« Alors qu’il est question de reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle, nous proposons une réflexion concernant un trouble qui peut s’apparenter au burn-out et à un risque psychosocial : l’usure professionnelle, qui peut affecter la santé physique mais aussi mentale des travailleurs. Le personnel du secteur social et médico-social est particulièrement exposé à ce type de trouble, en raison de plusieurs facteurs cumulatifs liés aux situations de travail : stress au regard des missions accomplies, du contact quotidien avec les personnes placées en situation de handicap physique ou social et des relations avec leur famille ; problèmes relationnels au sein de la structure de travail ; charge de travail (insuffisance de personnel d’encadrement, modifications de planning) ; contexte socioéconomique anxiogène (crise économique, baisse des budgets, fermeture de services, suppression de postes). Empiriquement, on constate que l’usure professionnelle affecte tous les personnels, quelle que soit la fonction (travailleurs sociaux, personnels techniques, cadres), après un nombre d’années au même poste qui varie selon le parcours professionnel et la résistance au stress de chacun.
L’employeur est tenu de prévenir les situations de travail générant des risques psychosociaux susceptibles d’entraîner une usure professionnelle et de prendre les mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs (code du travail, art. L. 4121-1). La carence de l’employeur, qualifiée de manquement à l’obligation de sécurité de résultat (Cour de cassation, chambre sociale, 28 février et 11 avril 2002), peut entraîner la mise en jeu de sa responsabilité civile(1), notamment pour faute inexcusable(2). Cette dernière est caractérisée lorsque l’employeur avait, ou aurait dû avoir, conscience du danger auquel étaient exposés les travailleurs et n’a pas pris les mesures nécessaires pour les en préserver. Or il est censé connaître les risques, y compris psychosociaux, auxquels les personnels sont exposés : l’article R. 4121-1 du code du travail lui impose de les identifier, de les évaluer et de les retranscrire dans le document unique d’évaluation des risques professionnels(3).
Que peut faire l’employeur d’un établissement social ou médico-social(4) pour démontrer qu’il a identifié les situations à risque et mis en œuvre des mesures de prévention, afin d’éviter d’engager sa responsabilité pour faute inexcusable ?
L’enjeu est, d’une part, de détecter et de répertorier les situations de travail éprouvantes qui, du fait de leur répétition ou de leur durée, finissent par provoquer une usure professionnelle et, d’autre part, de définir un management du personnel, afin de remédier à ces situations. Le responsable d’un établissement social ou médico-social doit ainsi être particulièrement vigilant à la charge de travail et à sa répartition entre les équipes et au sein de celles-ci, ainsi qu’aux horaires et aux plannings de travail. Il doit également être attentif à la qualité des relations entre les salariés et entre ces derniers et la hiérarchie. De même, il doit veiller à ce que les missions de travail, les pratiques professionnelles soient en cohérence avec les valeurs portées par l’établissement. En effet, les conflits de valeurs entre les principes éthiques d’une structure et la réalité des pratiques professionnelles sont générateurs de risques psychosociaux. On les retrouve d’ailleurs comme l’un des indicateurs des diverses méthodes d’évaluation de ces risques(5). Le dirigeant doit aussi être capable de déceler les symptômes de l’usure professionnelle : sentiment de dévalorisation, manque récurrent de patience d’un travailleur social au contact des populations accueillies, fautes professionnelles (agression d’éducateurs envers les personnes accueillies, non-respect des règles de sécurité comme la conduite imprudente lors d’un transport de personnes…), plaintes et récriminations des personnes accueillies qui remettent en cause les compétences d’un salarié, etc.
Le directeur d’établissement dispose d’outils de gestion du personnel qui peuvent être utilisés pour identifier ces situations de travail problématiques. L’entretien individuel annuel(6) constitue un espace privilégié d’échanges entre le salarié et le n + 1, au cours duquel le manager peut amener le salarié à discuter de son ressenti par rapport à ses missions, ses relations au sein de l’établissement, avec les familles. Celui-ci peut aussi associer le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) à ce travail de repérage et impulser une dynamique visant à réfléchir collectivement à des voies d’amélioration des conditions de travail. Le médecin du travail est également un partenaire privilégié, en raison des informations qu’il peut recueillir lors des visites médicales. De la même manière, il peut être associé au travail de réflexion pour éviter les risques psychosociaux et les situations d’usure professionnelle.
Mais d’autres outils peuvent aussi être mis en place. Les groupes de paroles, par exemple, constituent un espace d’écoute et d’expression, où les expériences et les problèmes peuvent être mis en commun et des pistes de réflexion élaborées de manière concertée. Ces lieux sont d’ailleurs une opportunité pour discuter des valeurs partagées au sein de l’établissement et pour définir ensemble des bonnes pratiques professionnelles. Cette démarche permet également de valoriser les différentes missions et les personnels et de mettre en évidence l’importance de chacun dans la bonne marche de l’établissement. En effet, le manque de reconnaissance et la dévalorisation du travail accompli sont des facteurs de risques psychosociaux. Enfin, l’intervention d’une personne extérieure à l’établissement pour analyser les pratiques professionnelles peut donner lieu à l’établissement d’un diagnostic de la bonne santé mentale des personnels de l’établissement et mettre en évidence le cas échéant des points de crispation ou des situations de travail engendrant une dévalorisation, un mal-être.
Cependant, l’usure professionnelle peut être le symptôme d’un mal-être général du salarié, dont les causes peuvent être non seulement professionnelles mais aussi privées. Or, en raison du droit au respect de la vie privée (code civil, art. 9), il peut être très difficile pour un responsable d’établissement d’identifier les facteurs d’ordre privé, qui se cumulent à une situation de travail difficile, et donc de prendre des mesures afin de remédier à la situation.
Pour prévenir l’usure professionnelle, le responsable de l’établissement peut encore engager une réflexion sur la gestion de carrière, la mobilité professionnelle, la formation, de manière à permettre aux personnels d’évoluer dans leur fonction et d’éviter de rester au contact des personnes accueillies. Dans cette optique, il doit être capable de déceler les capacités d’évolution professionnelle des différentes personnes et leur aptitude à devenir mobiles. Il peut à cet effet mettre en place, dans le cadre du parcours professionnel du salarié, des outils afin de l’accompagner au changement : en premier lieu, la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) qui s’appuie sur les entretiens professionnels, les bilans de compétences, les plans de formation, voire la validation des acquis de l’expérience (en vue de valoriser et de faire reconnaître par un diplôme les compétences acquises).
Mais, les limites professionnelles de la personne et sa difficulté à évoluer au sein de la structure peuvent constituer un obstacle. L’usure professionnelle peut d’ailleurs servir de révélateur d’une inadaptation du salarié à son poste, voire à la mission de l’établissement qui lui a été confiée. La démarche d’évolution professionnelle peut par ailleurs se heurter à la résistance des personnes concernées au changement. Le salarié doit pouvoir exprimer son désir d’évoluer afin d’éviter que la proposition de changement soit perçue comme une marque de perte de confiance de la direction dans sa capacité à continuer d’assurer ses missions. Il est donc capital de définir la politique d’évolution professionnelle de manière concertée et de l’appliquer sur la base du volontariat.
En définitive, la gestion de l’usure professionnelle pose un défi qui va au-delà de la prévention des risques psychosociaux, en visant la recherche de l’épanouissement des travailleurs et de leur bien-être au travail, tout au long de leur carrière professionnelle. »
(1) En cas d’accident du travail (la dépression nerveuse, certains cas de suicides sont considérés comme des accidents du travail) ou de maladie professionnelle.
(2) La reconnaissance de la faute inexcusable par un tribunal des affaires sanitaires et sociales saisi par la victime entraîne une indemnisation complémentaire de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle (majoration de la rente ou du capital, indemnisation des préjudices d’agrément, esthétiques, moraux…) (code de la sécurité sociale, art. L. 452-1).
(3) Avec une mise à jour au moins annuelle et à chaque modification au sein de l’entreprise.
(4) La personne morale s’appuyant sur les dirigeants d’établissements sociaux ou médico-sociaux.
(5) Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), méthode de diagnostic collectif des risques psychosociaux liés au travail (WOCCQ).
(6) Sa réalisation n’est pas obligatoire mais fortement conseillée. En revanche, l’entretien professionnel doit être effectué tous les deux ans (code du travail, art. L. 6315-1).
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