DomCare, qui a obtenu le prix 2015 de l’innovation FEHAP en Aquitaine, est né d’un double constat de terrain : « En travaillant en hospitalisation à domicile, nous avons observé les conséquences des problèmes sociaux sur le soin et, en étant au contact avec les urgences, nous avons repéré que les hospitaliers ne savaient pas quoi faire avec les personnes âgées et les renvoyaient parfois chez elles à 3 heures du matin », racontent Jean-Louis Dandieu, infirmier responsable du service de soins infirmiers à domicile (SSIAD), et Olivier Frézet, assistant de service social, engagé en 2012 par la Maison de santé protestante Bordeaux Bagatelle(1) afin de gérer le SSIAD et le Relais, un hébergement temporaire de 11 lits pour personnes âgées qui offre un répit aux aidants. « Nous nous sommes aussi rendu compte que les hospitalisations de personnes dépendantes venaient très souvent de ruptures du couple aidant-aidé. D’où notre envie d’agir en mettant en place une petite équipe à intervention rapide dans les interstices où il n’y avait rien : pour les urgences et pour les aidants. »
Forts de ces idées et d’un enthousiasme contagieux, les deux professionnels réussissent à convaincre l’agence régionale de santé d’Aquitaine de financer, à partir de janvier 2014, l’expérimentation sur un an d’un service atypique articulant deux pools : sur le plan sanitaire, une équipe de nuit qui permet des sorties sécurisées des urgences aux personnes âgées dépendantes et, sur le plan social, une équipe de soutien aux aidants à domicile (ESAD). Pour ce projet, ils embauchent des professionnels qui connaissent bien les personnes âgées dépendantes : pour l’équipe « urgence nuit », des infirmiers, des aides-soignants et des auxiliaires de vie ; pour l’équipe de soutien aux aidants, une technicienne coordonnatrice de l’aide psychosociale aux aidants (TCAPSA), une assistante sociale, une psychologue et un ergothérapeute(2).
Pendant les premières semaines, les deux équipes se réunissent pour se coordonner, développer des documents communs, afin de créer une passerelle entre leurs actions. « Pour expliquer notre projet, nous sommes allés voir tous les partenaires du territoire, les urgentistes, les médecins traitants, les infirmiers libéraux, les pharmacies, le centre communal d’action sociale, etc., se souvient Olivier Frézet, devenu directeur du dispositif baptisé DomCare. Le comité de pilotage compte d’ailleurs un pharmacien et un médecin pour vérifier que l’on va dans la bonne direction. » Pourtant, lors du lancement officiel en avril 2014, DomCare rencontre quelques réticences des soignants libéraux – vite balayées. « On leur a expliqué qu’on n’allait pas leur prendre leur boulot, poursuit le responsable. Au contraire, les deux équipes déblaient le travail pour les libéraux. En cinq jours, l’équipe “urgence nuit” doit avoir trouvé les relais pour les soins et, en cas de problème aidant-aidé, avoir transmis à l’équipe sociale. » Sur les dix premiers mois de 2014, l’équipe « urgence nuit » a ainsi assuré 200 retours sécurisés à domicile et l’ESAD, suivi 200 situations aidant-aidé.
Les avis des professionnels des établissements de santé, des médecins traitants ainsi que des usagers étant, au bout du compte, très favorables, ce dispositif innovant a été intégré au sein du Paerpa (lire encadré ci-dessous), assurant son financement jusqu’en 2017 tout en réduisant son champ d’action à la seule agglomération bordelaise intra-muros. Brigitte Geoffroy, chef de projet Paerpa à l’ARS, ne cache pas sa satisfaction. « On a largement amorti le coût de l’équipe DomCare en réduisant les passages aux urgences et les séjours hospitaliers, donc les dépenses d’assurance maladie », affirme-t-elle. Sachant que le coût annuel du personnel opérationnel des deux équipes est de 570 000 €.
Concrètement, la prévention des passages de personnes âgées aux urgences se joue sur deux niveaux. D’abord, un travail de prévention primaire par l’équipe de soutien aux aidants. Ensuite, une action de prévention secondaire menée par l’équipe « urgence nuit ». « Tout part du couple aidant-aidé, explique Olivier Frézet. Lorsqu’il va vers la dépendance, l’aidé s’appuie de plus en plus sur l’aidant, jusqu’à ce que celui-ci craque. La situation de crise finit aux urgences alors que personne ne l’a vue venir, les médecins traitants se déplaçant peu au domicile. » Pour éviter d’en arriver là, l’ESAD repère les personnes à risque. « Nous avons chacun notre petit réseau qui peut nous signaler des situations (assistantes sociales, infirmiers, médecins, pharmacies, consultation mémoire, etc.) et le numéro de téléphone unique de la plateforme Autonomie seniors », détaille Véronique Klein, assistante de service social à DomCare depuis avril 2014, après avoir exercé en hospitalisation à domicile. Sarah Mayorgas, la TCAPSA, se rend alors au domicile des personnes signalées pour évaluer les besoins, puis les oriente vers ses collègues : l’assistante sociale pour les problèmes administratifs ; la psychologue pour les troubles psychologiques de l’aidant comme de l’aidé ; l’ergothérapeute, s’il se révèle que des aménagements du domicile sont nécessaires. Sarah Mayorgas gère actuellement une file active de 77 dossiers, pour des prises en charge qui durent, en moyenne, de quatre à six mois.
Par exemple, pour cette dame de 94 ans hospitalisée en chirurgie cardiaque et son fils de 68 ans, désemparé et fragilisé psychologiquement par les troubles cognitifs de sa mère, c’est Estelle Mercier, psychologue à mi-temps pour DomCare et à mi-temps sur la consultation mémoire de Bagatelle, qui a été sollicitée après un signalement par l’assistante sociale de l’hôpital. « Je peux faire du soutien psychologique ponctuel à l’aidé ou à l’aidant, une évaluation psychologique de l’aidé, explique la professionnelle, mais aussi une évaluation et une prise en charge de l’épuisement ou du risque d’épuisement de l’aidant, que j’aide à prendre conscience qu’il peut bénéficier de solutions de répit. Ce qui est le cas avec cette dame et son fils. » Pour Mme P., une Roumaine de 46 ans qui a appelé la plateforme Autonomie seniors pour demander de l’aide, Sarah Mayorgas a demandé les interventions conjointes de la psychologue et de l’assistante sociale. Ancienne employée d’un monsieur souffrant de problèmes cardio-vasculaires et de bronchite chronique, fâché avec ses enfants, cette dame est devenue sa seule aidante. Mais il l’a sollicitée au-delà du raisonnable, ce qui a provoqué un burn-out. Véronique Klein s’est occupée des deux problèmes : demande de CMU complémentaire, mise en place de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et demandes d’aides ponctuelles pour monsieur, visite au régime social des indépendants pour apurer les dettes de madame… « En situation de crise, on se centre souvent sur l’aidé, souligne l’assistante sociale. Notre mission est de mettre en lumière le rôle de l’aidant et le projet de vie aidé-aidant dans sa globalité. » Un travail d’autant plus utile que de très nombreux aidants meurent avant ceux qu’ils ont aidés : 30 % pour les pathologies Alzheimer, 50 % en oncogériatrie…
L’équipe « urgence nuit » assure, elle aussi, cette mission de prévention. Contactés ce soir-là par un gestionnaire de flux de l’hôpital Saint-André, Laurent Le Pellerin, infirmier, et Christelle Pham, aide-soignante, se rendent au service post-urgences pour assurer le retour à domicile de Michel L., hospitalisé pour décompensation pulmonaire mais souffrant de différents troubles et de démence. En attendant l’ambulance, Christelle Pham discute au téléphone avec la fille de Michel L., qui espère que cette hospitalisation sera l’occasion de mettre en place des aides que son père a toujours refusées, et de soulager ainsi sa mère, épuisée. A 20 heures, l’aide-soignante et l’infirmier retrouvent l’ambulance au pied d’un immeuble HLM du quartier Grand Parc, construit dans les années 1960 pour les rapatriés d’Algérie. Le couple y vit depuis 1964. Laurent Le Pellerin interroge d’abord la fille sur l’entourage sanitaire de ses parents. Celle-ci souhaite que sa mère, qui fait des chutes fréquentes, soit déchargée des soins de son mari, devenu agressif et paranoïaque depuis que son épouse a été hospitalisée six mois plus tôt. Le vieil homme ne dort pas la nuit, mange peu, refuse systématiquement de voir le médecin ou l’infirmier et, parfois, de prendre ses médicaments, ce qui a contribué à le conduire aux urgences en pleine nuit deux jours auparavant. Pendant ce temps, Christelle Pham s’occupe de Michel L., plaisante avec lui et réussit sans difficulté à lui faire avaler son traitement. Elle en profite pour négocier, avec humour et légèreté, qu’il se douche et se rase au moins une fois par semaine. En faisant le tour du domicile, elle constate que la salle de bains avec baignoire n’est pas adaptée à l’état de santé du couple. Mais, malgré les demandes répétées, le bailleur social refuse de leur donner un appartement plus petit avec une douche. « Ils ne veulent pas reloger des personnes de 90 ans », se désole leur fille.
L’atmosphère se détend, la confiance s’installe, et on regarde ensemble les photos de famille dans la bibliothèque, en parlant du passé. Madame L. évoque avec émotion et pudeur la déchirure de leur départ d’Algérie, leur arrivée traumatisante en métropole, dans la solitude, puis la vie ici avec les enfants, puis les petits-enfants… En vérifiant le pilulier, l’infirmier repère que l’administration des médicaments est un peu anarchique : les antihypertenseurs sont donnés le soir, ce qui est déconseillé. D’où l’importance de programmer le passage d’un infirmier libéral du secteur. L’aide-soignante évoque le sujet avec Michel L., et celui-ci semble accepter l’idée, au grand soulagement de la mère comme de la fille. A 21 h 30, le binôme s’en va, après avoir demandé le consentement du couple et de leur fille pour l’ouverture d’un plan personnalisé de santé (PPS)(3). En sortant, ils consignent toutes les informations à transmettre à leurs collègues dans leur smartphone connecté à un système d’informations partagées (lire encadré page 18).
Le lendemain, dès 8 heures, l’infirmier de jour prend le relais de l’équipe de nuit qui a terminé son service à 3 heures du matin, après avoir assuré deux autres sorties des urgences. François Imbourg, infirmier à mi-temps sur le créneau 8 heures-13 heures, prévient dès que possible le médecin traitant de Michel L., puis prend contact avec une infirmière du quartier pour qu’elle se rende chez les L. deux fois par jour. A 9 heures, il se rend chez le couple avec une auxiliaire de vie, afin de commander le matériel médical nécessaire (une chaise pivotante pour la baignoire et un déambulateur plus adapté pour madame), qui arrivera le lendemain. A leur fille, il conseille de recontacter le CCAS dans l’intention d’obtenir une augmentation de leur APA, et de bénéficier ainsi d’une aide-ménagère trois fois deux heures par semaine, au lieu d’une seule fois. « Nous referons le point dans une semaine pour voir si le relais se passe bien avec l’infirmier, et dans trois mois pour évaluer notre intervention », conclut-il.
Le dispositif DomCare sera lui aussi évalué afin d’ajuster, si nécessaire, ses modalités d’intervention. « Nous le réorientons en permanence, précise Brigitte Geoffroy. Après avoir été limité à Bordeaux intra-muros à cause de l’intégration dans le Paerpa au début 2015, le périmètre d’intervention de l’équipe “urgence nuit” a ainsi été élargi pour qu’elle puisse sortir de la ville. Fin 2017, on devrait poursuivre si l’évaluation est bonne. » DomCare est-il reproductible sur d’autres territoires ? La chef de projet Paerpa rappelle les conditions particulières de cette expérimentation : « A Bordeaux, nous sommes en tissu urbain, avec une population âgée relativement riche, des professionnels de santé à profusion (médecins traitants, infirmières, masseurs-kinésithérapeutes), 34 établissements de santé, dont l’un des plus gros centres hospitaliers universitaires de France, une filière gériatrique complète, etc. Nous ne pourrions pas remettre des personnes âgées à domicile de la même façon en milieu rural, où l’on ne peut généralement pas s’appuyer sur un tissu dense de soignants libéraux. »
Le Paerpa (parcours de santé des personnes âgées en risque de perte d’autonomie) est un projet du ministère des Affaires sociales et de la Santé, pour lequel neuf régions pilotes ont été sélectionnées entre septembre 2013 et janvier 2014, avec un cahier des charges national adapté aux spécificités du territoire(1). En Aquitaine, il est opérationnel depuis janvier 2015 (et jusqu’en décembre 2017) sur le territoire de Bordeaux, où plus de 19 000 personnes âgées de plus de 75 ans sont concernées. Son objectif : mettre en place des expérimentations pour améliorer la prise en charge des personnes âgées, en mettant fin aux difficultés ou ruptures dans leur prise en charge. En partant des besoins de la personne et de ses aidants, les actions du Paerpa visent à mieux coordonner les intervenants en ville, à l’hôpital et dans le médico-social, pour éviter un recours excessif à l’hospitalisation, dommageable pour leur autonomie.
La plateforme Aquitaine d’aide à la communication en santé (PAACO) a été lancée en 2012 pour soutenir la coordination des acteurs médicaux et médicaux-sociaux de terrain. Elle regroupe désormais 1 500 utilisateurs libéraux ou structures et héberge 15 000 dossiers patients (qui ont donné leur consentement préalable). Elaborée par la société Kilab, elle est labellisée ASIP santé, financée depuis 2014 par l’agence régionale de santé Aquitaine et gérée avec une dizaine d’autres outils numériques par la plateforme TéléSanté Aquitaine (groupement de coopération sanitaire de statut privé, subventionné à 70 % par l’ARS).
Les professionnels de DomCare se connectent depuis un an à PAACO via l’application Globule, adaptée à leurs besoins et accessible sur ordinateur, smartphone et tablette.
Chaque utilisateur dispose de son PAACO avec sa file active de patients. Dès qu’un patient est géré en commun, cela crée un espace partagé avec d’autres utilisateurs, ce qui permet un accès à l’historique du patient et à ses antécédents avec des niveaux de confidentialité différents. « Le cœur de PAACO est un journal de transmission qui apparaît comme un tchat sécurisé, explique Sabine Langevin, chef de projet Paerpa à TéléSanté Aquitaine. C’est une plateforme de partage des dossiers patients, avec agenda, fiches métiers (grilles d’évaluation, constantes, fiches de liaison des urgences, bilans de prises en charge), documents (photos ou fichiers texte téléchargeables), évaluations sociales ou médicales… » L’ARS, qui souhaiterait que tous les professionnels libéraux utilisent ce système, organise de nombreuses réunions à cet effet.
(1) Maison de santé protestante de Bordeaux-Bagatelle : 201, rue Robespierre – 33400 Talence – Tél. 05 57 12 34 56.
(2) L’équipe « urgence nuit » compte dix salariés, dont quatre à plein temps (deux binômes infirmier–aide-soignant, présents de 17 heures à 3 heures, 365 jours par an par roulement) et six à mi-temps en journée (deux auxiliaires de vie, deux infirmiers et deux aides-soignants). Œuvrant du lundi au vendredi, l’équipe de soutien aux aidants inclut, outre l’assistante sociale, la TCAPSA, la psychologue et l’ergothérapeute à mi-temps, une secrétaire à plein temps.
(3) Le PPS est un plan d’action pour les personnes âgées de plus de 75 ans en situation de fragilité et/ou atteintes d’une ou de plusieurs maladies chroniques, nécessitant une prise en charge coordonnée entre acteurs de proximité.