« Un travail de recherche sociologique(2) m’a amenée à observer les pratiques culturelles qu’ont mises en place à l’intention d’un public adolescent des éducateurs spécialisés au sein d’un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), d’un foyer de protection de l’enfance et d’un institut médico-éducatif (IME). Le jeune – et il l’exprime ainsi – a souvent intériorisé l’idée que “la culture, c’est pas pour nous”. A cela s’ajoute sa conviction que la culture est ennuyeuse et qu’elle ne lui apportera rien de plus après un parcours déjà chaotique. Pour ces adolescents, ni l’école ni la famille n’ont été des lieux de “socialisation culturelle”(3) ou seulement de manière parcellaire. Une « stimulation culturelle » peut alors être mise en œuvre par les travailleurs sociaux, mais elle nécessite des aménagements particuliers.
Ce directeur de foyer, rencontré lors de mes recherches, explique ainsi que beaucoup de jeunes accueillis se caractérisent par “des ruptures sévères avec les endroits habituels de socialisation” et “sont désinscrits de toute forme de relation amicale, sportive, culturelle, amoureuse”. Ce qui renvoie, selon lui, au processus de désaffiliation conceptualisé par le sociologue Robert Castel. La culture aide alors ces jeunes à sortir de leur problématique familiale réticulaire – et de ce qui s’y joue en termes de dysfonctionnements et de relations carencées et toxiques – en leur proposant un autre regard sur le monde. Mais, pour le travailleur social, le chemin de la culture n’est pas une posture éducative comme une autre : pour donner envie à ces jeunes de découvrir une pratique culturelle, il faut que le “transmetteur” soit “habité” et sache rendre attractif son support.
C’est le cas de Bénédicte(4), éducatrice en IME, qui s’oppose à l’idée de “castes culturelles”. Forte de son expérience de trente années comme éducatrice et de quinze années comme animatrice d’un atelier d’arts plastiques, elle remet en cause “le schisme culturel qui associe chaque classe d’œuvre à son public”(5). Elle explique qu’elle ne donne ni cours ni leçon sur la peinture, mais qu’elle conte les parcours des artistes à l’aide d’anecdotes savoureuses. Plutôt que d’imposer un apprentissage, elle séduit son auditoire par le biais d’une histoire. Et ça marche. Avant d’entendre parler de pinceau et d’acrylique, le jeune saura que le peintre Jean-Michel Basquiat fut le premier noir à entrer dans un musée, ou que l’inspiration de Pablo Picasso décuplait à chaque nouvelle conquête féminine. Bénédicte insiste sur le fait que l’art ne vise ni la reproduction, ni la beauté universelle et explique aux jeunes, souvent persuadés “que ce qu’ils font c’est nul”, qu’ils “ont tous raison parce que toutes leurs interprétations ont des raisons d’être et un intérêt”.
En donnant à ces publics accès à l’art de la peinture, Bénédicte leur ouvre un monde dont ils savaient peu de choses ou se pensaient exclus. C’est ainsi que les adolescents de l’IME ont pu montrer avec fierté leurs œuvres lors d’une exposition locale. Non seulement la pratique artistique ne leur est plus inaccessible, mais ils sont devenus eux-mêmes des artistes. L’éducatrice estime d’ailleurs que les adolescents retiennent de leurs riches échanges autant, sinon plus, que dans un cadre scolaire : “J’avais raconté l’histoire de Matisse et ils voulaient absolument que je leur montre une photo où il était en fauteuil”, souligne-t-elle. La faille narcissique, la peur de l’inconnu, la dévalorisation sont mises de côté pendant ce temps hebdomadaire. Bénédicte parvient non seulement à faire émerger une curiosité, à susciter un intérêt, mais aussi à libérer le jeune de son désarroi lorsqu’il arrive agacé, triste ou énervé. Elle accueille les résonances de l’adolescent, fussent-elles à mille lieux des siennes. Elle ne cherche pas à inculquer une culture qui serait légitime, mais simplement à partager sa passion avec douceur et bienveillance.
Cependant, n’est pas passeur de culture qui veut. Si des travailleurs sociaux endossent plutôt facilement ce rôle, certains lieux culturels ne sont ni habitués ni formés à l’accueil de publics atypiques. Or, si le discours n’est pas accessible aux jeunes, le risque de rejet s’en trouve décuplé et parfois définitivement. Sandra, institutrice en ITEP, raconte ainsi une sortie culturelle “ratée” parce que l’intervenant semblait s’adresser à des lycéens “ordinaires”, voire à des étudiants en art.
Chaque pratique culturelle doit avoir un “maître d’œuvre” qui connaît les fragilités de ce public. Jean-Paul, éducateur en ITEP depuis trente ans, passionné de culture, raconte aux jeunes ses voyages à Paris ponctués d’expositions diverses. Et les adolescents qu’il suit ne manquent pas de lui demander, à chaque retour, ce qu’il a vu et fait dans la capitale. Par ailleurs, comme Jean-Paul et l’institutrice de l’ITEP sont cinéphiles, ils leur proposent des films qui prêtent au débat. A chacun son média et sa façon de faire. Encore faut-il ne pas utiliser un support sans au préalable avoir réfléchi aux effets, réactions et conséquences possibles. La violence symbolique de l’image est en effet l’une des plus complexes à appréhender. Comme l’explique le sociologue Emmanuel Ethis, “la dimension poïétique de l’œuvre filmique, tout comme sa dimension esthétique, concourt à favoriser ainsi toutes les empathies, catharsis et abréactions[6] des publics”(7). C’est pourquoi la transmission culturelle a davantage de chances de réussir avec quelqu’un qui sait démêler les fils du psychisme adolescent.
Avec sa chorale, Robin, éducateur en IME, musicien dans l’âme, n’a cessé, au fil des années, de rallier des dizaines de jeunes à sa “parenthèse” (en)chantée. Constituée au départ avec un petit groupe d’enfants de l’institut, timides et complexés, la chorale est aujourd’hui reconnue dans la région : ses concerts se jouent à guichets fermés et elle produit des CD et des DVD. Les jeunes peuvent écrire des paroles sur n’importe quel sujet et les montrer à Robin. Et ils osent souvent venir chanter leur texte au micro, même si rien ne les y oblige s’ils jugent celui-ci trop intime. Le collectif prend ici une force nouvelle pour ces adolescents : celui qui vient les mettre parfois à mal, celui qui vient perturber et bouleverser leur monde, ou les juger, devient soit un camarade de chant, soit un spectateur attentif. La chorale de l’IME – dont plus de la moitié des jeunes fait partie – réussit le paradoxe d’être une exhibition narcissique positive pour ces publics “différents” : ceux-ci ne sont plus seulement des jeunes-avec-un-handicap, mais des chanteurs talentueux d’un groupe applaudi.
Néanmoins, au sein d’institutions qui ont comme priorité la scolarité et l’emploi, les pratiques culturelles ne sont qu’un “plus” bénéfique soumis au bon vouloir des équipes éducatives. Si certaines directions autorisent et soutiennent les projets, rares sont celles qui prennent le temps de réunir les personnels sur ce sujet, considéré parfois comme secondaire pour l’épanouissement de l’enfant. Or, alors que l’apprentissage scolaire a tendance à renvoyer aux jeunes leurs difficultés comme un boomerang, la pratique culturelle peut leur permettre de se percevoir autrement que comme le mauvais objet d’une famille potentiellement défaillante et de reprendre leur place de sujet.
Madame T., chef de service en IME, estime que l’action culturelle transforme les jeunes : “ça se voit physiquement”. Selon elle, l’expression théâtrale, le dessin, leur apporte un tel apaisement, une telle sensation de plaisir, dont ils étaient privés jusqu’ici, que l’arrêt de la prise en charge à 18-20 ans peut être parfois très douloureux pour eux.
Il faut cependant admettre, même si cela peut gêner certains travailleurs sociaux, que l’éducateur culturel n’est pas interchangeable contrairement au référent institutionnel du jeune. En effet, le professionnel qui est là au quotidien pour une démarche administrative, une aide aux devoirs ou un accompagnement peut toujours être remplacé par son collègue. Il n’en va pas de même pour le professionnel maîtrisant un outil culturel. Les adolescents le disent très bien eux-mêmes : s’ils veulent aller au cinéma ils vont demander à Jean-Paul et non à un(e) autre.
Les institutions devraient donc davantage prendre en compte les bienfaits de la culture auprès de leurs publics, afin de soutenir la poignée de professionnels qui s’engage, de façon encore trop isolée, dans ces actions. Les démarches d’accès à la culture sont en effet souvent longues et complexes tant les jeunes en sont éloignés. Mais il faudrait au préalable que l’on reconnaisse l’“utilité” des pratiques culturelles – qui peuvent déclencher des capacités de résilience parfois enfouies chez leurs bénéficiaires – au même titre que les autres pratiques éducatives. »
(1) Qui fait aujourd’hui de la sensibilisation au média cinéma auprès d’adolescents difficiles.
(2) Dans le cadre d’un mémoire de master 2 « Recherche et métiers du diagnostic sociologique », intitulé « Culture fragile/public sensible, de l’action culturelle auprès des adolescents en établissements sociaux et médico-sociaux » (2013-2014).
(3) A partir de l’idée du sociologue Philippe Coulangeon, selon laquelle l’école est un lieu de « socialisation culturelle ».
(4) Les professionnels ne sont désignés que par leurs prénoms qui ont eux-mêmes été changés.
(5) Pierre Bourdieu, La distinction – Ed. de Minuit.
(6) Réaction émotive par laquelle le malade se libère, par des gestes ou des mots, de tendances refoulées dans le subconscient ou d’obsessions résultant d’un choc affectif ancien.
(7) Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et des ses publics – Ed. 128 (2011).