Le problème principal réside dans le manque de données. Pendant longtemps, on a utilisé des enquêtes réalisées uniquement au niveau national pour observer les grands déterminants de la mobilité sociale : l’éducation des parents, l’origine sociale, la taille de la famille, etc. La plupart des études sur la mobilité sociale en France s’intéressaient au système éducatif en général et aux grands facteurs socio-économiques, censés s’appliquer de façon identique en tous lieux, car on ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour comparer les régions ou les départements entre eux. Le facteur géographique a donc été nettement sous-estimé.
Je souhaitais montrer au grand public que les chances de réussite sociale sont liées à des facteurs locaux, propres à chaque région. Concrètement, il s’agissait de comparer la situation d’individus ou de familles des classes populaires entre eux. Je me suis inspiré d’une enquête des chercheurs américains Chetty et Hendren qui, grâce à l’accès à une base fiscale, ont montré qu’aux Etats-Unis, à revenu des parents donné, les gens ont des chances de réussite sociale très hétérogènes selon le lieu où ils ont grandi. En France, la plupart des enquêtes sur la mobilité sociale comparent les individus de groupes sociaux différents : ouvriers, employés, professions intermédiaires, cadres supérieurs… Mais les chercheurs n’ont pas l’habitude de travailler sur un seul groupe social en comparant, par exemple, une famille ouvrière de Picardie avec une autre des Bouches-du-Rhône.
On retombe sur la question du manque de données. J’ai utilisé pour cette recherche vingt-cinq années d’enquêtes Emploi, avec environ 60 000 personnes interrogées chaque année. Ce qui permet d’obtenir des échantillons d’environ 100 000 individus par génération. Il est assez simple d’observer dans ces échantillons les enfants des classes populaires, car ceux-ci sont répartis sur l’ensemble du territoire et représentent des effectifs importants. Les enfants de cadres, en revanche, étaient beaucoup moins nombreux il y a vingt-cinq ans qu’aujourd’hui et restent concentrés dans certaines régions. Un quart des cadres habitent en Ile-de-France. A l’inverse, dans les deux tiers des départements, ils sont très peu nombreux.
Il existe un écart du simple au double selon les départements. Les trois régions où la mobilité sociale est la plus forte sont l’Ile-de-France – de très loin – suivie par la Bretagne et Midi-Pyrénées. L’Aquitaine et Rhône-Alpes s’en sortent également plutôt bien et PACA est dans la moyenne supérieure. Le Nord, en revanche, est peu favorable à l’ascension sociale. C’est le cas également de la Picardie et d’un ensemble de régions plutôt agricoles qui vont du Limousin au Poitou-Charentes. Des régions rurales peu développées qu’on oublie trop souvent.
L’accès à l’enseignement supérieur, et à l’éducation en général, est absolument déterminant. Le problème n’est pas tant la faiblesse de l’offre en matière d’enseignement supérieur que ce qui se passe en amont : la réussite dans le primaire et celle au bac… Certaines régions disposent de moins de ressources pour lutter contre le décrochage scolaire. En outre, elles orientent structurellement les jeunes des classes populaires vers des filières qui amènent moins souvent vers l’enseignement supérieur. On peut penser aussi que les aspects culturels, historiques et d’environnement local jouent un grand rôle dans la moindre orientation des jeunes des milieux populaires vers l’enseignement supérieur. Si l’on prend l’exemple de la Picardie, qui compte beaucoup d’enfants d’ouvriers et d’employés, on n’a pas pris l’habitude de les envoyer vers l’université. D’autant que la région dispose de nombreux établissements d’enseignement professionnel. Cela pèse forcément sur les décisions des familles, et du système éducatif dans son ensemble. A l’inverse, en Ile-de-France, où l’on trouve beaucoup de lycées performants et un grand nombre d’établissements d’enseignement supérieur, les familles et le corps enseignant vont plus volontiers envoyer les enfants vers des filières longues.
Les régions dont les enfants d’ouvriers ou d’employés ne réussissent pas très bien sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans. La région Picardie, qui était dernière du classement pour la première génération étudiée, l’est encore pour la suivante. On aurait pourtant pu penser qu’elle aurait bénéficié de la proximité de l’Ile-de-France dans un contexte de massification d’accès à l’enseignement supérieur. Mais l’inertie est extrêmement forte. En revanche, si les écarts entre régions se sont maintenus, l’ascenseur social a globalement augmenté en niveau absolu depuis vingt-cinq ans. Le taux de mobilité ascendante est passé de 25 à 33 % d’une génération à l’autre. On compte plus de diplômés du supérieur parmi les enfants des classes populaires, et davantage d’entre eux occupent des positions qualifiées. Cela s’explique par le fait que ces postes ont pris plus d’importance au sein de la société française, avec une économie plus développée qu’en 1990 ou en 1970.
Bien sûr, il faut veiller à ne pas renforcer la fracture entre les différents territoires. Mais si l’on s’achemine vers une économie portée par des métropoles dynamiques concentrant les populations qualifiées, il faut que cela profite aussi aux enfants des classes populaires. Autrement, les gains liés au fait d’habiter dans les métropoles vont être accaparés par les seuls enfants des familles favorisées. Or ces régions dynamiques ont tendance à se vider des familles populaires, qui habitent de plus en plus dans des villes moyennes et des régions rurales ou en voie de désindustrialisation. Il faut savoir que, en 1968, Paris représentait 5 % de la classe ouvrière française. Et parmi les enfants nés dans ce milieu, un sur deux a profité d’une mobilité ascendante. Aujourd’hui, les ouvriers et employés ont quasiment déserté la capitale. Tous les effets positifs liés à la présence d’ouvriers dans les grandes métropoles et qui créaient beaucoup de mobilité ascendante il y a une quarantaine d’années risquent de ne plus profiter aux enfants des classes populaires.
Malheureusement, les enseignants et les personnels administratifs tendent à réfléchir au niveau académique. Par exemple, le logiciel APB, utilisé par les bacheliers pour formuler leurs vœux d’orientation après le bac, incite les jeunes à poursuivre leurs études dans l’académie où ils ont obtenu le bac. Tant mieux pour ceux qui ont été diplômés en Ile-de-France, mais dans d’autres régions, ce n’est pas la bonne solution. Je préconise donc de fusionner les académies à l’intérieur de ces grandes régions et aussi de coordonner les trois académies d’Ile-de-France avec celles de Picardie et du Nord en développant les programmes de coopération pour l’accès au supérieur.
En effet. En l’état actuel, la plupart des régions aident déjà les enfants de familles modestes – comme la Picardie, qui finance à 100 % leurs transports. Mais si l’on veut développer les coopérations entre académies, il faut revoir la politique des bourses afin de favoriser certains territoires en revalorisant leur montant, et même fortement dans certaines régions. Une autre solution consisterait à étendre le système des places réservées aux 10 % de meilleurs bacheliers de chaque lycée, qui existe déjà depuis la rentrée 2014 dans les classes préparatoires. Cela n’engendre pas nécessairement un coût important pour les dépenses publiques. Il faut simplement obliger les établissements élitistes à ouvrir leur recrutement.
L’économiste Clément Dherbécourt est expert à France stratégie sur les questions d’inégalités, de mobilité sociale et de transmissions intergénérationnelles. Il est l’auteur de la note d’analyse « La géographie de l’ascension sociale » (France Stratégie, 2015, disponible sur