Recevoir la newsletter

Un fil d’Ariane entre les rayons

Article réservé aux abonnés

Depuis 2013, le groupe Auchan a mis en place un numéro vert pour ses salariés, afin qu’ils bénéficient si besoin d’une aide sociale et psychologique en ligne. Le dispositif s’appuie sur Humanis, un groupe de protection sociale, et sur Ressif, le réseau des services sociaux du travail.

Une assistante sociale au bout du téléphone pour les salariés d’Auchan… Depuis novembre 2013, cette enseigne phare de la grande distribution a mis en place, en France, une plateforme téléphonique – Humania – pour venir en aide à ses collaborateurs quand ils traversent une passe difficile. Un numéro vert est affiché dans tous les magasins, centrales d’achat et bureaux. Il suffit d’appeler. Cette pratique d’accompagnement à distance rompt avec la tradition du face-à-face, l’une des bases du travail social. « Cependant, nous ne sommes pas dans un call-center, sourit Sandrine Bavière, assistante de service social, qui travaille pour Humania. Nous ne sommes pas dans une logique de temps limité d’appel, personne ne vient nous dire : “Tu as passé dix minutes avec l’appelant, c’est trop.” » La durée moyenne par situation, précise-t-elle, est de deux heures en temps cumulé. Autre différence avec un centre d’appels : la travailleuse sociale passe ses coups de téléphone non pas d’un open-space, mais dans un petit bureau paisible, à Lille, dans les locaux du SSTRN (Service social du travail région Nord), dont elle est l’employée.

Un partenariat complexe, mais transparent

Pour monter ce dispositif, Auchan, dont le siège social est à Croix, dans le Nord(1), a fait appel à un prestataire en qui il a confiance et qu’il connaît de longue date : le groupe de protection sociale Humanis, qui gère les caisses de retraite complémentaire pour ses cotisants ainsi que les mutuelles santé. Il propose également une offre de prévoyance. Face à cette demande d’assistance téléphonique, nouvelle pour lui, Humanis a choisi de construire son offre de service en partenariat avec deux réseaux nationaux. D’un côté, le groupement d’intérêt économique Ressif (Réseau des services sociaux interentreprises de France), qui fédère des structures indépendantes travaillant dans le social à destination du monde du travail, et dont le SSTRN fait partie. De l’autre, la société de service Itelis, pour la dimension psychologique. Un montage complexe, qui reste cependant transparent pour les collaborateurs d’Auchan. « L’entreprise paie en fait un package appelé Humania, avec un accompagnement psychologique et/ou social, coordonné par Humanis », précise Elodie Fiquet, assistante sociale, salariée d’Humanis et coordinatrice de l’ensemble.

Aller au-delà de l’urgence

Le projet initial d’Auchan était plus modeste que le service actuellement disponible. La DRH (direction des ressources humaines) souhaitait en effet l’instauration d’une ligne téléphonique d’urgence pour ses salariés victimes de harcèlement au travail. Elle avait dû faire face à un cas grave dans l’un de ses hypermarchés, avec un directeur qui maintenait sous sa coupe des cadres qui n’osaient pas le dénoncer. Guy Laplatine, délégué central CFDT, se souvient de collaborateurs qu’il avait dû « rencontrer dans une chambre d’hôtel, tellement ils avaient peur ». L’alerte était venue tardivement, « par des appels au secours de cadres en arrêt maladie », rappelle le syndicaliste. Mais, selon Elodie Fiquet, ce genre de numéro de secours « n’est pas forcément très utilisé ». Dans un contexte de harcèlement, les personnes concernées créent généralement un groupe fermé où elles se confient et qui leur permet de tenir. Si l’une d’entre elles évoque à l’extérieur les difficultés rencontrées, les autres se sentent abandonnées. D’où l’inefficacité d’une ligne téléphonique dédiée. « C’est plutôt un filet de sécurité que se donne l’entreprise, poursuit Elodie Fiquet. Il ne protège pas les salariés, uniquement l’entreprise d’une possible action juridique. » Or l’objectif d’Auchan était d’améliorer le bien-être de ses collaborateurs en traitant réellement les souffrances au travail. Il est donc apparu plus intéressant de déceler des problèmes liés au monde professionnel au détour de conversations portant sur d’autres thématiques – arrêts maladie ou difficultés familiales, par exemple.

Au fil des réunions, le projet s’est affiné pour gagner en efficience, avec une ingénierie qui a mis un an pour se mettre en place. Aujourd’hui, l’originalité du numéro vert tient dans un traitement indistinct des demandes, qu’elles concernent la vie professionnelle ou privée du collaborateur, dans sa double dimension psychosociale. « Il y avait auparavant des services sociaux dans les entreprises, ou des hot-lines d’écoute psy, mises en place par exemple après les suicides chez France Télécom, explique Elodie Fiquet. Mais la prise en charge globale du salarié n’existait pas en tant que telle. » Pourtant, souligne-t-elle, « tout le monde n’est pas capable de laisser ses problèmes personnels à la porte du travail, et ses difficultés professionnelles à la porte du domicile ». Aider le salarié pour des problèmes extérieurs à la sphère de l’entreprise, c’est souvent également améliorer, de façon indirecte, la qualité de vie au travail. Une évidence ? Il faut régulièrement en convaincre le monde économique. Avec un objectif commun entre les travailleurs sociaux et la DRH d’Auchan : le maintien des personnes en difficulté dans l’emploi.

Elodie Fiquet assure le lien entre le groupe Auchan et les assistantes sociales. « Je prédigère les informations qui remontent de la plateforme et suis garante du respect de la déontologie de notre métier », prévient-elle. Christine Calcatelli, son alter ego au sein du réseau Ressif, est également assistante de service social et titulaire d’un diplôme d’études supérieures appliquées en psychologie du travail. Elle assure le suivi opérationnel qui consiste, entre autres, à transmettre les informations nécessaires aux assistantes sociales, comme les moyens mis à disposition par les contrats de prévoyance souscrits chez Auchan. Elle est aussi présente en appui pour aider les travailleurs sociaux en première ligne face aux appels. Enfin, elle assure la remontée des statistiques, le reporting des équipes, formalisé à l’aide d’un outil informatique. « Auchan aurait pu passer directement par Ressif, reconnaît Elodie Fiquet. Mais éthiquement, il est préférable que l’entreprise n’ait pas affaire directement avec le prestataire social. Le service est pris en charge à l’extérieur, même s’il est payé par l’entreprise. Cela donne une caution qui lève d’éventuelles interrogations sur la finalité du dispositif. »

Un circuit d’appel en trois étapes

Car la première crainte qu’expriment les usagers de la plateforme est souvent la même : leur supérieur hiérarchique sera-t-il au courant de leur appel, et saura-t-il ce qui s’est dit ? La réponse est évidemment négative pour les deux interrogations. C’est d’ailleurs la seule réticence exprimée par Guy Laplatine quand le dispositif a été présenté aux syndicats. Mais il reconnaît qu’aucune plainte de ce type n’est remontée jusqu’aux représentants du personnel. « Ce n’est pas non plus l’outil dont on parle tous les jours dans l’entreprise », sourit-il. Le numéro vert est entré dans les mœurs, sans faire de bruit, et des assistantes sociales tiennent toujours des permanences régulières en complément d’Humania, comme le prévoit le code du travail, qui oblige toute entreprise de plus de 250 salariés à se doter d’un service social du travail.

Le circuit d’appel est organisé en trois étapes : l’usager, quand il fait le numéro, est d’abord dirigé vers la plateforme ECO (Ecoute, conseil, orientation) implantée à Lyon, où sont évalués ses besoins. Six salariées en équivalent temps plein y sont mobilisées, avec une prédominance de CESF (conseillères en économie sociale et familiale). Si la demande est simple – un renseignement basique, par exemple –, le contact s’arrête là. Si elle se révèle plus complexe, la personne est orientée soit vers une assistante sociale située dans sa région, soit vers un psychologue pour un accompagnement téléphonique, soit vers les deux, si nécessaire. Cette gestion donne le temps à l’assistante sociale de planifier son travail : elle doit rappeler le salarié dans les 48 heures. « Ce qui fait d’Humania une solution innovante, c’est qu’elle mixe le téléphone et la proximité », grâce à un réseau déployé localement, note Bruno Bichet, le directeur général de Ressif. En effet, si elles veulent être efficaces, les assistantes sociales ont besoin de connaître les dispositifs de droit commun qui existent à proximité du domicile de l’usager. Ressif compte entre 400 et 450 assistantes sociales diplômées, mobilisables sur la mission Humania à temps partiel, qu’elles complètent par des interventions pour d’autres entreprises. Difficile de connaître le nombre précis de travailleurs sociaux qui interviennent pour Humania car il varie en fonction de l’activité. Au SSTRN, Sandrine Bavière est dédiée notamment à cette mission. Depuis le début janvier 2015, elle suit ou a suivi 102 salariés d’Auchan sur la région Nord-Pas-de-Calais. Christelle Leplus, coordinatrice de secteur au SSTRN et elle-même assistante de service social, peut venir en appui : « Si les consignes de rappel se cumulent, j’interviens de façon ponctuelle, afin de ne pas laisser une situation se scléroser. »

Dans de rares cas, une troisième marche à l’accompagnement peut être atteinte, avec la possibilité d’une intervention au domicile, après une coévaluation et l’accord d’Elodie Fiquet. Garante du budget, celle-ci est chargée de vérifier la nécessité de ce déplacement. La plateforme Humania est également prête à répondre aux urgences : « Le service a déjà été interpellé par une personne se retrouvant sans domicile à la suite d’une séparation, un vendredi soir à 18 heures », raconte Christelle Leplus, à qui revient la tâche d’appeler la direction d’Auchan pour lui exposer le cas, sans donner ni nom, ni lieu de travail, et obtenir l’autorisation d’une prise en charge financière de nuits d’hôtel.

Le service fonctionne du lundi au samedi, sur une plage horaire étendue (de 8 heures à 20 heures) afin de correspondre aux temps de travail des collaborateurs d’Auchan. En 2014, à la suite de 2 200 appels, 1 100 accompagnements téléphoniques ont été réalisés, avec une prévalence des régions Ile-de-France et Nord-Pas-de-Calais, où les magasins sont plus nombreux. « Nous enregistrons un pic d’appels le lundi, parce que les gens se laissent le week-end pour réfléchir à leur situation, mais aussi à cause des violences conjugales, qui s’exacerbent le samedi et le dimanche », observe Elodie Fiquet. En Ile-de-France, la majorité des appels concernent le logement : une chambre de bonne mal insonorisée où il est difficile de se reposer, surtout pour un salarié en horaires décalés ; des parents séparés dont le studio est trop petit pour recevoir les enfants… Quand, dans le Nord, les problématiques les plus fréquentes sont d’ordre budgétaire (36 % des situations). Parmi les appelants, on trouve davantage de femmes (55 % des cas), âgées de 35 à 45 ans. Ces retours chiffrés et statistiques sont communiqués dans leurs grandes lignes à l’entreprise – sans aucun élément qui lui permette d’identifier les personnes –, ce qui favorise l’ajustement de sa politique sociale. Ainsi, Auchan n’avait pas pris conscience des difficultés locatives de ses collaborateurs franciliens, ni de leur préoccupation grandissante quant au coût des études de leurs enfants.

Pour les assistantes sociales mobilisées dans cet accompagnement d’un nouveau type, l’absence du traditionnel face-à-face dans un bureau a entraîné un réel questionnement. « Elles se demandaient ce qui allait rester de la relation duelle, se souvient Elodie Fiquet. En fait, pour des personnes peu habituées aux services sociaux, il est moins engageant d’avoir un premier contact anonyme au téléphone. » Les usagers gardent la main sur le degré de leur accompagnement : « Ils l’acceptent ou pas, et tout se fait sur la base de leur volontariat », insiste-t-elle. Du coup, les personnes aidées ne sont pas dans la caricature de l’assistante sociale qui pourrait vous enlever vos enfants si vous lui confiez avoir des fins de mois difficiles. « On peut d’ailleurs opérer le même parallèle avec les psychologues : au téléphone, il n’y a pas la crainte d’être fou », remarque la coordinatrice d’Humania. Souvent, pousser la porte de l’assistante sociale en entreprise est considéré comme un risque : celui d’être catalogué par les collègues. Cette remarque, Sandrine Bavière l’a souvent entendue. Elle pointe la plus grande liberté de ses interlocuteurs, qui se confient plus aisément, sans doute rassurés par le cadre familier d’où ils téléphonent, ainsi que par l’anonymat qu’induit le procédé. Surtout, elle n’a pas l’impression d’avoir perdu en qualité relationnelle et a même été surprise de la qualité de son écoute au téléphone, alors qu’elle craignait que le langage caché des attitudes lui manque. « C’est aussi une protection pour le travailleur social, souligne pour sa part Christelle Leplus. Il est plus facile de prendre de la distance et de dire les choses. » Parfois sans prendre de gants, comme dans les situations de surendettement : « On ne peut pas se permettre d’attendre trois mois, il faut dire la vérité à l’usager, à brûle-pourpoint. »

Des cadres soulagés

Une limite professionnelle doit cependant être clairement posée : les assistantes sociales d’Humania n’ont pas vocation à se substituer aux services de droit commun. « Nous pouvons avoir un effet d’accélérateur ou de levier sur certains dossiers », cadre Sandrine Bavière. Leurs interlocuteurs sont les CCAS (centres communaux d’action sociale), la caisse d’allocations familiales, les services sociaux de secteur, la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail, les associations d’aide aux plus démunis. Christelle Leplus appelle justement le CCAS de la ville de résidence d’un salarié d’Auchan qui a du mal à gérer son budget et se retrouve souvent démuni à la fin du mois. Pour l’aider à reprendre ses marques, un suivi social avec une CESF serait l’idéal. Mais étant salarié à plein temps et sans enfant à charge, il ne constitue pas une priorité pour les services sociaux. « Si votre situation ne rentre pas dans la bonne case, vous n’êtes pas reçu », soupire Christelle Leplus. En appuyant sa demande, elle espère qu’il sera plus entendu. « Les gens qui travaillent, même avec peu de ressources, n’ont plus accès à ces guichets de droit commun », constate-t-elle. Avec Humania, les salariés peuvent au moins parler facilement à une assistante sociale.

Un autre effet positif s’est fait jour au sein de l’entreprise : les cadres se sont sentis soulagés d’un fardeau relationnel qu’ils portaient parfois seuls. Doté d’une forte tradition paternaliste, Auchan développe un mode de management qui privilégie la proximité avec les équipes. Jusqu’à parfois déborder sur la vie privée – à l’instar de ce directeur de magasin accueillant chez lui une hôtesse de caisse qui s’était retrouvée sans domicile. Néanmoins, les professionnelles du numéro vert ont dû œuvrer avec discernement afin que l’encadrement ne se sente pas dépossédé d’une relation particulière avec les salariés. La communication sur le dispositif a représenté une pièce fondamentale, aussi bien en direction des responsables que du personnel.

Elodie Fiquet reconnaît que la culture du monde économique n’est pas la même que celle du service public : la rentabilité y est une exigence, ce que les travailleurs sociaux ont parfois du mal à vivre. L’entreprise se dit ainsi soucieuse de vérifier l’utilité de la démarche et entend qu’elle soit au niveau de la dépense engagée. Elodie Fiquet joue en ce sens un rôle de pédagogue, expliquant qu’« objectiver le travail social est compliqué ». Les contraintes budgétaires n’en demeurent pas moins un fait avec lequel il faut composer. Ce qui n’a pas empêché l’un des acteurs de la plateforme de lancer, en forme de boutade : « La vraie innovation, ce serait d’avoir une assistante sociale dans chaque magasin. »

Notes

(1) En 2014, Auchan comptait 71 920 salariés en France, répartis entre 128 hypermarchés et 257 supermarchés.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur