fonction est en pleine recomposition. Dans un tel contexte, nous voudrions repérer à grands traits quelles sont les conditions pour qu’un dirigeant associatif du secteur social et médico-social exerce pleinement sa fonction, quelle que soit la configuration organisationnelle dans laquelle il exerce son métier.

1. Le directeur a conscience qu’il se voit confier une question fondamentale : “Qu’est-ce qu’on fait ici, qu’est-ce qu’on fait dans cette institution ?”(5). Si ce questionnement sur le sens de l’intervention n’est plus porté individuellement et collectivement, il y a une menace pour les professionnels, pour l’institution et, bien évidemment, pour les personnes accueillies. Il faut que le fonctionnement institutionnel maintienne vivante la question “qu’est-ce qu’on fait ici ?” et permette à chacun d’y répondre pour son propre compte dans le cadre d’une dynamique collective. Cette exigence est d’autant plus nécessaire que notre contexte est celui d’une société désorientée et qu’il s’agit pour le directeur, conscient de la dimension symbolique de sa fonction et du fait qu’il incarne le projet collectif, de participer activement à créer un espace de “microsens”, un espace de repères coconstruits, explicités et partagés, propice au développement de pratiques professionnelles bientraitantes. C’est sa responsabilité de garantir la permanence active de ce questionnement en organisant autour de la parole un “vivre” et un “travailler ensemble” ; cette parole partagée et mise en débat est celle de l’administrateur, celle du salarié mais aussi “la parole vive”(6) de celui qui est accompagné. Ce n’est qu’à ce prix que demeure actuelle la poussée instituante qui a opéré au commencement de l’association.

2. Le directeur maîtrise un certain nombre de leviers en termes de gestion financière, de ressources humaines, d’élaboration de projets, de définition de stratégies… Il n’est directeur de plein exercice qu’à condition que son employeur lui laisse de larges délégations dans les registres que nous avons nommés. Cela signifie qu’il n’est pas employé par une association dont le siège vampirise toutes les dimensions de la fonction de direction. Doublement bordé, en amont, par sa subordination à un employeur qui a défini précisément ses délégations et, en aval, par un cadre institutionnel d’élaboration collective, il est en situation d’exercer de manière ajustée son pouvoir arbitral.

3. Le directeur, prenant la mesure du phénomène général de personnalisation du pouvoir, se donne les moyens de penser, de formaliser, d’actualiser son projet managérial. Il s’agit pour lui d’expliciter (déjà pour lui-même) ses fondamentaux professionnels et de les rendre lisibles pour ceux qu’il a la responsabilité de diriger. C’est essentiel en période de changements rapides et multiples, quand le quotidien institutionnel risque d’éroder les principes auxquels on tenait. Ce travail personnel d’élaboration lui permet de définir ce qu’est, pour lui, une équipe de direction(7) et ce qu’elle implique en termes de délégation et de confiance dans ses collaborateurs. Il prend la mesure de la place prise légitimement par les logiques instrumentales (gestion, évaluation, organisation) sans oublier que ces dernières sont au service de la clinique et non l’inverse. Il garantit la personnalisation des parcours des usagers et le développement du pouvoir agir des professionnels mais, dans le même temps, soucieux du “tenir ensemble”, il valorise tout ce qui participe à la promotion du potentiel démocratique du système associatif. Ainsi, il s’emploie à donner de la concrétude à la notion de “participation”, participation des usagers et des professionnels. Ce que Robert Damien nomme une “esth/éthique de direction”(8) se construit patiemment et humblement. Elle implique une discipline personnelle(9) pour ne pas être emporté par la “lessiveuse institutionnelle”, c’est-à-dire que le directeur ne néglige pas le “prendre soin” de soi, la culture de l’intériorité, dimensions indispensables pour “s’empêcher”(10) et résister aux fascinations et aux facilités du pouvoir afin de construire une position professionnelle examinée.

Le défi est d’envergure, mais l’avenir exige que les dirigeants associatifs soient à la hauteur du projet d’humanité qui devrait être au fondement de tout projet associatif. »

Notes

(1) Qui a une expérience de direction d’une vingtaine d’années. Il a notamment dirigé le Manuel de direction en action sociale et médico-sociale – Ed. Dunod, 2014.

(2) Même si le coaching individuel progresse, on n’en a pas fini avec la question du « faire équipe ».

(3) « La déliaison pathologique des liens institutionnels » – In Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels – Ed. Dunod, 1996.

(4) La balafre. A la jeunesse désireuse… – Ed. Mille et une nuits, 2007.

(5) La formulation est de Saül Karsz dans le cadre d’un séminaire de l’Andesi en mai 2013.

(6) Ignacio Garaté Martinez – L’institution autrement – Ed. érès, 2003.

(7) L’équipe de direction, en fonction de la taille de l’association et de ses options managériales, est à géométrie variable.

(8) Auteur d’Eloge de l’autorité, généalogie d’une (dé)raison politique (éd. Armand Colin, 2013), il emploie la formule dans une interview à Marianne (n° 921, décembre 2014).

(9) « La discipline, ce n’est pas de la soumission qui nous transforme en mouton, en chaînon, en suiveur : c’est un savoir-faire, un geste technique, une manière d’être, qui nous rend plus libre » (Cynthia Fleury, in Télérama n° 3424, août 2015).

(10) Propos prêté au père d’Albert Camus qui aurait dit « un homme, ça s’empêche ».

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