Recevoir la newsletter

Investir une nouvelle place

Article réservé aux abonnés

A La Canourgue, en Lozère, la Maison Sainte-Marie accueille des femmes dépendantes à l’alcool, parfois avec leurs enfants. L’accompagnement, non médico-centré et fondé sur la reprise de confiance, repose sur une approche systémique familiale.

Dans la salle commune, près de la cheminée, Mona G. tricote une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Sylvie S. surveille d’un œil son garçon, dans l’espace de jeux attenant. La démarche peu assurée, une femme arrive de l’extérieur : à la Maison Sainte-Marie, centre de soins de suite non mixte spécialisé dans l’accompagnement de femmes présentant une addiction à l’alcool(1), c’est le jour des admissions. La structure existe depuis 1997 à La Canourgue, petite commune de Lozère. Elle est née du regret de Laure Charpentier, fondatrice de l’association nationale SOS alcool femmes, de n’avoir pu trouver d’établissement postcure pouvant l’accueillir avec ses enfants, quand elle en aurait eu besoin. Localement, les frères Henri et Jacques Blanc, respectivement maire de la commune et médecin, engagés, concrétisent le projet. Comptant aujourd’hui 36 salariés (28 équivalents temps plein) pour une capacité de 34 lits, le lieu est géré par le centre communal d’action sociale. Son budget annuel est de 1,3 million d’euros.

Des femmes issues de toutes catégories sociales

Cette année, 136 femmes dépendantes à l’alcool ou à d’autres produits ont été accueillies dans cette structure, pour une durée d’environ huit semaines. Six places sont réservées à des enfants qui accompagnent leur mère. Issues de toutes les catégories socioprofessionnelles, les patientes ont majoritairement entre 40 et 49 ans et sont orientées par des médecins alcoologues ou des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Elles viennent pour moitié du Languedoc-Roussillon, pour moitié du reste de la France, et doivent toutes avoir accompli un sevrage médicamenteux afin de n’être plus physiquement dépendantes. « Normalement, elles viennent par choix, détaille Marie-Christine Blanc, directrice et assistante de service social de formation. Mais certaines subissent la pression de leur entourage. D’autres craignent que leur enfant soit placé. Tout l’enjeu est qu’elles retrouvent une motivation personnelle, sans quoi il y a peu de chances que leur démarche de soin aboutisse. » Quelle que soit leur motivation, leur engagement doit être sans réserve, car la prise en charge est complète : physique (médecine, sports, bien-être), psychologique (entretiens individuels, groupes de parole), sociale (démarches administratives, socialisation), créative (art-thérapie) et surtout familiale.

L’accueil des enfants est très souple, en continu ou seulement le week-end, selon le projet personnel que la femme établit avec l’équipe à son arrivée. Ils peuvent être scolarisés dans le village et sont pris en charge par le service « espace enfant » durant les activités de leur mère. La Maison Sainte-Marie n’accueille cependant pas d’enfants en trop grande souffrance ou présentant des pathologies, car elle n’a pas pour mission de les soigner. « La plupart du temps, les enfants sont simplement réactifs aux problèmes de leur mère », constate Alain Fouissac, pédopsychiatre, qui accompagne les patientes dans la relation mère-enfant depuis la création du centre. Pour autant, la présence des enfants peut se révéler déterminante : « L’enfant peut être un ticket d’entrée pour certaines mamans qui, sinon, ne viendraient pas. Sa présence permet de construire l’affiliation de la patiente avec l’équipe dans les temps de vie quotidienne, et il se révèle un bon baromètre de sa mère : tant qu’elle n’est pas en confiance, il peut être très pénible », détaille la directrice.

L’équipe veille justement à sortir l’enfant de cette fonction d’étayage constant de sa mère. A son arrivée au centre, il a besoin d’être rassuré : « On lui dit pourquoi sa maman est là, qu’il peut se tranquilliser car sa maman va être prise en charge, qu’il va pouvoir retrouver sa place d’enfant, énumère Alain Fouissac. On fait comprendre à la mère que dès lors qu’elle s’occupera de son problème, ils iront mieux tous les deux. » Lors d’activités parents-enfants et de gestes du quotidien, les monitrices-éducatrices de l’équipe peuvent guider les mères, en veillant à ne pas se substituer à elles. Souvent, ces femmes ont manqué dans leur enfance d’un exemple parental. « On spécifie bien aux patientes qu’on ne fait aucun rapport aux juges pour enfants, ajoute Marie-Christine Blanc. Car beaucoup craignent que leur enfant leur soit retiré. » Dans quelques rares cas, néanmoins, il est arrivé à l’équipe de faire un signalement d’enfant en danger.

Une approche par la systémie familiale

Ce matin, un groupe de femmes est réuni pour l’atelier obligatoire « entourage familial ». Souvent, les patientes présentent leur addiction comme étant liée à un problème de parentalité, de conjugalité ou de perte d’emploi. Mais l’équipe va les décaler de cette vision pour travailler sur ce qui s’est passé avant. « On ne peut pas se contenter de dire à celle qui boit qu’il faudrait qu’elle arrête, explique au groupe Laurent Buffière, chef du service éducatif, de formation moniteur-éducateur et formé à la thérapie familiale systémique. Ce n’est pas si simple. Une personne appartient à un système plus large. On est là pour réfléchir à la façon dont se sont construites vos relations familiales depuis que vous êtes enfants. » Le professionnel trace des sortes d’arbres généalogiques. Il interroge les participantes sur leurs parents et grands-parents, car il est fréquent qu’une dépendance à l’alcool traverse des générations. « Dans les autres centres, on n’entend parler que de l’alcool et de ses effets sur notre corps, intervient Maryline T. Ici, c’est la tête et le cœur qu’on travaille. Ils nous font chercher plus loin. »

Quatre membres de l’équipe ont été formés à la systémie familiale et ont transmis leur savoir, en interne, aux autres professionnels. « Notre discours est que l’alcool n’est pas le problème, mais la solution. Une solution que les femmes ont trouvé pour équilibrer un système familial défaillant ou soigner des traumatismes anciens », explique Marie-Christine Blanc. Dès les années 1950, le docteur Pierre Fouquet, père de l’alcoologie française, écrivait qu’on n’est jamais alcoolique tout seul, mais dans un système familial. La prise en charge systémique vise ainsi à montrer aux femmes que l’alcoolisme n’est pas leur problème à elles seules, mais qu’il génère trop de désagréments pour constituer une réelle solution. Très souvent, l’adulte dépendant à l’alcool a été un enfant trop choyé par ses parents, ou l’inverse. « 90 % des femmes que nous accueillons ici ont subi des violences, souvent sexuelles, pendant leur enfance, précise la directrice. Mais elles ne les ont jamais identifiées comme source de leur addiction. » Souvent, les femmes qui arrivent à la Maison Sainte-Marie disent vouloir retrouver leur vie d’avant l’alcool. « Mais si celle-ci était si idyllique, elles ne se seraient pas alcoolisées, nuance Alain Fouissac. Leur travail, c’est de creuser cette désillusion, de découvrir leur histoire, de faire des liens entre leur passé et leur présent, pour devenir plus actrices de leur vie. »

Lors de l’atelier, une femme lâche : « Hors de question que j’aille chez mes parents à Noël. Ils ne veulent pas supprimer l’alcool. Mon père ne pourrait pas supporter ! » « Vos parents, peut-on imaginer les rencontrer ? », reprend Laurent Buffière. Le centre propose en effet à celles qui le souhaitent d’inviter des membres de leur entourage pour des entretiens familiaux. Ce qui n’est pas facile à accepter. « Spontanément, dans une posture de protection de leur famille d’origine, les femmes préfèrent s’accuser de tous les maux plutôt que d’entendre la coresponsabilité de leur entourage », observe le chef de service éducatif. La patiente est souvent soumise à une injonction paradoxale de la part de son entourage : il faut qu’elle arrête de boire, mais pas qu’elle change. Or, si elle arrête de boire, elle va nécessairement bousculer le système qui l’entoure. « Nous leur expliquons qu’en tant que soignants nous ne sommes pas grand-chose si nous n’avons pas d’alliés dans leur entourage, raconte Laurent Buffière. Si elles investissent une nouvelle place dans un système familial qui n’est pas prêt à les voir évoluer, tout sera bancal. » Ces entretiens familiaux ne visent ni à accuser les proches, ni à obtenir réparation du préjudice. « On parle franchement pour donner à la famille une vision plus circulaire du dysfonctionnement familial : l’authenticité est toujours bénéfique, poursuit le chef de service. Mais dans l’intérêt de la patiente, on leur propose de trouver une solution avec eux et on les pousse à s’approprier notre travail. » Et que sa famille reconnaisse ses torts ou pas, la compréhension des enjeux relationnels par la patiente peut suffire à l’apaiser.

Redonner un rythme de vie et l’estime de soi

Le programme des autres activités proposées aux femmes est aussi fourni que conçu avec soin : sports, espace bien-être, échange de savoirs, art-thérapie… Certaines sont obligatoires, afin de tirer le maximum du séjour, d’autres sont facultatives. « Dans cette prise en charge complète, il y a forcément un endroit où les femmes peuvent s’épanouir », souligne Corinne Boulet, art-thérapeute. Des temps libres leur permettent de garder l’esprit disponible pour un travail approfondi sur elles-mêmes, le but des ateliers étant de redonner un rythme de vie à des femmes souvent désocialisées, et de restaurer leur estime de soi. « La société a un regard très culpabilisant sur l’addiction au féminin, regrette Anne Golliard, assistante de service social de la structure. Elles ont entendu qu’elles étaient mauvaises, pas efficientes. Elles ont déjà connu tellement d’échecs qu’elles ont besoin d’êtres rassurées sur leurs capacités pour agir. »

Dans l’atelier d’arts plastiques, plusieurs femmes confectionnent chacune un patchwork. Elles se détendent et y prennent du plaisir. « L’art créatif va les canaliser et leur permettre d’obtenir un résultat rapide pour une reprise de confiance, détaille Stéphanie Privat, aide-soignante et art-thérapeute. Le respect des étapes leur fait prendre conscience qu’elles sont capables de mener un projet jusqu’à son terme, comme dans le soin. » Même si certaines étapes nécessitent du temps. « Elles s’expriment et font des choix », complète Corinne Boulet. A l’étage du dessous, Delphine Roche, intervenante sportive, encourage un groupe de patientes à réaliser quelques étirements. Du fait de l’addiction, de l’immobilité et de la compensation par le biais du tabac, beaucoup sont physiquement mal en point. « Souvent, elles sont comme dissociées de leur corps, témoigne Delphine Roche. Des activités douces leur permettent de retrouver le goût de se déplacer et de prendre soin de leur corps. Ici, elles dédramatisent l’échec, vont à leur rythme et ne parlent pas de leurs soucis : c’est un lieu de respiration. »

Dans l’espace « bien-être », il s’agit aussi de se réconcilier avec son corps, au moyen de soins du visage, de massages ou d’ateliers collectifs d’échange de savoirs. « Les patientes ont été invalidées au point qu’elles rejettent leur corps, comme si elle ne méritaient pas de renvoyer quelque chose de positif autour d’elles, observe Marlène Clavel, coiffeuse et animatrice du lieu. Ici, il ne s’agit pas de faire des soins spectaculaires, mais de réamorcer l’envie des femmes de s’occuper d’elles et de s’autoriser un moment de plaisir. Dans notre gestuelle, il faut faire très attention, car tout peut réveiller des souvenirs de violence enfouis. Beaucoup viennent avec l’idée de ressembler à leurs photos d’avant. On discute et travaille pour qu’elles trouvent plutôt leur identité à travers ce qu’elles évacuent et ce qu’elles veulent devenir. »

L’addiction dégradant la situation sociale des personnes qui en souffrent, celles-ci sont également accompagnées par l’assistante sociale pour l’ouverture de leurs droits, le montage des dossiers de surendettement, les demandes d’hébergement à la sortie ou la gestion d’une rupture conjugale. « Je fais beaucoup de travail en réseau avec leurs travailleurs sociaux d’origine, explique Anne Golliard. Je travaille les relais pour leur sortie et le lien avec les éducateurs des enfants, quand il y a une mesure. Je peux apporter à ceux-ci une vision différente de ces femmes. » Par ailleurs, des monitrices-éducatrices accompagnent leur vie quotidienne : repas, découverte du village, fêtes d’arrivée et ateliers de préparation au départ.

Un suivi non médico-centré

Pour Philip Fabre, médecin coordinateur au CSAPA de Nîmes, cette prise en charge globale se révèle très intéressante : « C’est parfait pour les femmes qui ont une vision dégradée d’elles-mêmes et ont besoin de renarcissisation. La non-mixité est pertinente, car souvent, dans d’autres structures, la séduction vient perturber l’attachement aux soins. En outre, le suivi n’est pas médico-centré. L’équipe évite ainsi l’infantilisation de la patiente via le soin, qui est indispensable mais pas prioritaire. Tous les centres devraient pratiquer cette approche systémique. »

L’ensemble de l’équipe se retrouve chaque jour pour un court briefing, afin d’être la plus réactive possible. Tous apprécient les perceptions différentes et les débats riches que permet leur pluridisciplinarité. « On a construit un travail d’équipe à un degré de confiance tel que l’on peut s’appuyer sur les collègues et parler sincèrement des situations sans être jugé ni sur son travail, ni sur son ressenti », se félicite Laurent Buffière. Ce qui permet de maintenir un cadre cohérent pour les patientes, plus que nécessaire, car la cohabitation de 29 femmes en souffrance sous le même toit, sans compter les enfants, nécessite beaucoup de régulations.

En ce qui concerne l’alcool, la règle est stricte. La veille au soir, une femme s’est alcoolisée, elle doit donc quitter l’établissement. La Maison Sainte-Marie considère l’abstinence comme un moyen : « Si les patientes boivent, on ne peut plus faire notre travail car on fait face à plus fort que nous, l’alcool, qui empêche le travail d’élaboration et d’analyse », justifie Alain Fouissac. Mais l’interdit n’est pas non plus une finalité en soi. « Au départ, on était très affectés par les réalcoolisations, se souvient Marie-Christine Blanc. On voyait pleurer ces femmes qui avaient gâché leur dernière chance. On les reprenait après trois jours symboliques de sevrage à l’hôpital et elles se réalcoolisaient. On n’avait pas compris. » Désormais, l’équipe entend que la réalcoolisation est un message que les femmes ne peuvent plus continuer leur démarche à ce moment-là. « On leur renvoie des choses moins dramatiques : on leur dit de s’écouter, qu’elles ont encore besoin de l’étayage de l’alcool mais que ce n’est pas grave. Elles pourront revenir pour poursuivre le travail. » Le centre peut accueillir ses pensionnaires jusqu’à cinq fois, le temps qu’elles cheminent et qu’elles se confrontent à leur entourage. Philip Fabre pondère : « L’idéal serait deux passages seulement, et c’est aux services prescripteurs, comme les CSAPA, d’en décider. » Carole R. en est à son troisième séjour : « C’est le temps qu’il m’a fallu pour comprendre que le travail, c’est moi qui devais le faire. Evidemment, il y a des choses que j’avais envie de laisser dans les tiroirs. C’est étonnant comment, ici, on aborde les points sensibles, on met des mots sur ce qui nous fait mal. Ça n’a pas plu à ma famille. Mais ici, je me suis sentie entendue et comprise. Ça ne m’était jamais arrivé. »

En toutes circonstances, l’équipe de la Maison Sainte-Marie s’attache à observer les patientes, à leur laisser du temps, à leur demander d’exprimer clairement leurs attentes, sans préjuger de leurs besoins. « En tant que professionnelle, la plus grande difficulté est d’arriver à accorder là où est la patiente, là où elle aimerait être, là où j’aimerais qu’elle soit et là où je pense qu’elle est », résume Audrey Pradal, psychologue. De même l’assistante sociale s’empêche formellement d’essayer de résoudre une situation sociale compliquée si elle sent que la femme n’y est pas prête : « Faire à sa place serait lui permettre de tout faire rater. » L’équipe ne veut pas reproduire dans l’accompagnement ce qui pourrait être à l’origine de l’alcoolisation : la discordance entre ce qui est attendu et ce qui est trouvé. D’où l’accent porté par les professionnels sur l’écoute. « La non-mixité permet de libérer la parole, notamment sur les violences vécues, considère Laurent Buffière. Et la systémie ouvre le champ de ce que l’on est capable d’entendre. On n’accueille pas les patientes à leur place d’alcooliques, mais de femmes. Cette chaleur humaine, c’est presque ce qu’il y a de plus efficient dans la prise en charge. »

Notes

(1) Maison Sainte-Marie : place du Pré-Commun – 48500 La Canourgue – Tél. 04 66 42 56 56 – maison.saintemarie@wanadoo.fr.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur