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« Les associations disposent de moyens leur permettant de résister à l’uniformisation libérale »

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Depuis plusieurs années, le secteur associatif fait face à une uniformisation progressive de son action sous la pression de nouveaux dispositifs budgétaires et réglementaires. Pour le sociologue Jean-Louis Laville, qui a codirigé avec sa consœur Anne Salmon un vaste ouvrage sur le sujet, les associations doivent défendre leur projet.
Depuis plusieurs années, les associations doivent se plier, bon gré mal gré, aux règles du nouveau management public. Avec quelles conséquences ?

Dans cet ouvrage collectif, qui réunit des matériaux émanant à la fois d’acteurs associatifs et de chercheurs, nous avons justement essayé de comprendre d’où venaient ces nouvelles contraintes. Il s’agit d’un ensemble d’outils économiques et managériaux qui modifient le paysage dans lequel évoluent les associations. Mais par-delà les procédures introduites par une nouvelle gestion publique très axée sur l’efficacité et l’efficience, il faut resituer les difficultés des associations dans un changement de société. Durant les Trente Glorieuses, elles avaient obtenu des moyens en augmentation constante en acceptant une certaine dépendance vis-à-vis de l’Etat social. A partir des années 1960-1970, on a commencé à toucher aux limites de ce mode de développement, avec l’émergence en particulier de la question de la place des usagers. Des demandes de démocratisation sont apparues dès cette époque. Le projet néolibéral, tel qu’il a été conçu par ses initiateurs, entend justement contrer ces demandes de démocratisation. De ce point de vue, ce n’est pas un projet économique mais bien un projet politique, dont le but, voire l’obsession, est de limiter la démocratie en réduisant le périmètre de l’intervention publique et en limitant la capacité d’expression des associations pour les réinsérer dans un cadre beaucoup plus concurrentiel.

Les associations, dites-vous, sont de plus en plus soumises à l’« isomorphisme marchand ». De quoi s’agit-il ?

Ce terme, issu notamment du néo-institutionnalisme sociologique, décrit simplement une tendance à la banalisation. Si vous intervenez pendant longtemps dans un champ d’activité en étant soumis à une pression concurrentielle, vous finissez par ressembler beaucoup plus à votre concurrent qu’à votre projet initial. Lorsqu’on doit se battre sur un marché en concurrence avec d’autres, on finit par adopter les mêmes façons d’organiser le travail. Au cours des Trente Glorieuses, les associations étaient confrontées à un isomorphisme non marchand, leur modèle étant plutôt l’administration publique. Depuis quelques décennies, la référence est devenue l’entreprise privée. Un certain nombre de dirigeants d’association ont opté pour ce modèle, pensant que c’était la seule voie imaginable pour piloter le mouvement de professionnalisation gestionnaire des associations. Cette évolution crée cependant des problèmes dans de nombreuses associations, notamment en raison de la coupure qu’elle produit entre les dirigeants et les professionnels. D’où, parfois, des crispations et des incompréhensions, les premiers étant obnubilés par les pressions budgétaires, les seconds par la défense des métiers.

L’ouvrage aborde notamment l’exemple du secteur des services à la personne…

J’ai, en effet, observé ce qui s’est passé dans ce secteur depuis les années 1980. Il existait à ce moment-là, dans la plupart des territoires, des formes d’oligopoles associatifs qui maîtrisaient l’ensemble des services aux personnes. Le Medef a alors entamé un intense travail de lobbying, usant du cliché selon lequel les associations seraient par nature condamnées à l’amateurisme, seules les entreprises étant capables de faire preuve d’un professionnalisme gestionnaire. L’objectif était évidemment que les entreprises privées accèdent à ce marché, et lorsque la porte s’est ouverte, celles-ci ont bénéficié à plein des exonérations sociales et fiscales accordées par les pouvoirs publics. Depuis, la plupart d’entre elles se sont concentrées sur le seul créneau des ménages biactifs et urbains des classes moyennes et aisées et ont délaissé les publics modestes et ruraux, qui n’offrent pas beaucoup de rentabilité. Le marché a ainsi été segmenté entre les entreprises privées qui s’accaparent les segments les plus profitables et les associations condamnées à s’occuper des plus pauvres.

Pour faire face à cette « machine à produire de l’uniformisation », vous estimez qu’il ne suffit plus de camper sur des principes…

Le message d’espoir que délivre cet ouvrage, à partir de témoignages provenant de France mais aussi de l’étranger, est que ce mouvement est, certes, une tendance lourde mais qu’il n’est pas inéluctable. L’uniformisation néolibérale n’est en effet pas si cohérente qu’il y paraît. Les acteurs associatifs, à partir du moment où ils ont la volonté de tenir leur place, disposent de moyens leur permettant de résister, voire de riposter. Par exemple, l’évaluation, qui est l’un des outils du projet néolibéral, peut être un point d’appui pour le contrer à condition qu’elle soit investie par les acteurs associatifs en proposant des formes d’évaluation respectueuses de leurs activités. Certaines expériences étrangères montrent le rôle que les associations peuvent jouer dans la démocratisation de la société. Je pense à ce qui s’est passé au Maghreb après le Printemps arabe et aussi au Québec et à l’Amérique du Sud, où des associations coconstruisent les politiques publiques. On peut aussi citer le chapitre rédigé par Dominique Espagnet, directeur général de l’ARI [Association pour la réadaptation et l’intégration] à Bordeaux, qui décrit une association sociale et médico-sociale constituée historiquement par des professionnels qui s’est démarquée de l’injonction managériale. Pour cela, elle a intégré un groupement d’entraide mutuelle géré par des personnes sans domicile et une organisation de parents qui s’opposait pourtant fortement à la culture psychanalytique des professionnels… Ce choc des cultures a été difficile à vivre au début, mais il a beaucoup enrichi la manière dont l’association pense ses interventions, et finalement cela a renforcé sa position, y compris par rapport à des interlocuteurs comme l’agence régionale de santé. Lorsqu’on arrive à défendre véritablement un projet associatif qui ne soit pas de pure façade, il y a moyen de se démarquer du mouvement général d’uniformisation. Cela suppose néanmoins d’être au clair sur les places respectives des professionnels, des usagers et des bénévoles et d’en terminer avec les concurrences intestines entre associations pour pouvoir se regrouper.

A quelles conditions une coconstruction des politiques publiques par les associations est-elle possible ?

La coconstruction n’est pas simplement la mise en œuvre d’un service en commun, mais bien la conception de celui-ci. C’est ce qui s’est fait au Québec pour inventer un nouvel âge du service public de la petite enfance à partir du réseau associatif, ou dans des pays d’Amérique du Sud pour générer de nouvelles politiques publiques. Dans une société complexe, il est en effet de plus en plus illusoire de penser que les experts sont capables de déterminer seuls quels sont les besoins sociaux. C’est un leurre technocratique particulièrement développé en France. Les demandes sociales sont mouvantes et les politiques les plus appropriées doivent être conçues avec les associations qui sont au plus près du terrain. Il faut simplement veiller à mettre en œuvre des formes de participation qui ne soient pas manipulatoires et qui permettent une réelle expression associative autonome en laissant la possibilité à des paroles non conformes de s’exprimer.

Ce que l’on nomme le « social business » peut-il constituer une réponse pour des associations en quête de repères ?

Ce mouvement est en réalité une sorte de deuxième vague du néolibéralisme. Les programmes d’inspiration néolibérale qui avaient démarré dans les années 1970 dans un contexte autoritaire, notamment au Chili, se sont poursuivis par la généralisation des programmes d’ajustement structurel. Tout cela a provoqué des réactions contraires dans les sociétés civiles. Le mouvement néolibéral a donc adapté son discours et porte aujourd’hui une réelle attention à la question sociale. Mais le « social business » n’est finalement que l’extension sociale du capitalisme. On reste dans la déclinaison d’un modèle unique. Or, à l’inverse, se développe aujourd’hui l’idée – notamment en Amérique du Sud – selon laquelle il faut préserver une forme de sociodiversité dans le monde économique, pour reprendre les termes d’Anne Salmon, tout comme il est indispensable de préserver la biodiversité dans la nature. Les associations, les services publics et les entreprises dessineraient dans ce contexte des champs de tension existants au sein de cette diversité.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Professeur du CNAM, titulaire de la chaire d’économie solidaire, Jean-Louis Laville est également chercheur au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE). Avec la sociologue Anne Salmon, il publie Associations et action publique (Ed. Desclée de Brouwer, 2015)(1). Il est aussi coauteur de L’innovation sociale (Ed. érès, 2014)(2).

Notes

(1) Un colloque « Associations et action publique » est organisé le 22 janvier par BUC Ressources (www.buc-ressources.org).

(2) Voir ASH n° 2857 du 25-04-14, p. 28.

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