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Quand les artistes et les travailleurs sociaux coopèrent

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Des plasticiens, des sculpteurs, des comédiens aident les publics en difficulté à réaliser des œuvres artistiques avec l’appui des intervenants sociaux. Une ouverture non seulement pour les personnes accompagnées, qui découvrent leurs capacités créatives et rencontrent des personnalités atypiques, mais aussi pour leurs accompagnants, amenés à sortir des sentiers battus de la relation d’aide habituelle.

Il travaille le bois ou le métal. Ses nids, cabanes, drôles de moulins ou autres machines sonores trouvent leur place souvent en pleine nature. François Klein, plasticien, instille de la poésie dans tout ce qu’il fait. Il y a un peu plus de dix ans, il a ressenti le besoin de se rapprocher des publics éloignés de l’art et a proposé ses services à des associations et organismes sociaux. Il crée, avec des chantiers d’insertion, des cabanes le long de la très touristique voie Verte, au cœur du parc naturel régional des Ballons des Vosges. Il invite des jeunes de quartier, dans le cadre de l’exposition d’art contemporain qu’il a l’habitude de monter en forêt avec d’autres artistes, à construire, pendant une semaine, une installation sur l’eau… Cet été, avec trois centres sociaux de Strasbourg et un autre sculpteur, Fredj Cohen, il a commencé un nouveau projet, qui devrait durer deux ans : la construction de villages utopiques. Composés de maisons miniatures, ils seront juchés au sommet de mats de 12 mètres dans l’espace public, à la convergence des trois centres sociaux. Avec les artistes, mais aussi avec leurs animateurs et leurs éducateurs, des enfants, adolescents et adultes ont commencé, en ateliers, à sculpter les troncs, et à réaliser avec des cagettes en bois collectées sur les marchés, des maquettes de maison. La consigne : rêver la maison idéale, sans autocensure. Dans le groupe parents-enfants animé par une conseillère en économie sociale et familiale, les deux familles participantes, d’origine africaine, ont privilégié un grand canapé afin de réunir toute la famille et une chambre d’amis pour recevoir les grands-parents restés au pays. A l’aide de ficelles, pistolets à colle…, chacun découpe, assemble : « L’objectif n’est pas d’apprendre une technique, mais de réfléchir et de construire quelque chose ensemble », explique François Klein. « L’enjeu est de s’ouvrir sur le monde, sortir de l’entre-soi, s’autoriser à être ambitieux », commente Daniel Chinaglia, directeur du centre socioculturel Camille-Claus à Strasbourg, à l’origine du projet.

Les émotions à l’œuvre

Les projets qui associent étroitement les artistes et les travailleurs sociaux sont encore peu fréquents. Ils ne visent pas seulement à rendre accessible la culture à ceux qui en sont éloignés, mais engagent ces derniers dans un travail sur eux-mêmes en leur faisant expérimenter les émotions créées par l’expression artistique et le processus de création.

Dans cet esprit, la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) du Nord-Pas-de-Calais finance des résidences d’artistes de deux mois, à temps complet, dans des structures médicales, sociales et éducatives. Une convention régionale « pour le développement culturel au bénéfice des personnes placées sous main de justice », signée pour trois ans en 2013(1), permet ainsi aux services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et aux services pénitentiaires d’en bénéficier. Dans ce cadre, Soazic Bruneau, plasticienne bretonne qui travaille sur l’iconographie publicitaire et les stéréotypes des idoles télévisées, est intervenue l’an dernier auprès d’une trentaine de jeunes de 16 à 17 ans au cours de ses « résidences » dans sept établissements de la PJJ et un quartier des mineurs d’un centre pénitentiaire(2). A l’unité éducative en milieu ouvert (UEMO) de Saint-Omer, alors qu’elle expliquait sa démarche visant à « donner du temps à des images qui défilent très vite à la télévision », les jeunes se sont mis à parler du rythme accéléré d’aujourd’hui. Un adolescent a alors mentionné l’existence d’un village où les habitants utilisent encore la barque pour sortir de chez eux. Les jeunes y sont allés avec la plasticienne : ils ont imaginé une installation artistique qui « redonnerait de la lenteur aux images », pour finalement l’abandonner. « Cette étape, un peu hasardeuse, d’exploration des possibles, était pourtant importante. Les jeunes ont compris ce qu’était réfléchir à des concepts, ce qui est un pilier fondamental de l’art contemporain. Ne pas aller au bout de la réalisation n’est pas un échec », estime Soazic Bruneau.

Des concepts mais pas de message, insiste-t-elle. Ainsi, quand elle leur fait faire une capture d’image de leurs clips préférés sur Youtube afin, ensuite, de dégrader ces images par la pixellisation, il n’est pas question de juger leurs goûts. « Partir de leur culture était un moyen de les intéresser, mais l’essentiel est le travail de la matière, souligne-t-elle. Sur le coup, ils n’ont pas trouvé cela beau, et ce n’est pas l’objectif de l’art contemporain, mais en revenant sur ce qu’ils avaient fait, en constatant que toute une gamme de déchirures, de trous s’était constituée, c’est devenu intéressant. »

Mais qu’apporte une telle expérience aux publics du travail social ? « En général, nous sommes dans une relation d’accompagnement qui ne met pas forcément en avant leurs potentialités. Là, cela les place dans une position plus équitable », souligne Daniel Chinaglia, directeur du centre social Camille-Claus. « En art, il n’y a pas de grille d’évaluation comme celles auxquelles on les confronte sans cesse à l’école ou dans le milieu professionnel. Il s’agit de créer une ouverture, de redonner confiance, de valoriser d’autres qualités qui ne trouvent pas d’occasions de s’exprimer comme la sensibilité, la capacité d’analyse artistique et de réflexion personnelle », complète Soazic Bruneau, la plasticienne. Elle avoue même qu’elle ne pensait pas trouver des jeunes aussi sensibles à la dimension conceptuelle de l’art.

Donner à voir autrement

L’intérêt est aussi de bousculer leur rapport au travail. « Pour la plupart de mes gamins, le but n’est que de gagner de l’argent, et si possible le plus facilement possible. Or la plasticienne leur a dit que ce qu’elle attendait de son métier n’était pas que l’argent. Que les rencontrer, par exemple, lui apportait beaucoup. Cela les a interpellés », raconte Carole Bernard, éducatrice à l’UEMO de Saint-Omer. « Pour les jeunes des quartiers, les artistes sont soit des marginaux soit des stars. Je leur montre que je ne roule pas en Royce, mais que je suis l’auteur de la trajectoire de ma vie, affirme François Klein, le plasticien de Strasbourg. Beaucoup de jeunes ont le sentiment d’avoir une vie tracée et ont une relation superficielle au monde. J’essaie de leur faire expérimenter que le monde peut être autrement. Mon rôle est d’être un rêveur sociétal. En partant de rien, en alignant quelques cailloux, on donne de la lisibilité, du sens. Certes, le message ne passe pas toujours : quand je montre ce que je fais, ils répondent parfois “mais pourquoi ? Ça ne sert à rien”. Avec certains, je sens qu’il ne se passera rien. Mais je constate, chez d’autres, une émotion, et un potentiel créatif. »

En Lorraine, le conseil départemental des Vosges finance depuis quelques années des résidences d’artistes de un ou deux ans, dont la moitié du temps doit être consacrée à des structures sociales et médico-sociales. Là encore, chaque projet débute souvent par un grand étonnement. « Quand l’artiste dit “nous allons tricoter des poufs sauvages, des arbres à moufles”, il y a de quoi être surpris. D’autant que quand on est aux minima sociaux, on tricote de l’utile, on n’habille pas des arbres ! », raconte Nathalie Contie, conseillère en économie sociale et familiale au conseil départemental. Il y a deux ans, en effet, la plasticienne Sidonie Hollard a associé 200 tricoteuses et tricoteurs d’une douzaine de structures du département (surtout des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et des centres sociaux). Objectif : habiller les bancs publics, les arbres situés devant l’hôtel de ville de Thaon-les-Vosges, une caravane, qui serait exposée au salon Marie-Claire idées, à Paris… Et la mayonnaise a pris. Certaines femmes se sont remises à tricoter, d’autres ont appris. « Alors qu’elles viennent avec leur sac à dos de soucis, l’artiste met en évidence leur potentiel, leurs idées d’harmonie des couleurs, les laisse libre du choix des formes. » De l’occupationnel ? « Non, et c’est aussi important que de travailler sur leur budget. Car on aura beau leur expliquer comment mieux gérer, mettre en place des dispositifs, si elles ne sont pas moteurs de leur vie, cela ne sert à rien », affirme Nathalie Contie. Elle se souvient, par exemple, d’une dame à l’air bourru qui s’est révélée avoir des doigts de fée, ou encore d’une autre, recroquevillée sur elle-même, qui s’est ensuite remise à ouvrir sa boîte aux lettres, à sourire et à se maquiller. Certains groupes de femmes ont même décidé de poursuivre l’aventure une fois la résidence terminée !

Il y a quelques mois a commencé une autre résidence de deux ans avec cette fois 45 structures partenaires (notamment des chantiers d’insertion). Brigitte Bourdon, plasticienne-scénographe, qui utilise essentiellement le matériau textile, réalise un abécédaire géant avec 400 personnes accueillies. Dans cette action intitulée « L’incroyable conjugaison du verbe coudre », chaque participant est invité à choisir une lettre et à l’illustrer avec des textiles, boutons ou autres. L’artiste s’appuie beaucoup sur les intervenants sociaux (animatrices de maisons de retraite ou de centres sociaux, conseillères en économie sociale et familiale, éducatrices… appelées « grandes cousines ») qu’elle a « formées », par groupes de dix, à l’encadrement des bénéficiaires (« petites cousines »). Parallèlement, des sorties sont organisées afin que les personnes accompagnées puissent aller à l’exposition au musée d’art ancien et contemporain d’Epinal, où l’artiste présente ses travaux personnels, ou visiter l’atelier de cette dernière. L’action a déjà des retombées positives : une jeune femme d’habitude très renfermée est devenue soudainement volubile quand, affairée autour du projet, elle s’est mise à évoquer sa passion pour les mangas.

Réparation par le travail

A Montreuil (Seine-Saint-Denis), l’association AERI (Ateliers, expérience, redynamisation, insertion), dirigée par Catherine Rimbaud, une ancienne comédienne et metteure en scène, organise des stages intensifs de pratique artistique, à destination des personnes en grande souffrance, souvent en rupture avec la vie sociale. Pendant quatre mois, de 10 heures à 17 heures, cinq jours par semaine, elles sont une dizaine à suivre des ateliers de théâtre, d’écriture, d’arts plastiques, de musique ou de qi gong.

« Les personnes blessées ont un besoin vital de poésie, de couleur, de musique. On ne les a jamais vraiment vues. Le fait de les regarder, d’entrer dans une intimité avec elles, participe de leur réparation, commente Catherine Rimbaud. L’enjeu est aussi de placer haut la barre du travail demandé aux bénéficiaires. Ils sont tellement à la marge qu’on n’exige jamais rien d’eux, hormis envoyer leur déclaration de RSA à la bonne date. Ils sont touchés, c’est une marque de considération. Nous avons, par exemple, récemment monté la pièce Richard III. La langue de Shakespeare, la violence du texte est un merveilleux exutoire. » Nadine Gondon, éducatrice à la Cité-Myriam, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale de Montreuil, y a envoyé une vingtaine de personnes en dix ans. « Au foyer d’hébergement, un résident terrifiait les autres. Il piquait des colères épouvantables. En stage, Catherine Rimbaud les a fait crier. Pourtant, il ne parvenait pas à sortir le cri qui venait des tripes. C’était très important pour lui de réussir, c’était le hurlement de sa souffrance. J’en ai vu un autre, littéralement défoncé, se transformer au fur et à mesure. Il avait de moins en moins besoin de médicaments, parlait de plus en plus avec les autres hébergés, comme si quelque chose s’inscrivait dans son corps. Aujourd’hui, il retravaille, dans un établissement social d’aide par le travail », se réjouit-elle. Parfois, les personnes arrêtent en cours de route. « Cela touche quelque chose qui est trop difficile », constate Nadine Gondon, pour qui, pourtant, le pari vaut toujours la peine d’être tenté.

Pour Catherine Rimbaud, le processus opérerait d’autant mieux que les personnes n’ont aucune expérience artistique. « Ce qui fait effet, c’est l’inattendu. » D’ailleurs, précise-t-elle, les travailleurs sociaux, psychiatres ou psychologues qui orientent les candidats restent souvent très flous sur le contenu. « Savoir qu’il s’agit d’art leur ferait peur. Or ce qui compte, c’est la rencontre. Nous ne sommes ni des psy ni des éducateurs, cela ouvre quelque chose de nouveau », assure-t-elle. Elle ne part cependant pas à l’aveugle : chaque inscription est précédée par trois entretiens avec les personnes.

Mais de telles expériences supposent que les travailleurs sociaux acceptent de prendre des risques. Des risques liés notamment à l’attitude des artistes, qui ne sont pas formés à la relation d’aide. « Le sculpteur Fredj Cohen est capable de dire à un gamin turbulent “toi t’es trop nul” et de l’exclure du groupe. Nous, nous ne pourrions pas nous le permettre. Cela bouscule les jeunes, et nous rattrapons les coups », poursuit Daniel Chinaglia. De la même manière, lors de sa résidence à la PJJ, « Soazic Bruneau était parfois un peu trop frontale. Je sentais qu’elle s’agaçait quand les jeunes cherchaient comme d’habitude à esquiver. Un jour, elle a dit “tu n’as rien fait” à un jeune qui était déjà très fragile. Or c’était déjà un miracle qu’il ait tenu 30 minutes. Notre présence comme éducateurs est donc très importante », affirme Carole Bernard. « Sans l’accompagnement des éducateurs, cela aurait été impossible de présenter ma démarche et d’inviter les jeunes à y participer, confirme Soazic Bruneau. Les groupes où les éducateurs étaient les plus présents et les plus curieux ont pu expérimenter et mener la réflexion la plus intéressante. »

Faire un pas de côté

Il faut aussi que les intervenants sociaux acceptent les risques liés au fait de sortir de la relation éducative habituelle. « Passer des journées entières avec les mêmes jeunes à sculpter ensemble des légumes, gratter des cartons, scotcher des écrans, sans se parler, les accompagner voir une exposition, voyager en voiture, nous permet de tisser un lien humain, une confiance, qui serait impossible à obtenir avec les seuls entretiens éducatifs tous les 15 jours. Je me souviens de temps comme suspendus. Je n’ai jamais autant échangé avec eux sur l’amour, la mort, leurs projets d’avenir. L’art permet ce pas de côté », confie Carole Bernard, de l’UEMO de Saint-Omer. Et les effets se manifesteraient bien après. « Avec un jeune, agresseur sexuel, il a ensuite été possible de parler de son acte. J’étais moins frontale, ce que je ne me serais pas autorisée avant. J’ai aussi pu convaincre deux autres adolescents de venir avec moi au théâtre pour voir une pièce dure, qui entrait en résonance avec leur histoire. A la suite de cela, l’un d’eux a accepté de remettre son dentier. » Son service a commencé un travail, cette fois-ci, avec une comédienne. Enthousiaste, Carole Bernard en mesure déjà les répercussions : « Dans mes entretiens, je suis beaucoup plus attentive à ce que les émotions puissent s’exprimer, y compris celles de la famille ».

Des projets qui demandent un patient montage

De tels projets sont, selon les structures, parfois lourds à mettre en place.

Les professionnels n’ont pas toujours de temps à dégager. On ne fait pas rentrer n’importe quel matériel en milieu carcéral. A cela s’ajoutent le turn-over des bénéficiaires dans certaines structures, les lenteurs administratives pour obtenir les autorisations et les financements supplémentaires qu’exigent les projets. Si l’on peut envisager des interventions ponctuelles d’artistes à partir de quelques centaines d’euros, les projets plus longs, ou s’adressant à de nombreux bénéficiaires, nécessitent un montage important.

Chaque résidence d’artiste de deux mois à la PJJ du Nord-Pas-de-Calais coûte 15 000 €, 7 500 € étant versés par la DRAC et 3 250 € par chaque direction territoriale de la PJJ. Le projet « villages utopiques », à Strasbourg, représente un budget de 30 000 € sur deux ans, pris en charge par la DRAC, l’Etat, la ville, la Caisse des dépôts et consignations et le mécénat d’un forestier. L’association AERI (Ateliers, expérience, redynamisation, insertion) ne vit, également, que grâce aux subventions de l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, de la région, du département et de la préfecture de Seine-Saint-Denis, de la Ville de Paris, de Sidaction, de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, et de la Fondation de France.

« Nous avons dû réduire la voilure, car nous avions prévu initialement davantage d’heures d’intervention des artistes. Les financeurs ont tendance à renvoyer ce type de projets, souvent vus comme des animations socioculturelles, vers les budgets de la politique de la ville. Tout l’enjeu est de convaincre qu’il s’agit vraiment d’arts et que nous avons besoin des artistes, pas juste de médiateurs pour emmener les gens au musée », commente Daniel Chinaglia, directeur du centre social Camille-Claus, à Strasbourg.

Notes

(1) Entre la préfecture de région, la DRAC, la direction interrégionale de la PJJ et celle des services pénitentiaires. Cette convention est mise en œuvre par l’association de développement culturel Hors cadre.

(2) Précisément trois unités éducatives en milieu ouvert (UEMO) à Saint Omer, Calais et Boulogne-sur-Mer, deux unités éducatives de jour à Dunkerque et Calais, une unité d’hébergement diversifiée à Dunkerque, le centre éducatif renforcé d’Isbergues (associatif habilité PJJ) et le quartier « mineurs » du centre pénitentiaire de Longuenesse.

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